Lola Lafon est écrivaine, autrice d’Une fièvre impossible à négocier, De ça je me console, Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce, La Petite communiste qui ne souriait jamais, Mercy, Mary, Patty et Chavirer (éd. Actes sud, 2020).
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Regards. Chavirer raconte le parcours de Cléo, une danseuse de revue issue de la classe moyenne qui, avec ses fragilités, ses compromissions, n’a rien d’une femme puissante… Comment s’articule votre refus des figures d’héroïnes avec la critique du néolibéralisme ?
J’écris de façon chronologique, si bien qu’au bout d’un moment, c’est moi qui apparais. Ce sont mes propres interrogations que je donne à lire. Or au centre de mes questionnements féministes et politiques, il y a la notion de puissance et la place qu’on lui accorde dans notre société. C’est aussi mon côté avocate du diable : je me réjouis que le mouvement #MeToo ait permis à une parole large d’émerger et, en même temps, je me dis que la célébration de la puissance des femmes – qui est presque devenue un argument commercial – contribue à invisibiliser tous les récits complexes. Les récits idéaux du féminisme restent peut-être une charge pour les femmes. Je n’ai rien à faire d’un féminisme de CAC 40 ! Derrière la femme puissante, il y a l’idée de celle qu’on entend, qui s’exprime. Or oser parler de soi n’est pas donné à tout le monde. Là aussi, c’est une question de classe et d’éducation. Il faut une maîtrise du langage. Cette notion de puissance résonne par ailleurs beaucoup avec l’injonction à l’efficacité et l’exigence de résultat qui façonnent notre système politique. C’est ça qui fait sa centralité.
Vous trouvez la vulnérabilité plus intéressante ?
J’aurais tendance à dire qu’être subversif aujourd’hui, c’est au contraire dire sa fragilité, faire des choses qui ne sont pas efficaces. Arrivé à la fin du roman, surgit forcément un questionnement de l’obsession de la puissance. La force des systèmes de prédation repose sur des désirs d’en être. Toutes celles qui passent par le système Galatée (la fausse fondation qui abuse des jeunes filles par des promesses de réussite) sont des gamines issues de la classe intermédiaire dans les années 1980-1990. Ce sont évidemment de bonnes proies, en raison aussi de leur milieu social. Elles ont envie d’être du bon côté. Pour la petite Betty s’ajoute un autre système de domination : elle n’est jamais assez blanche pour être embauchée comme danseuse classique. C’est ça, la prédation : on prend votre corps, on le monnaye et après on vous le rend, mais il est trop tard, en fait.
La description que vous faites de Galatée dit bien le caractère systémique de la domination…
En travaillant sur Galatée, je me suis dit que cette fausse fondation ressemblait au monde du travail. Les filles qui ont été repérées sont poussées à être en concurrence les unes avec les autres, à ne jamais être solidaires, et c’est pour cette raison que ça marche. Je voulais que ce système ait un côté archi-libéral, jusqu’au consentement qu’on attend de ces gamines. Il n’y a peut-être pas pire violence que celle à laquelle on doit consentir. Quand, dans une relation d’emprise, vous dites oui à quelque chose qui va vous détruire, il est très dur de s’en remettre. C’est pareil dans le monde du travail, où tout est fait pour que les salariés ne puissent pas s’opposer à des demandes, une organisation, des conduites qui les détruisent. La réussite de toute entreprise de prédation tient au fait de parvenir à convaincre les personnes qu’elles ont voulu ce qui est en train de se passer.
La journaliste Léa Salamé a publié un livre intitulé Femmes puissantes, consacré à seize parcours d’exception. Est-ce vraiment de modèles dont on manque le plus aujourd’hui ?
Ce qui m’intéresse, ce sont les paroles collectives. Le besoin de mettre en scène des héroïnes reproduit un modèle dont il faut à tout prix s’affranchir, car il écrase les autres paroles comme celle de Cléo. En soi, son histoire n’est pas un « bon » récit, un récit « parfait ». Ce qu’elle a fait est loin d’être tout blanc puisqu’elle a aussi participé à l’entreprise de Galatée. On aura donc du mal à avoir de l’empathie pour l’adulte qu’elle est devenue et pour ce qu’elle a subi quand elle était encore une enfant. Dans le cas des violences sexuelles, notamment, mettre l’accent sur les parcours d’héroïnes constitue un vrai problème. Encore une fois, je me méfie de l’attrait pour les icônes. Tout ce qui recrée un nouveau modèle est un peu suspect. Même s’il faut peut-être en passer par là : j’ai adoré Madonna !
Cléo n’est pas toute seule, elle est prise dans un collectif…
Elle attend quand même d’avoir presque cinquante ans pour le comprendre. Elles sont totalement isolées jusqu’au moment où deux réalisatrices décident de faire un film sur cette histoire. À ce moment-là, Cléo va comprendre que son récit rejoint celui de toutes les autres filles passées par Galatée. Il y a encore trois ans, quand on était victime de violence ou de harcèlement, on pouvait croire qu’on était la seule à avoir vécu ça. Il faut prendre conscience qu’on est multiples. Chavirer n’est pas que l’histoire de Cléo. Le collectif est la seule manière d’envisager une survie, rien ne me semble possible en dehors de ça. Même mon métier, qui est par nature hyperindividualiste, je le vis en relation avec d’autres auteurs et autrices dont je suis proche. On se parle, on se raconte nos expériences, on s’appelle… C’est très modeste, mais toutes ces petites choses font de l’amitié un sentiment essentiel qui échappe à beaucoup de règles.
Échappe-t-elle aux rapports de domination ?
Je vois l’amitié comme un terrain de générosité et de fluidité qui permet en effet de dépasser les rapports de domination. Il n’y a eu qu’au collège que j’ai réussi à être amie avec des filles qui n’étaient pas de mon milieu social. C’est un sentiment qui ne débouche pas sur la recréation d’une cellule familiale : ce n’est pas productif, c’est gratuit. Tout l’inverse de ce qu’on nous enseigne par la suite. En France, le monde du travail ne favorise pas le mélange entre classes sociales.
Pouvez-vous décrire ce que vous évoque le verbe « chavirer », qui sert de titre à votre livre ?
Chavirer, ce n’est pas sombrer, c’est pencher. La puissance a quelque chose d’hypervertical. En danse, le chavirement offre une autre perspective. Le corps est attiré par le vide mais, en même temps, il reste dans le sol. Il n’y a pas de naufrage. Ce que j’aime beaucoup, dans ce verbe, c’est qu’on peut chavirer par amour, comme cela arrive à Cléo avec Lara. C’est une manière d’explorer l’espace de toutes les façons. Parfois, effectivement, c’est un peu tremblant, un peu fragile. Mais on doit bien accepter de voir l’horizon autrement – pour poursuivre sur la métaphore de la danse. Et c’est peut-être une bonne nouvelle. Ce dont je me méfie beaucoup, dans la notion de puissance, est qu’elle implique d’être très ancré. On est forcément dans une position de surplomb. Si on est puissant, c’est qu’en bas, il y a des impuissants. Cette hiérarchie me gêne.
La force de la littérature tient-elle paradoxalement dans sa capacité à restituer les voix des plus fragiles ?
Avec Chavirer, j’avais clairement le projet de débusquer l’invisible, de rendre sa place notamment à l’invisibilité sociale de cette classe intermédiaire dont fait partie Cléo, qui est une « danseuse de revue », ce prolétariat de la danse d’où l’on ne peut pas vraiment émerger comme individu. Être repéré, unique, choisi, est un peu l’obsession de notre époque. Et là, c’est l’inverse. Et puis, les techniques de prédation aussi sont souvent invisibles ! Cela peut continuer des années. Qui a quelque chose à faire de ces gamines qui ont consenti à la violence qu’elles ont subie, et qui ont même gagné un peu d’argent ? Chacun des personnages de mon livre est coupable de petites négligences, de petites lâchetés. Ce n’est pas grave que l’habilleuse refuse de signer la pétition proposée par ses « filles », les danseuses, mais cela influe sur toute une compagnie. Je m’intéresse plus aux minuscules gestes qui permettent de grands systèmes qu’à tout ce qui est héroïque.
Que vous inspire la posture d’Emmanuel Macron martelant « Nous sommes en guerre » lors du premier confinement ?
Je suis frappée par la langue qu’emploient les politiques, ce langage martial émaillé de décisions fermes. Quand on veut dire du mal d’un homme politique, comme François Hollande, on met l’accent sur sa mollesse, on le traite de flan… Cette horreur du mou me semble très suspecte. Qu’est-ce que ça veut dire d’adorer ce qui est dur et puissant ? Qu’est-ce qui est désirable là-dedans ? Je me pose d’autant plus la question qu’on voit à quel point nous sommes friables, en réalité. Dans cette pandémie, nous sommes tous et toutes impuissants, condamnés à suivre des instructions dont on ne comprend ni les aboutissements ni la raison. Gouverner revient à prôner les valeurs virilisantes qui mènent la danse socialement. La littérature, pour moi, est le lieu du doute. Je n’aurais jamais pu écrire de tract politique convaincant car j’aurais émis des doutes, j’aurais aimé les ambiguïtés. Si on a besoin d’un État qui s’adresse à nous comme un parent rassurant, quelqu’un qui sait, cela signifie qu’on n’est pas prêt à accepter d’avoir en face de soi des hommes et des femmes politiques qui diraient : « Je suis comme vous, en fait, je ne sais pas, mais je vais essayer. » On n’est pas du tout là-dedans et pourtant, je trouverais ça assez séduisant.
Propos recueillis par Marion Rousset