Depuis presque trente ans, militants et associations LGBTQI se battent pour l’ouverture d’un centre d’archives géré par la communauté auprès de l’Etat et de la Mairie de Paris. Si le dossier va et vient dans les mains des maires et des adjoints de la ville chaque demi-décennie au gré des ambitions et des échéances électorales, une conférence de presse tenue ce lundi par le collectif Archives LGBTQI interpelle frontalement la mairie de Paris et rend visible une nouvelle force communautaire bien décidée à faire exister sa mémoire - selon ses propres termes.
Promesses de campagnes
Un jour, les rebondissements politiques des vingt dernières années autour de la constitution d’un centre d’archives LGBTQI mériteront d’être archivés car ce qu’ils révèlent, côté politique, des histoires de dominations, d’inimitiés, de rares complicités et, côté institutions, d’une conception patrimoniale à rebours des préoccupations des communautés concernées, est assez passionnant. En témoigne le refus avec éclat, rendu public ce lundi par le collectif Archives LGBTQI, de répondre à l’appel à projet pour la création d’un centre lancé courant avril par la Mairie de Paris.
Les propositions faites aux candidats étaient les suivantes : mise à disposition de l’ancienne galerie des Bibliothèques de la ville de Paris, soit 500 mètres carrés situés rue Mahler dans le 4ème arrondissement, une première dotation de fonctionnement annuel de 100.000 euros, et l’octroi des tâches de collecte, de traitement et de valorisation des archives. La conservation et la communication revenaient, quant à elles, aux institutions publiques partenaires, c’est-à-dire aux Archives Nationales, très engagées dans l’architecture de l’appel à projet par ailleurs. Si pour un néophyte du langage archivistique, ces propositions pouvaient sembler satisfaisantes, elles firent l’effet d’une douche froide à la grande majorité des membres du collectif créé en 2017 après la sortie du film « 120 battements par minute ». Composé d’associations comme SOS Homophobie, le Centre LGBTQ Paris, Médusa, Act-Up Paris, Fières ou l’InterLGBT mais aussi de nombreux professionnels de l’archive, des historiens, chercheurs, des collectionneurs et des militants, le collectif avait engagé dès sa création, de vives discussions avec la mairie de Paris qui avaient abouti à de nombreux engagements, des locaux situés dans les bâtiments de la mairie du 4ème, des financements plus importants et la possibilité d’une gestion associative du centre incluant la conservation des archives sur le lieu-dit.
Or aujourd’hui, les contours de l’appel à projet sont loin de répondre à ce que le collectif s’était vu promettre par l’ancien premier adjoint Bruno Julliard et par la maire elle-même Anne Hidalgo en 2017. Contacté par téléphone, l’adjoint démissionnaire juge ce revirement de la mairie et l’appel à projet « très regrettable » : « Le principe même d’un appel à projet est de permettre une mise en concurrence afin d’éviter que l’ensemble des mouvements communautaires se rassemblent ». Il déplore également le manque de confiance des adjoints actuels vis-à-vis du collectif : « Le collectif Archives LGBTQI a fait un travail conséquent d’un point de vue de fond, je le dis d’autant plus que je n’ai aucune amitié personnelle là-dedans. Ils avaient réussi à me convaincre. Le collectif rassemble une large majorité des associations et des mouvements communautaires et ils sont les plus à même de gérer ce futur centre d’archives. »
Segmenter pour mieux dominer
Pour le collectif, cet appel à projet est « ridicule et insultant », explique Sam Bourcier, sociologue activement engagé dans la création du centre. « Nous avons été désignés par Bruno Julliard comme porteur du projet il y a deux ans. Et maintenant cet appel. On ne peut pas répondre à un appel d’offre qui ne nous permet pas de faire un centre communautaire ». Quant au 100.000 euros de financement annuel, il s’agit d’une somme équivalente, d’après le dossier de presse envoyé ce lundi aux journalistes, à celle « allouée par la mairie du temps de Bertrand Delanoé et dépensée en 2003 par le CADHP (Centre d’Archives et de Documentation Homosexuelles de Paris) pour sa préfiguration. Par comparaison, le centre d’archives de San Francisco dispose d’un budget annuel de plus de 1 million de dollars dans lequel la mairie participe à hauteur de 30%. »
Autre problème majeur dénoncé par le collectif, le dispositif partenarial de l’appel à projet qui renverrait les taches de conservation et de communication aux institutions publiques comme les Archives Nationales ou de la ville de Paris. Cette répartition prive le collectif de la gestion de ses propres archives mais également de la création d’une salle de consultation ouverte à la communauté au coeur d’un centre d’archives communautaire. Renvoyant les associations et militants à un travail bénévole prédéfini, l’appel à projet condamnerait alors le futur centre à devenir ce que le collectif qualifie de « futur centre de tri » avant transfert (et dépossession) vers les institutions concernées. Contactées par mail mais indisponibles pour répondre à nos questions, les Archives Nationales et de la ville profiteraient évidemment de cette segmentation de la chaîne patrimoniale.
Les 500 mètres carrés de la rue Mahler seraient pour elles un premier espace de collecte et de traitement effectué par des petites mains associatives bénévoles ainsi qu’une vitrine en fin de parcours valorisante pour toutes les institutions concernées. Pour Emmanuel Grégoire, nouveau premier adjoint d’Anne Hidalgo en charge du dossier depuis le départ de Bruno Julliard, cette répartition des tâches a plusieurs raisons : « Nous ne sommes pas pour l’hébergement physique des archives pour deux raisons. La première est que nous n’avons pas de lieux spécifiques en capacité d’accueillir toutes les archives et ensuite parce que nous souhaitons avec l’Etat et la DILCRAH qu’elles soient gérées par des archives publiques. C’est conforme à la tradition française. Si la mémoire LGBTQI doit être à la main des associations LGBTQI, nous considérons en revanche que les pouvoirs publics ont une maturité qui en font un rempart et une protection pour la pérennité et conservation des archives. »
Le patrimoine français, la mort de l’archive communautaire ?
Une vision contre laquelle le collectif souhaite se battre coûte que coûte : « Le problème du patrimoine français est sa rigidité. On est dans un principe de conservation restrictive. Moins tu as accès à une archive et plus longtemps elle sera conservée », analyse Renaud Chantraine, doctorant en ethnologie sur les manières de « faire patrimoine » des minorités LGBTQI à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et au Mucem de Marseille. « Par ailleurs, quand un objet entre dans une collection muséale, il est complètement décontextualisé de l’endroit et de la communauté qui l’a produite, la lutte qui l’a servie est complètement effacée et la communauté ne peut quasiment plus avoir accès à cet objet. Il est aujourd’hui difficile de consulter un objet au Mucem : il faut prendre rendez un mois en avance, justifier sa demande, c’est un formalisme très lourd. »
La question d’intégrer des archives communautaires au dispositif de conservation institutionnel constitue un autre problème de taille : la lutte pour la conservation de toutes les mémoires, quelle que soit leur forme, y compris celles des individus, des petites associations et des groupes plus informels. « Avec cet appel d’offres, on veut nous faire confier à l’État la construction de la mémoire LGBTQI. Mais une telle démarche ne ferait que reproduire la violence administrative qui a déjà systématiquement effacé le souvenir de notre passé. C’est plutôt à l’État de nous fournir les ressources nécessaire pour réparer notre expulsion de l’histoire, de nous aider à reconstituer notre mémoire, mais pas de dominer ou de diriger le processus », considère Gerard Koskovich, historien américain, membre du collectif et co-fondateur en 1985 du centre d’archives GLBT à San Francisco. Il développe :
« Nous voulons sauvegarder le détail de nos vies ordinaires. Par exemple, les albums de photo d’une lesbienne âgée qui habite un petit village en région. D’après les idées figées de "patrimoine" typiquement tenues par des fonctionnaires des archives nationales et régionales, un tas de photos de la vie d’une personne lambda ne vaut pas grand chose. Pour nous, en revanche, de tels documents sont un témoignage précieux de notre histoire oubliée. A une réunion de la mairie de Paris, il y a deux ans, j’ai posé cette question à l’un des responsables des archives de Paris mais il n’a pas su me répondre. L’album de photos de notre lesbienne âgée ne répondait évidemment pas à ses critères d’importance historique. C’était clair que si nous faisons confiance à l’État pour conserver les traces rares, éphémères et irremplaçables de nos vies, elles risquent encore une fois de finir à la poubelle. »
Alors si, du côté de la mairie, on souhaiterait que les associations puissent « dépolitiser le sujet », une tel espoir fait sourire tant la lutte pour l’autonomie défendue par le collectif est éminemment politique dans le paysage actuel. Au-delà d’une simple opposition institutions/militants, la décision du collectif de refuser de participer aux mécanismes de relégation de sa mémoire collective au placard défini par les institutions publiques est signifiante. Elle sonne autant comme une critique de la logique patrimoniale française qu’une demande légitime de faire exister une mémoire vive selon ses propres conditions.
Un centre d’archives vivantes
Alors que faire pour sortir de cet éternel recommencement à l’œuvre depuis plus de vingt ans ? La vision et le dynamisme du collectif Archives LGBTQI constitue en cela une force nouvelle. Revendiquant un autre modèle d’archivage en lien avec les donateurs et donatrices, il souhaite défendre une culture de « l’archive vivante », « moderne et participative » nourrie « des expériences et de solutions éprouvées par les centre d’archives existants » par exemple à San Francisco, Berlin ou Amsterdam. Fort de sa connaissance des autres centres à l’international, Gerard Koskovich constate le succès du modèle de l’autogestion : « Il forme l’un des fondements principaux de la production de connaissances historiques des vies, de la culture et des mouvements LGBTQI. Chez nous, à San Francisco, on a utilisé nos fonds pour faire des recherches pour presque 250 livres et 70 thèses de doctorat, ainsi que pour des films, des expositions, des pièces de théâtre, des centaines d’articles et même des textes de propositions de loi. »
Ce modèle n’exclut pas « les formes de partenariat et de collaboration avec les institutions et les pouvoirs publics », explique Renaud Chantraine, mais « il laisse aux communautés LGBTQI le soin de s’occuper et de préserver leur propre patrimoine. Le centre d’archives LGBT, c’est de pouvoir rassembler dans un même endroit un ensemble de supports selon des critères propres à la communauté pour les étudier, les valoriser et déclencher une dynamique mémorielle active, d’archives vivantes, de transmission, d’innovation, toute une pensée spécifique ou queer de l’archive ». Dans les faits, le collectif est déjà engagé dans un travail d’archivage oral, de sensibilisation de la communauté par l’organisation d’échanges réguliers autour des luttes LGTBQI et annonce ce lundi un projet de podcasts et d’une chaine youtube.
Questionné sur la volonté de maintenir le dialogue avec la ville, ce dernier reste ouvert mais concède être resté enfermé trop longtemps dans un face-à-face déséquilibré avec la ville de Paris. Il annonce vouloir diversifier sa prospection de financements publics et privés afin d’identifier un lieu d’installation plus en cohérence avec ses ambitions et de déployer le centre en deux temps : une phase initiale sur une surface de 500 mètres carrés avec un budget cinq fois supérieur aux propositions actuelles afin d’accueillir les premiers fonds puis une phase de développement à l’horizon 2022 avec un doublement de la surface et du budget. A la mairie de Paris, on se dit encore déterminé à faire aboutir le projet à l’aube des municipales. Reste à savoir dans quelles mesures la reconnaissance du modèle porté par le collectif parviendra à en modifier le contenu.