3.273.703 voix. Voilà le nombre de suffrages qu’il a manqué au Rassemblement National lors du premier tour de dimanche aux élections régionales pour égaler son score de 2015. Aucun institut de sondage n’avait prédit un tel recul, et pour être honnête au regard de l’hystérisation du débat ces dernières semaines autour de thèmes chers à l’extrême droite, nous avons tous été surpris. Alors que l’on parle à longueur de journée d’insécurité, d’immigration et d’identité nationale, qu’une chaine comme CNEWS déroule son antenne à Eric Zemmour et aux idéologues de l’extrême droite, le CSA a même dû se fendre d’un rappel à l’ordre concernant l’équilibre des temps de paroles, les électeurs du Rassemblement National ont massivement boudé les urnes.
Selon une enquête réalisée par l’IFOP, 73% des électeurs de Marine Le Pen en 2017 se sont abstenus ce dimanche lors du premier tour des élections régionales. L’abstention qui a frappé avec encore plus de force les jeunes - 83% des 25-34 ans ne sont pas allés voter - a lourdement pénalisé le RN. Le même phénomène s’observe chez les ouvriers. Alors que ceux-ci ont voté pour Marine Le Pen à plus de 55% aux présidentielles de 2017, seuls 25% d’entre eux se sont déplacés aux urnes le 20 juin. Si l’abstention apparait indéniablement préjudiciable à l’extrême droite, c’est la première fois que le RN en pâtit aussi lourdement.
Pourquoi le RN a-t-il fait une telle contre-performance ce dimanche ?
L’extrême droite entretient une relation particulière avec l’abstention. Contrairement à ce que certains affirment, elle ne prospère pas en cas d’abstention massive, ni lors de mobilisation importante. Son terrain de jeu favori se situe entre les deux. Pour faire des scores très hauts, elle doit à la fois mobiliser massivement son électorat et espérer une abstention des autres partis. En 2015 lors du premier tour, les 25-34 ans avaient par exemple voté à 35%, soit 18% de plus et des milliers de voix supplémentaires pour le FN. Premier parti des ouvriers, le RN subit là aussi une abstention massive (75%) contre seulement 61% en 2015.
Plusieurs raisons objectives expliquent que le Rassemblement National ait subi de plein fouet cette abstention. D’abord le contexte politique et social : si la rhétorique du RN est désormais installée dans l’espace médiatique - je pense aux termes d’islamogauchisme ou d’ensauvagement de la société -, aucun événement extérieur n’est venu s’agglomérer durant la dernière semaine de campagne électorale. Il faut se rappeler que le premier tour des régionales de 2015 a eu lieu seulement quelques semaines après les attentats du 13 novembre. Selon un sondage réalisé par IPSOS en novembre 2013, 52% des sympathisants du Front National annonçaient vouloir davantage voter suite aux attentats contre 30% pour l’ensemble des sondés. Les thèmes de campagne avaient également été bouleversés, 80% des Français considérant à l’époque que les candidats aux élections régionales devaient faire des propositions concernant les réponses à apporter aux attentats. Au regard de ces éléments, on comprend aussi pourquoi l’extrême droite a réalisé des scores historiques aux régionales de 2015.
L’autre élément qui peut expliquer la baisse des scores du Rassemblement National, est la double orientation mise en œuvre par la direction du parti, à savoir la dédiabolisation et l’union des droites. Depuis plusieurs mois on observe une mue importante de Marine Le Pen, notamment sur les thèmes de l’Europe, de l’immigration et de l’islam où elle laisse les vieilles rhétoriques guerrières et racistes de son père au profit d’un langage apaisé, présidentiable diront certains. Mais à force de trop lisser son discours- Éric Zemmour parle même « d’un renoncement sans précédent sur l’immigration et l’islam » - il est possible que les électeurs du Rassemblement National ne se reconnaissent plus dans un parti qualifié autrefois de transgressif. Cette normalisation, stratégie assumée de Marine Le Pen, mais remise en cause en interne par de nombreux cadres proches des identitaires, se traduit par une volonté d’ouverture avec des têtes de listes non issues du sérail frontiste. Le pari étant d’aller chercher les voix de la droite traditionnelle et casser l’image repoussoir du parti fondé par Jean-Marie Le Pen. C’est pour le moment un échec total.
Un ancrage local difficile
Si on prend les Hauts-de-France, Marine Le Pen, candidate en 2015, avait choisi de confier la tête de liste à Sébastien Chenu, un ancien de l’UMP censé incarner cette stratégie d’union des droites. Le constat est sans appel. Par rapport à 2015 il perd 584.748 voix quand Xavier Bertrand n’en perd que 7.660. En PACA, là aussi la tête de liste a été offerte à un ancien de la droite, et récent adhérent, Thierry Marini. S’il arrive en tête au premier tour, les scores sont loin d’être à la hauteur de la liste conduite en 2015 par Marion Marechal Le Pen. Dans cette région le RN perd quasiment 300.000 voix. Autre région où l’ouverture a été de mise, la région Auvergne-Rhône-Alpes. Ici c’est Andréa Kotarac, ex-La France insoumise, qui conduisait la liste amenée en 2015 par Christophe Boudot. Résultat : une perte de plus de 428.000 voix.
Si l’extrême droite, et en particulier le Rassemblement National, a été victime d’une abstention massive, cela témoigne aussi d’une véritable difficulté à constituer un ancrage local. Alors qu’il comptait 257 conseillers régionaux élus au soir du deuxième tour en 2015, une centaine avait à la veille du premier tour quitté le parti. Si les motifs sont variés, cela montre l’incapacité du RN à fidéliser ses élus et assurer une politique de territorialisation efficace des cadres. Alors que les autres partis se servent de ces mandats pour construire à l’échelle locale un ancrage de proximité, le RN peine à mettre en place une telle stratégie et se retrouve à chaque fois avec de candidats qui sont soit des des prises de guerre pour incarner l’ouverture, soit des parachutages de la direction du parti. Sur des scrutins comme les régionales ou les départementales, la reconnaissance par les électeurs locaux est cruciale et la prime au sortant, souvent identifié par les populations, l’illustre à merveille.
Enfin dans certains territoires, les candidates et candidats de droite sont des copiés-collés de l’extrême droite, et les différences idéologiques sont quasi inexistantes. Ils suffit de regarder les propos de Xavier Bertrand qui veut s’attaquer à « la poussée de l’islam politique en entreprise », de Valérie Pécresse pour qui « l’ennemi, c’est l’islamisme, lié à l’islam politique, cette idéologie qui lave le cerveau de Français et de migrants et les pousse à prendre les armes contre la France », ou encore de Laurent Wauquiez qui annonce vouloir expérimenter « un système de reconnaissance faciale ». On se rappelle qu’à l’époque Nicolas Sarkozy avait siphonné les voix du FN en reprenant ses mots, et ses idées.
Et demain ?
Pour autant, il serait faux - et irresponsable - de croire que la vague d’extrême droite est endiguée en se basant uniquement sur les chiffres du premier tour des régionales. D’abord le parti de Marine Le Pen continue à être très haut, et a réalisé sur ce premier tour 2.743.228 voix et une victoire en région PACA est toujours possible. Ensuite la lepénisation des esprits, qui parfois gangrène une partie de la gauche perdue dans des dérives sécuritaires, continue de tisser sa toile et la récente OPA de Vincent Bolloré sur Europe 1 pour un faire une radio au service de son projet politique a de quoi inquiéter. Enfin, Marine Le Pen, et le RN, sont toujours en position plus favorable quand il s’agit d’un scrutin national, où l’identification à la candidate est un facteur décisif du vite. Face à ce danger, la gauche porte une responsabilité, celle d’incarner un projet politique de rassemblement, clair et identifiable, qui permette aux citoyens de se projeter vers de nouveaux jours heureux.
Le premier tour est très décevant pour les extrêmes : l’extrême droite, dont Regards parle toujours abondamment, et l’extrême gauche, dont il n’est jamais question sous ce terme en tout cas. Pourtant elle existe et la nommer ainsi n’est pas une impropriété. L’extrême gauche communiste et mélenchoniste ne profite pas, elle non plus, de la très forte abstention. Le dernier bastion départemental communiste, le Val-de-Marne, est incertain pour le second tour, au moins autant que la région PACA pour le RN.
L’extrême gauche marxiste-léniniste, tiers-mondiste, racialiste, adepte des réunions non-mixtes et du discours décolonial, tentée par l’instrumentalisation de l’islamisme et même de l’islam, ne prospère pas spécialement à elle seule. Le danger qu’elle porte vient de son pouvoir infiltrant, fédératif voire intrusif : elle peut s’allier avec les partis de gauche modérée, sociaux-démocrates, hamonistes, vallsistes, radicaux, écologistes d’EELV. Ces partis de gauche modérée si prompts à condamner moralement la moindre velléité de rapprochement de la droite modérée avec le RN, n’hésitent jamais à s’allier avec l’extrême-gauche si tel est leur intérêt. Il y a de la tartufferie là-dessous.
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