En mars dernier, le député LREM Richard Ferrand a déposé une "proposition de loi relative à la lutte contre les fausses informations", qui devrait finalement s’appeler "loi contre les manipulations de l’information". Le but est d’empêcher que des fake news puissent être diffusées en période électorale. Guillaume Champeau est directeur de l’éthique et des affaires juridiques chez le moteur de recherche Qwant. Avant cela, il a dirigé pendant quinze ans le magazine Numerama.
Regards. Que contient cette proposition de loi ? Qu’apporte-t-elle de neuf ?
Guillaume Champeau. Cette loi vise globalement à lutter contre la diffusion massive et artificielle de fausses informations sur Internet et à la télévision en période électorale. Elle permet à l’Etat de demander à un juge des référés d’intervenir sous 48h pour faire suspendre ou supprimer une fausse information qui circule sur les réseaux sociaux. De l’avis de beaucoup de juristes, il y avait déjà un arsenal juridique assez complet, notamment avec la loi de 1881 sur la liberté de la presse qui permettait déjà de sanctionner un certain nombre de comportements. Il y a des dispositions spécifiques pour Internet, notamment dans la loi pour la confiance dans l’économie numérique, qui permettent de faire retirer des contenus qui posent préjudices. Il y a également des dispositions dans le Code électoral. Donc ce n’est pas une loi absolument nécessaire.
Qui sera principalement visé par cette loi ? Les journalistes ? Les citoyens ?
Ça vise absolument tout le monde. Les journalistes bénéficient d’une protection supérieure au commun des utilisateurs. Il y a une disposition qui a été adoptée en commission des lois afin d’obliger les plateformes à favoriser les contenus qui sont issus des entreprises de presse, par rapport aux contenus qui seraient diffusés par des internautes, des blogueurs amateurs, des journalistes qui ne font pas partie d’une entreprise de presse au sens juridique du terme.
« On rentre quasiment dans un système de présomption de fake news. »
La proposition de loi définit une fake news ainsi : « Toute allégation ou imputation d’un fait dépourvue d’éléments vérifiables de nature à la rendre vraisemblable constitue une fausse information ». Est-ce que cette définition n’est pas trop large ?
Si, assez clairement, ça risque de poser des difficultés considérables d’interprétation. On peut redouter qu’il y ait, à travers une telle définition, une incitation à l’autocensure. On rentre quasiment dans un système de présomption de fake news, présomption qu’il faut pouvoir renverser avec des faits vérifiables. À partir du moment où vous délivrez une information qui, frontalement, n’est pas vraisemblable, si vous n’arrivez pas à l’étayer par des faits démontrables, ça devient une fausse information. En termes de liberté d’expression, ça peut avoir des effets assez importants sur la capacité des individus à faire part d’opinions, de rumeurs qui peuvent être fondées mais qu’ils n’arrivent pas à démontrer. On rentre dans un système qui peut être démocratiquement délicat.
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Quelles conséquences cette loi peut-elle avoir sur le journalisme d’investigation ?
Il y a une garantie matérielle dans la loi : on s’attaque aux fausses informations qui sont diffusées de façon massive et artificielle. Aujourd’hui, si Mediapart sortait l’affaire Cahuzac, pour laquelle on lui a demandé de fournir des preuves, Mediapart, a priori, n’a pas fait une diffusion artificielle de cette information. Il s’est contenté de publier un article. Mais ça pose des difficultés si, par exemple, un média sortait une affaire comme celle-ci sans preuve évidente au départ et achèterait de la pub pour faire connaître cette information en période électorale. Est-ce qu’on n’est pas là dans un processus de diffusion artificiel et massif d’informations ? Cette loi va peut-être limiter, non pas la possibilité pour les médias de sortir une information, mais la possibilité pour les médias de la faire connaître à travers des appels à partager cette information sur les réseaux sociaux ou l’achat de publicité.
« Tout le monde a le droit à la liberté d’expression, mais certains auront davantage le droit que d’autres de se faire entendre. »
Y a-t-il des risques de dérives vis-à-vis de la liberté de la presse ?
Oui. Assez clairement, quand on a la menace qu’un site d’informations ou qu’une chaîne de télévision soit suspendu parce qu’il aurait diffusé ce qui a été présumé être une fausse information, ça pose des difficultés. Mais ça ne concerne pas que la liberté de la presse. C’est plus globalement un problème de liberté d’expression. Quand vous commencez à dire que certains ont plus de liberté d’expression que d’autres, parce qu’ils sont considérés comme "entreprises de presse" – ce qui est le cas de Russia today, de Sputnik, de Télépoche ou de Closer – quand vous commencez à dire qu’ils doivent voir leurs contenus mieux référencés sur les moteurs de recherche, mieux promus sur les réseaux sociaux, au détriment de contenus qui sont peut-être au moins aussi intéressants, au moins autant importants mais qui sont issus de journalistes amateurs, de simples citoyens qui ont accès à une information et qui veulent la diffuser, quand vous introduisez une différence entre ceux qui peuvent se faire entendre plus que d’autres, pour des motifs qui ne sont pas liés à l’information elle-même mais qui sont liés à la nature juridique de l’émetteur, là, ça pose des difficultés de principes constitutionnels et de respect des conventions internationales de Droits de l’Homme qui protègent la liberté d’expression. On créé une liberté d’expression à deux vitesses. Tout le monde a le droit à la liberté d’expression, mais certains auront davantage le droit que d’autres de se faire entendre.
« La solution n’est pas d’entrer dans l’engrenage de la censure – ce qui est l’esprit de la proposition de loi – mais plutôt de s’assurer qu’on limite la part des informations qui sont triées en fonction des individus. »
Que faudrait-il faire, à votre avis, pour lutter réellement contre les fake news ?
On est en train d’attaquer le problème des fausses informations par un angle qui n’est pas le bon. Il y a toujours eu des fausses informations. La loi de 1881, dès sa première version, condamnait le fait de diffuser des fausses informations. C’est un problème qui a 150 ans, au minimum. Mais le problème des fake news a pris de l’ampleur depuis une petite dizaine d’années. C’est lié au fonctionnement de beaucoup de services Internet qui utilisent les données personnelles pour trier l’information vue par un internaute plutôt qu’un autre. Par exemple, quand vous utilisez les réseaux sociaux ou les moteurs de recherche, on va de façon algorithmique déterminer que vous avez une probabilité de cliquer et de partager des informations venant de médias complotistes. Donc on va vous offrir de plus en plus de contenus complotistes parce que ce sont eux qui vous font rester sur la plateforme et qui vous font interagir avec elle. Vous ne voyez plus que ça et vous êtes de plus en plus amener à croire aux fake news. Si vous avez des idées de gauche, on va vous montrer de plus en plus des opinions et des argumentaires de gauche. Comme ça, on enferme les gens dans leurs propres convictions. Je pense que la solution n’est pas d’entrer dans l’engrenage de la censure – ce qui est l’esprit de la proposition de loi – mais plutôt de s’assurer qu’on limite la part des informations qui sont triées en fonction des individus. Il faut qu’on cherche à favoriser la visibilité d’un maximum de sources d’informations différentes. Parce que quand vous avez accès à plein de points de vue différents sur un même sujet, assez naturellement vous allez détecter qui vous dit la vérité et qui vous ment.
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