Samedi prochain, le 26 mai, deux événements vont s’enchevêtrer : l’inédite "marée populaire" contre la politique Macron et la traditionnelle "montée au Mur des Fédérés". La coïncidence, bien sûr, n’en est pas une. Dans tous les cas, la même question est posée : qu’est-ce qui permet au peuple de faire mouvement ?
Pendant longtemps, la Commune a été vilipendée au pire, ignorée au mieux. Le silence ou le crachat… Nous n’en sommes plus là et la Commune de Paris revient peu à peu sur le devant de la scène. Nuit debout s’y référait il y a peu, l’Université de Tolbiac se veut "Commune libre" et c’est le 18 mars 2016, jour anniversaire du déclenchement de la Commune en 1871, que Jean-Luc Mélenchon, saluant la Commune, a amorcé la remarquable progression que l’on sait, dans une opinion de gauche jusqu’alors désarçonnée. La Commune devient si "tendance" qu’une marque de vêtements chics du Marais a décidé de faire, de la référence directe à la Commune de Paris, l’enseigne qui est une part de son succès. Plus important encore, le 29 novembre 2016, l’Assemblée nationale a voté une résolution proclamant l’amnistie des combattants de la Commune condamnés pendant et après l’atroce Semaine sanglante – en 1880, ils avaient été seulement graciés : la peine était effacée, mais pas la condamnation.
Comment s’étonner de ce regain ?
La Commune est, depuis bientôt cent-cinquante ans un trésor de mots et d’idées, une réserve de signes et d’espérance pour le mouvement ouvrier et pour la gauche, en tout cas une bonne partie d’entre elle. Se retrouver devant le Mur des Fédérés, où moururent certains des derniers combattants de la Commune, c’était et c’est toujours dire que l’on s’inscrit dans une trace de lutte et de projection collective dans l’avenir.
Aujourd’hui, la Commune intéresse au-delà de cet espace classique. Pourquoi ? Sûrement parce que sa brièveté en fit un concentré de révolution, comme une épure et un idéal type : une pulsion populaire, des discours flamboyants, des proclamations enflammées, de la passion, un désordre joyeux, des actes et des rêves. Sans doute aussi parce que son martyre la laissa comme dans un écrin, sans que l’on sache ce qu’il fût advenu d’elle, si elle s’était installée dans la durée. La Commune, c’est le flamboiement d’Octobre 17 sans le stalinisme, l’élan de 1789-1793 sans la guillotine, l’ébranlement de la révolution chinoise sans les monstruosités de la "Révolution culturelle".
La révolution des gens ordinaires
Et puis la Commune, ce fut le soulèvement de Parisiens ordinaires, de sans-droits et de sans-voix ignorés, dressés contre l’inacceptable, alors même que des troupes étrangères étaient à leur porte, alors qu’ils avaient souffert pendant de longs mois d’un siège cruel et d’un isolement total. Mouvement spontané ? Se contenter de dire cela serait faire fi du courage de ceux qui, militants ouvriers et républicains, se battirent courageusement avant 1871 contre l’ordre bonapartiste et la discipline usinière et, ce faisant, entretinrent les braises de la révolte et de la liberté. Mais les petites gens de Paris se levèrent, au petit matin d’un 18 mars, sans que le mot d’ordre ait été lancé de le faire. Or en s’engageant, les catégories populaires se sont constituées en peuple politique et, pendant soixante-douze jours, ils ont décidé de se considérer comme un "souverain".
J’ajouterai que la Commune plaît d’autant plus que, d’une certaine façon, "la" Commune au singulier n’existe pas. Ce fut un incroyable creuset où, dans l’ardeur, l’inquiétude et l’enthousiasme mêlées, se mêlèrent les expériences, les pratiques, les cultures, les idées et les courants. Bien sûr, au grand marché des symboles et des valeurs, chacun a voulu y trouver plus ce qu’il y cherchait. Les "marxistes" y ont vu le modèle de la "dictature du prolétariat" qui libérerait les prolétaires et la société toute entière des chaînes du travail contraint et de l’argent-roi. Les "libertaires", héritiers de Proudhon et de Bakounine, y ont perçu l’amorce de la cité libre, sans État et sans capital. Les uns conclurent des malheurs de la Commune qu’elle avait manqué d’une organisation centralisée et d’une avant-garde consciente. Les autres critiquèrent au contraire une centralisation du "sommet" trop jacobine, blanquiste ou marxiste.
La lecture des premiers domina le mouvement ouvrier français, au fur et à mesure que s’imposèrent le socialisme au XIXe siècle, puis le communisme au XXe siècle. Aujourd’hui, après l’effondrement du soviétisme et la crise de la social-démocratie européenne, la lecture libertaire a le vent en poupe. Sans doute est-il concevable, dans les péripéties de l’œuvre communarde, que chacun privilégie ce qu’il aime et ce qu’il attend de la lutte politique et sociale. Mais, même si l’on choisit, il est tout aussi nécessaire de concevoir que la première richesse de la Commune fut sa diversité, ferment de sa liberté. La Commune fut tout autant blanquiste que proudhonienne, marxiste que bakouniniste, républicaine qu’internationaliste. Elle ne fut pas sociale, ou politique, ou sérieuse ou festive ; elle ne fut pas combattante ou rêveuse, ivre de discours ou enracinée dans la quotidienneté : elle fut tout cela en même temps. C’est ce qui lui donne son cachet, son originalité, en même temps que sa jeunesse et son pouvoir persistant d’attraction.
La Commune comme modèle démocratique et social
La Commune innova beaucoup, en matière de droit social, de gestion ouvrière, d’égalité homme-femme – sauf, signe des temps, en ce qui concerne le droit de vote –, d’éducation gratuite et laïque, ouverte à toutes et à tous, d’art mis à la disposition des plus humbles, et tant d’autres choses. Elle chercha à améliorer la représentation – par le principe de révocation -, elle s’ouvrit vers une démocratie plus directe et plus sociale. Elle politisa la vie publique, comme cela ne s’était plus fait depuis la Révolution. Elle fit de la citoyenneté une pratique et une base du lien social.
Elle vaut donc d’être commémorée. Et il est bon que cela se fasse au moment même où, peut-être, apparaît l’amorce d’un mouvement plus global qu’il ne l’a été jusqu’à présent. Ce n’est pas qu’il n’y a pas eu jusqu’alors du mouvement, ou plutôt des mouvements, plus ou moins forts, plus ou moins rassembleurs. Mais, aucun n’a atteint l’ampleur nécessaire qui en fait un mouvement "total", à la fois social et politique. Or, puisque nous célébrons aussi le cinquantenaire de mai-juin 1968, comment ne pas se rappeler que le plus vaste mouvement social de l’histoire française déboucha cette année-là sur une incroyable défaite politique de la gauche et des formations issues du mouvement ouvrier ? Quand social et politique ne s’adossent pas l’un à l’autre, ils restent infirmes. En luttant pour leurs droits, les catégories populaires deviennent une multitude et pèsent pour obtenir des acquis ; mais sans raccord avec de la rupture politique dans l’ordre dominant, les acquis demeurent limités et les conquêtes fragiles. Et, en sens inverse, toute construction politique qui reste dans le champ institutionnel, qui ne s’appuie pas sur la lutte collective, risque l’enfermement sur soi-même et, à l’arrivée, la désillusion et les douteuses aventures.
Chercher à être fidèle à l’esprit des communards
C’est aussi en cela que la Commune est un réservoir de combativité. Ne nous y trompons pas : elle ne nous donne aucune leçon ; elle ne se répète pas ; elle ne se copie pas. Elle nous dit seulement qu’il n’y a pas d’avancée humaine sans esprit de rupture avec l’ordre des exploitations et des dominations. Qu’il n’y a pas d’émancipation pensable, si l’on ne travaille pas en même temps à subvertir l’économique, le social, le politique, le culturel et de symbolique. Elle nous dit aussi qu’il n’y a pas de mouvement expansif sans diversité profonde, pratique, politique et culturelle. Qu’il n’y a pas de liberté sans égalité de dignité et de pouvoir ; qu’il ne sert à rien de dire a priori qui, dans le mouvement, compte plus que tel autre. L’unité dans la diversité de la Commune fit sa force ; les querelles de préséance et de chapelles ne firent que l’affaiblir, sans pour autant la faire éclater.
Peut-être sommes-nous aux prémices d’un de ces mouvements "totaux", qui disent en grand que le moment est venu de mettre à l’heure les pendules de la société tout entière. Concurrence, gouvernance et obsession identitaire nous étouffent et nous déchirent, quand il faudrait mettre en actes l’égalité, la citoyenneté et la solidarité.
À cent-cinquante années de distance, les communards de 1871 nous font ainsi un clin d’œil. On peut le leur rendre, non en les imitant, mais en cherchant à être fidèle à leur esprit : rassembler ce qui est dispersé et, pour cela, avoir le souci prioritaire du commun et non des petits égoïsmes de soi. Que vive la Commune, donc !