Si le politique a organisé progressivement les conditions de son impuissance – notamment à agir et à réguler le pouvoir économique et financier – en cédant son pouvoir à l’administration, c’est aussi au nom d’une certaine idée du libéralisme. Il faut laisser faire les individus. En agissant pour leurs propres intérêts et leurs propres gains, les acteurs économiques agissent, sans nécessairement le vouloir, pour le bien de tous. C’est aussi ce qu’Adam Smith a appelé la bien connue « main invisible ». Aussi invisible que les bénéfices collectifs de la théorie du ruissellement vantée par le président de la République française.
À force de main invisible, les gains des entrepreneurs ont battu des records. Dans le même temps, les inégalités ont augmenté de manière significative. Des petites entreprises sont devenues des géants. Le numérique a fait naître des monstres. Sans foi ni loi. Les États n’ont qu’à bien se tenir, le pouvoir est aux mains – invisibles – des multinationales. Les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) concentrent une grande partie de ce pouvoir depuis la fin du XXe siècle, soit à partir du moment où elles ont profité du processus de marchandisation d’Internet. Dans quelques années, l’économie numérique pourrait atteindre plus du quart du PIB mondial.
Outre le pouvoir inquiétant de ces mastodontes sur nos économies, nos modes de vies (à l’instar du débat sur le déploiement de la 5G en France), nos emplois (tant en termes de destructions que d’aménagements et de renoncements au Code du travail), l’utilisation des données privées à des fins commerciales, sans véritable contrôle, mettent en péril nos libertés. Ces entreprises n’ont que faire de nos sociétés démocratiques. Elles nient même leurs responsabilités dans les usages frauduleux de leurs plateformes. Elles esquivent aussi l’impôt : les Gafam ont le goût pour l’optimisation fiscale et les paradis fiscaux. Des recettes clés échappent ainsi aux États, sous le regard impuissant et complaisant du politique.
Ces entreprises monopolistiques ont pris le pouvoir. Parce que le pouvoir politique le leur a permis. Elles sont désormais surpuissantes. Au point que certains, y compris chez les libéraux, voudraient désormais réglementer leurs activités. Cependant, si Bruno Le Maire dit qu’il y aura « une solution européenne dans le courant de l’année 2021 » pour contrer les Gafam, la montagne semble vouloir accoucher d’une souris. En a-t-on seulement la capacité ? Parce que le problème est bien plus grave. Au point que l’ex-candidate démocrate à la Maison Blanche, Elizabeth Warren, s’était alarmée pendant la campagne présidentielle : « Les grosses entreprises technologiques ont trop de pouvoir. Trop de pouvoir sur notre économie, notre société et notre démocratie. »
Et il ne s’agissait pas pour elle de simplement « réglementer », ni de se contenter de « réguler » les géants de la tech, comme voudraient le faire les Européens. Son programme s’appuyait sur des propositions concrètes visant à « démanteler » les Gafam : à savoir les transformer en plateformes de service public. Interdire le partage ou la commercialisation des données personnelles des usagers. Interdire les plateformes d’être à la fois vendeurs et intermédiaires. L’idée a fait son chemin chez les Démocrates. Joe Biden s’en emparera-t-il ? Rien n’est moins sûr. S’il s’est toujours montré critique à leur endroit – au moins dans ses discours –, sa nouvelle équipe et en particulier sa vice-présidente, Kamala Harris, sont plus indulgents.
Comme toujours, il faut que tout change pour que rien ne change…