Accueil | Entretien par Loïc Le Clerc | 8 septembre 2020

« On va de nouveau assister à une instrumentalisation des chiffres de la délinquance »

Après avoir parlé d’ensauvagement, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin annonce qu’il va rendre publics les chiffres de la délinquance tous les mois. Une stratégie à la Sarkozy qui pose un grand nombre de questions quant à notre rapport à la réalité.

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Laurent Mucchielli est sociologue, directeur de recherches au CNRS. Il vient de sortir aux éditions Fayard La France telle qu’elle est.

 

Regards. Quand vous voyez le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin parler d’« ensauvagement » de la société pour évoquer la hausse de la délinquance, qu’est-ce que cela vous fait ?

Laurent Mucchielli. Ça me donne une forte impression de déjà-vu. Ça fait 23 ans que je suis entré au CNRS, dans un laboratoire spécialisé sur ces questions de délinquance-police-justice, et je n’ai cessé de voir régulièrement dans le débat public des alertes sur le mode « l’insécurité est de plus en plus forte, la violence augmente, les chiffres explosent, les jeunes sont de pire en pire, etc. ». Avec parfois, en plus, la petite pointe d’extrême droite qui consiste à dire que c’est la faute des immigrés. C’est à ça que renvoie le mot « ensauvagement ». Qui sont les sauvages ? C’est la question qu’il faut se poser. C’est du Éric Zemmour en plus soft, puisque les sauvages, ce sont évidemment les Arabes et les Noirs. Ce terme a été repopularisé en 2013, dans un livre intitulé La France orange mécanique, rédigé par un jeune journaliste d’extrême droite caché sous un pseudonyme, préfacé par un intellectuel au passé d’extrême droite, également sous pseudonyme. Ce livre était à la Une du site internet du Front national et Marine Le Pen recommandait sa lecture à tous. C’est pour ça qu’il est extrêmement critiquable de voir un ministre, quel qu’il soit, reprendre ce vocabulaire d’extrême droite.

 

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Gérald Darmanin a annoncé qu’il allait rendre publics les chiffres de la délinquance tous les mois. Qu’en dites-vous ?

Dénoncer l’insécurité pour mieux se poser en rempart, c’est une stratégie politique archi-classique. C’était déjà celle de Nicolas Sarkozy et il est clair que Gérald Darmanin ne fait que le copier. On va de nouveau assister à une instrumentalisation des chiffres. Ce qui, là aussi, est du déjà-vu et du copycat de Nicolas Sarkozy qui avait construit toute sa stratégie sur la communication des statistiques. C’est d’autant plus agaçant qu’il y a une longue histoire de polémiques autour des chiffres. En 2001, Lionel Jospin avait confié à deux parlementaires le soin de réfléchir à cette question des statistiques de la délinquance et de proposer une solution pour qu’on arrête leur instrumentalisation et qu’on puisse avoir quelque chose de fiable et régulier. Ils ont proposé la création d’un observatoire indépendant qui contrôlerait et diffuserait ces statistiques. Il en est résulté un projet que Nicolas Sarkozy a instrumentalisé en 2002, en mettant en place une communication mensuel destinée à montrer que sa seule force de caractère permettait de faire reculer la délinquance. Il y a eu toute une série de trafic autour des chiffres pour que, comme par magie, les objectifs demandés aux gendarmes et aux policiers en début d’année correspondent aux chiffres données en fin d’année. C’est écrit noir sur blanc dans un rapport de l’inspection générale de l’administration. Par la suite, sous Hollande, un service statistique a été recréé au ministère de l’Intérieur – Interstats – qui publie tout le temps des analyses sur les statistiques de police et de gendarmerie et des analyses sur les enquêtes en population générale. Par ailleurs, il existe toujours un Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales. Ces choses existent déjà, donc quand Gérald Darmanin dit qu’il va enfin diffuser les chiffres, c’est du bla-bla. Soit on donne du détail sur ce qui ne va pas et qu’il faut changer, soit on ne fait que parler à la télévision. J’ai peur que Gérald Darmanin ne soit que dans la posture, la com’.

« Fin 2017-début 2018, l’espace public est marqué par l’affaire Weinstein, le mouvement #MeToo, on assiste dans les statistiques de police et de gendarmerie a une augmentation très forte des agressions sexuelles. Mais ça n’est pas la réalité qui tout d’un coup est plus forte, c’est la dénonciation, c’est la plainte qui augmente. »

Dans toutes vos recherches, vous avez constaté que la violence n’augmente pas dans la société, contrairement à ce que porte le discours politique ambiant...

Je l’ai montré depuis longtemps, et je ne suis pas le seul. La chose fondamentale qu’il faut comprendre, c’est la différence de nature qui existe entre les statistiques de police et de gendarmerie et les enquêtes en population générale. Ces enquêtes, c’est le même principe que le sondage sur un échantillon représentatif de la population où l’on demande aux sondés s’ils ont été victimes d’une agression, d’un vol, etc. On appelle ça des enquêtes de victimation. La première de ces enquêtes a été faite en 1984, puis repris par l’INSEE au milieu des années 90. Depuis cette époque, on a des enquêtes annuelles, ce qui permet de faire une mise en série. Quand on regarde ça, le résultat majeur qui en sort est que, pour les violences « sérieuses » – qui ont eu une conséquence médicale, physique ou psychologique, et donné lieu à des jours d’interruption temporaire de travail –, l’allure générale de la courbe est à la stabilité parfaite. Le constat qu’on fait tous dans la recherche depuis une vingtaine d’années, c’est que ces enquêtes montrent un phénomène globalement stable, là où les statistiques de police et de gendarmerie – qui enregistrent les procès-verbaux – ont des évolutions différentes. Le principal mécanisme qui joue sur ces évolutions, c’est la judiciarisation. Exemple : fin 2017-début 2018, l’espace public est marqué par l’affaire Weinstein, le mouvement #MeToo, on assiste dans les statistiques de police et de gendarmerie a une augmentation très forte des agressions sexuelles. Mais ça n’est pas la réalité qui tout d’un coup est plus forte, c’est la dénonciation, c’est la plainte qui augmente. De la même manière, quand on change la loi, ça impacte les statistiques de police et de gendarmerie, pas la réalité. Ce sont ces phénomènes qui jouent un rôle majeur dans l’augmentation apparente des statistiques de l’administration. Chez les majeurs, ce sont surtout les violences conjugales qui augmentent depuis des années, et chez les mineurs ce sont les violences scolaires, parce qu’elles sont plus dénoncées, mais pas nouvelles dans la réalité. Autre phénomène, concernant les drogues par exemple, ce ne sont pas les plaintes qui augmentent mais l’action policière qui joue. Concrètement, si on décide de mettre le paquet sur le trafic de drogues, on va faire plus d’enquêtes et donc produire plus de chiffres. Ici les chiffres ne mesurent donc pas la réalité mais simplement l’intensité de l’action policière.

La manipulation opérée par Gérald Darmanin, entre autres, c’est justement de ne pas tenir compte des enquêtes en population de l’Insee, mais seulement des chiffres de l’administration…

C’est exactement ça, chez Gérald Darmanin comme chez d’autres comme Gilles Clavreul par exemple, sans parler de l’extrême droite évidemment.

Qu’est-ce qui explique alors la stabilité des chiffres de l’Insee ?

Le temps de la société n’est pas le temps politico-médiatique. Ce dernier est centré sur l’hyper-présent, l’urgence. Les politiciens n’ont pour horizon temporel que la prochaine élection, quand ce n’est pas le prochain sondage. La plupart des journalistes pensent au jour le jour, au mieux la semaine. La société, elle, a son propre rythme, sur un temps beaucoup plus long comme le rythme générationnel. Un certain nombre de gens oublie ça.

« Une chose est de demander aux gens s’ils croient que la société en général est plus violente, si ensauvagement est un terme justifié, etc. Une autre chose complètement différente est de leur demander si, dans leur vie personnelle, ils ont de plus en plus peur de sortir se promener par exemple. Quand on pose ce type de questions, on s’aperçoit que 85% des gens n’ont pas peur. »

L’Ifop a sorti un sondage cette semaine intitulé « Les Français, la montée de l’insécurité et "l’ensauvagement" de la société », où le chiffre principal est : « 70% des Français jugent justifié le terme "d’ensauvagement" pour qualifier l’évolution de la violence et de la délinquance en France ». Le politique a gagné la bataille de la vérité.

Ça sera toujours comme ça avec les questions d’opinion générale dite d’actualité. Ce type de sondage suscite des réponses d’un grand conformisme. Les gens entendent ça partout et ils se disent « oui, tout le monde à l’air de dire ça alors je le dis aussi ». L’erreur consiste à croire que cela correspond à leur vie personnelle, qu’il s’agit d’un sentiment d’insécurité personnel. Une chose est de demander aux gens s’ils croient que la société en général est plus violente, si ensauvagement est un terme justifié, etc. Une autre chose complètement différente est de leur demander si, dans leur vie personnelle, ils ont de plus en plus peur de sortir se promener par exemple. Quand on pose ce type de questions, on s’aperçoit que 85% des gens n’ont pas peur. Il y a une différence de nature entre des questions générales, impersonnelles, qui renvoie au débat public du moment, qui provoque un réflexe de conformisme chez la plupart des gens, et des questions personnelles où la plupart des gens ne se disent pas concernés.

Qu’est-ce que ça vous fait que tant d’années de recherche sur les faits, la réalité, puissent être balayé aussi facilement par un mot d’un ministre ?

Ça a un côté un peu déprimant, désespérant. On paie des gens pour faire de la recherche et on se moque du résultat de leur travail. Voilà.

 

Propos recueillis par Loïc Le Clerc

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