Officiellement, le système international repose sur « l’égalité souveraine » des États ; mais les entités qui le composent ne sont pas d’égale puissance et n’ont donc pas la même capacité à faire valoir leur souveraineté. Certains territoires possèdent ainsi des facteurs de puissance si importants et s’exerçant dans tant de domaines qu’ils disposent de ce que l’on appelle parfois la puissance « structurelle ». Ils bénéficient alors d’une autorité transnationale qui se rapproche de celle qu’exercent les États sur leur territoire propre (les Romains employaient le terme imperium pour désigner cette autorité légitime supérieure).
Les États étant tenus pour souverains, les relations entre eux furent fondées au départ sur le rapport des forces qu’ils maîtrisaient et sur leur bon vouloir, sanctionné par des accords interétatiques. Entre le XVIIème et le XXème siècles, ce bon vouloir déboucha même sur une sorte de régulation consensuelle de la violence. Les historiens ont pris l’habitude de la désigner comme l’équilibre « westphalien », du nom d’une série de traités qui, signés en Westphalie en 1648, mirent fin à la longue guerre européenne de Trente Ans. « L’anarchie », qui semblait depuis toujours être le lot d’une sphère internationale où ne s’imposait aucune autorité légitime équivalente à l’État, n’était pas annihilée mais partiellement domestiquée par le jeu combiné des militaires et des diplomates professionnalisés.
Or les tensions des impérialismes, dans le dernier tiers du XIXème siècle, puis le traumatisme des deux guerres mondiales montrèrent les limites de cette méthode. On se mit alors à penser que la souveraineté des États, sans être remise en question, pouvait être bornée d’un commun accord par la régulation assumée d’un droit international doté d’instruments pour faire valoir son autorité. Avec le temps, des organes internationaux se sont multipliés, qui sont venus s’ajouter aux États [1]. Mais le bornage construit par le droit international étant lui-même limité – comment empêcher concrètement un État de ne pas outrepasser à son avantage les règles de droit ? –, on eut recours à des médiations pragmatiques, dont la plus importante se fixa sur le face-à-face de deux « superpuissances », États-Unis et Union soviétique, au temps de la guerre froide. Que ces deux superpuissances aient été très inégales de fait n’empêchait pas qu’elles avaient la capacité de s’imposer sur des espaces suffisamment étendus pour éviter un conflit généralisé, surplombé par la possibilité de destructions nucléaires massives frappant les deux « camps ».
« Nouvel ordre », nouvel état de guerre
La fin de la guerre froide, avec le démantèlement du système soviétique européen, a ouvert une nouvelle phase. En principe, elle devait être la conjonction heureuse d’une « mondialisation » économique et d’un « nouvel ordre international », placé sous l’égide des Nations unies et garanti par la seule hyperpuissance maintenue, les États-Unis d’Amérique. Très vite, les plus optimistes durent déchanter. La mondialisation ne fut pas heureuse, mais capitaliste, financière et inégalitaire. Le triomphe de l’option néolibérale démantela les structures de régulation et déchira les sociétés. Les logiques technocratiques de la « gouvernance » contribuèrent fortement à délégitimer la démocratie représentative traditionnelle. Enfin, la concurrence élargie et l’arrivée sur la scène mondiale des « émergents », à commencer par l’immense Chine, ont perturbé la domination d’États-Unis à la recherche de nouveaux modèles.
On aurait pu penser que cette situation d’extrême instabilité allait renforcer le rôle des instances supranationales de régulation. Ce fut le contraire qui s’imposa. Le « nouvel ordre » laissa la place à un nouvel « état de guerre », placé très vite sous la bannière du « choc des civilisations ». « L’angélisme » supposé des constructions mondialistes ou continentales dut s’effacer devant la realpolitik et la prise en compte des équilibres « géopolitiques ». Tout État voulant participer aux équilibres du monde devait se doter de la puissance adéquate. Les institutions supranationales, et en premier lieu l’ONU et ses agences, furent mises volontairement sur le bord du chemin, et tout particulièrement celles qui se préoccupaient par fondation du « développement humain ». Les États-Unis ouvrirent largement la voie en s’éloignant de ces organisations et en tarissant leurs sources de financement. La course à la puissance et le heurt qu’elle implique entre puissances « anciennes » et « émergentes », « grandes » et « moyennes » sont redevenus les facteurs cyniquement énoncés des relations internationales.
La pente du nationalisme
Dans de nombreux États, les dérèglements de la vie démocratique ont poussé les populations vers les formes inédites d’une démocratie curieusement désignée comme « illibérale », une manière polie de décrire l’inflexion politique vers les droites extrêmes. Tout naturellement, cette droite illibérale s’est appuyée sur les ressorts du nationalisme et sur les fantasmes de la peur de « perdre son identité ». Les grands États et les puissances installées se sont tous abandonnés à cette pente, sous des formes à la fois différentes et convergentes. L’Europe de l’Est des Viktor Orban ou Andrzej Duda, le Brésil de Jair Bolsonaro, l’Amérique de Donald Trump, le Royaume-Uni de Boris Johnson ont affirmé leur désir de faire passer l’intérêt supposé de leur pays avant l’équilibre de la planète. Là encore, les États-Unis ont donné le ton : « America first » fut le grand slogan de campagne de Trump en 2016.
Il ne suffit pas de brocarder ce slogan et de stigmatiser son égoïsme. Il révèle une cohérence qui n’a rien d’absurde. De même que le dogme de la concurrence postule que l’inégalité est un facteur de croissance qui à terme « ruisselle » sur la société tout entière, de même la realpolitik présuppose que la juxtaposition des intérêts particuliers des peuples sert de stimulant régulateur pour l’ensemble de la planète. Qu’il y ait des gagnants et des perdants n’empêcherait pas que la richesse accumulée finisse par profiter à un nombre grandissant d’individus. Le problème est que cette manière traditionnelle de voir ne correspond plus à l’état réel de notre monde. D’une part, le fossé croissant creusé par les inégalités avive à ce point les ressentiments qu’il crée une incertitude générale dont rien ne dit qu’elle pourra être maîtrisée in extremis, comme le furent les grandes crises de la guerre froide. Au fond, elle nous place plutôt dans la situation de 1914, quand l’illusion que le bon sens finirait par l’emporter devant le risque d’apocalypse fut balayée par le vertige de puissance de quelques-uns. D’autre part, nous ne pouvons plus sous-estimer le fait que l’évolution historique a poussé au plus haut point le processus d’interdépendance qui est consubstantiel à l’hominisation elle-même.
Les contours d’un destin commun
La globalité des processus climatiques, économiques et culturels trace désormais les contours d’un destin commun, qui ne relève ni de la bonne volonté des États pris séparément, ni de quelque « empire », ni même des illusions néolibérales de la « bonne gouvernance ». De même que le destin de chaque territoire relève de l’implication croissante des individus qui les peuplent, de même la gestion de notre patrimoine planétaire commun suppose l’intervention élargie des peuples et des individus. En cela, ce n’est pas la juxtaposition des puissances, mais la politisation concertée des enjeux planétaires qui est la voie d’une maîtrise durable.
Tout État qui pense qu’il lui suffit, dans ce monde déchiré, de tirer son épingle du jeu en usant comme il l’entend de ses ressources fait un pari risqué. Le repli sur soi n’est pas plus opératoire que la constitution classique du club des puissants. Penser qu’il faut s’efforcer de contenir la Chine n’est pas plus réaliste que penser pouvoir écarter le concurrent allemand, comme l’espérèrent les Britanniques et les Français au début du XXe siècle. Or on sait sur quoi déboucha cette stratégie défensive. La métaphore de l’état de guerre porte vers une conception belliqueuse de la puissance, valorisant bombages de torse et mâles discours. Si nous nous y enfermons, additionnant les contraintes des « guerres » inéluctables – économiques, technologiques, informationnelles –, nous pourrions bien nous trouver emportés dans le maelstrom d’une guerre tout court.
Sans doute est-il encore temps de faire volte-face. Tout État a le droit de vivre dans le respect de la souveraineté que lui reconnaît le droit international. Il a le droit d’aspirer aux ressources qui lui garantissent l’exercice de cette souveraineté. Mais tout repli sur soi ou, au contraire, tout désir « d’empire » contredit de façon absolue la gestion partagée du patrimoine commun de l’humanité. Par voie de conséquence, elle contrevient aux intérêts réels de chaque territoire particulier et donc à ceux de l’État-nation.
On peut aspirer, non pas à la puissance érigée en absolu, non pas à l’empire, mais à l’influence. Elle ne devrait se construire que sur la capacité à agir sur les grandes questions qui conditionnent le destin planétaire commun. En décidant, contrairement à Donald Trump, de signer les accords sur le climat, Joe Biden fait un pas dans cette direction. En s’attachant à réduire drastiquement et dans les plus brefs délais son bilan carbone, la Chine en fait de même. Que les deux se concertent pour mettre en œuvre les décisions prises en ce sens serait un pas plus décisif encore. Mais cela suppose de laisser derrière soi l’état de guerre et la fascination de la puissance.