Noël Mamère. Vous étiez très jeunes quand vous avez écrit, avec votre ami Charbonneau en 1935, « Directives pour un manifeste personnaliste ».
Jacques Ellul. En effet ! Nous avions autour de vingt-cinq ans. J’ai eu beaucoup de chance de rencontrer Charbonneau, que je considère comme l’un des rares génies de notre temps. Dans ce texte, nous expliquions que la révolution ne se fera pas contre le fascisme ou le communisme, mais contre l’État totalitaire, quel qu’il soit.
Vous avez beaucoup écrit sur la révolution…
La révolution est un acte qu’il faut toujours tenter en sachant qu’il est vain, parce qu’il faut toujours remettre en question ce qui existe. Parce que la logique de l’État est totalisante, il a beaucoup de mal avec ceux qui font un pas de côté. Pour combattre la logique de l’État, la meilleure réponse est la non-violence, parce qu’elle inverse le processus : vous devenez victorieux non parce que vous êtes le plus fort, mais parce que vous êtes le plus faible. C’est très subversif ! La révolution n’est pas une lutte des classes, mais une lutte pour les libertés de l’homme. Mon ami Charbonneau avait cette belle formule dans laquelle je me reconnais pleinement : « La liberté n’est pas un droit, mais le plus difficile des devoirs. »
À l’ère de la domination du numérique, n’est-ce pas plus qu’un devoir : une exigence ?
Nous sommes parvenus à un point où la technique domine l’homme et toutes les réactions de l’homme. Contre elle, la politique est impuissante. Dans toutes les sociétés politiques actuelles, l’homme ne peut gouverner parce qu’il est soumis à des forces irréelles – bien que très matérielles. Face à une telle puissance, l’homme politique n’est qu’un paravent. En dépit des affichages politiques, il y a des logiques techniques qui s’imposent. En fait, le personnel politique est là pour accompagner les évolutions techniques. Ce sont ces processus lourds qui déterminent l’évolution sociale et les conditions de l’existence de l’homme. C’est ce que j’appelle « l’illusion politique ».
Comment échapper à cette domination ?
Par ce que j’appelle une « éthique de la non-puissance ». Loin d’impliquer un renoncement à toutes les techniques, elle impose de leur fixer des limites qui ne sont pas inscrites dans la nature, mais nécessairement morales. Il n’y a pas un ordre naturel, pas de loi « naturelle » qui s’impose à nous. L’homme est un être qui s’invente constamment. L’humain est un être essentiellement historique, qui se donne des limites, qui invente ses modes d’être ensemble.
La soif de puissance est-elle la principale menace pour l’homme ?
Quand vous arrivez à une puissance extrême, ce que vous faites n’a plus de sens. C’est la contradiction qu’Ernst Jünger établit admirablement, dans son roman Abeilles de verre, entre la valeur et la puissance. Quand vous pouvez tout faire, vous avez éliminé les valeurs. Quand un État, comme l’État hitlérien par exemple, arrive au sommet où tout est possible, cela veut dire que plus rien n’a de sens. La puissance est la clef d’interprétation dialectique, avec la liberté.
C’est là le cœur de votre réflexion philosophique…
C’est cette question-là qui est au centre de mes réflexions, en effet. Soit on sert la puissance, soit on sert la liberté, mais les deux sont antinomiques.
D’où l’idée d’autolimitation, qui s’applique particulièrement au système économique dans lequel nous vivons…
Notre système économique ne peut pas durer indéfiniment à ce rythme. En continuant de se fonder sur la croissance, il court à la catastrophe. Il ne peut y avoir de croissance infinie dans un monde fini !
C’est un thème que vous développez depuis 1935 avec votre ami Charbonneau.
En effet ! Au moment où toute la France communiait dans le désir de croissance et de retrouver le bien-être compromis par les pénuries et les souffrances de la guerre, nous avons mis en cause cet impératif d’une croissance infinie. Nous nous sommes toujours tenus à cette idée qu’une société équilibrée doit être une société qui se donne des limites.
Vous parlez même d’ascétisme.
Seule une société ascétique peut remettre en cause la technique, la science, le travail, l’État… Puisqu’il s’agit d’une éthique de la non-puissance, elle passe par une perte de niveau de vie. L’accepter, c’est une violence forte faite à soi-même, qui ne peut que passer par l’individu. Si elle est imposée, on sombre dans le totalitarisme ; si elle est acceptée, c’est la possibilité d’allumer une petite lueur d’espoir…
N’est-il pas déjà trop tard ?
Je dois avouer que, dans une société comme la nôtre, je vois mal les hommes accepter un jugement moral sur leur activité générale ! C’est pourtant le passage obligé pour vivre une vie qui ne soit plus dictée par les seules lois économiques, mais par une appréciation morale. Assurément, c’est ce qui nous manque le plus. On ne sait pas très bien où on va, mais on y va !
Vers l’effondrement ?
Je crie, livre après livre, que notre monde moderne est en train de s’effondrer et qu’une manifestation de cet effondrement est la multiplication des croyances dans toutes les directions. L’homme se met à croire n’importe quoi et appelle n’importe qui au secours. Je pense que c’est l’annonce d’une crise assez fondamentale, en tout cas plus fondamentale que la crise économique.
Comment s’en sortir ?
Pour reprendre un terme biblique, par la repentance.
C’est-à-dire ?
Un changement de voie. Un changement de direction m’apparaît absolument décisif et fondamental, mais il faut qu’il remette tout en question, radicalement. La repentance signifie ne plus suivre cette pente qui peut nous conduire au chaos, changer nos orientations. C’est s’engager dans une critique radicale des logiques que nous avons suivies jusqu’à maintenant, productivistes, technicistes, étatistes : il faut les mettre en perspective et chercher d’autres voies, d’autres manières de vivre ensemble.
Comme le font des éco-lieux tels Notre-Dame-des-Landes et d’autres un peu partout en France et en Europe ?
Exactement ! Comme mes amis Bernard Charbonneau et Ivan Illich, je pense que ce retour à une échelle humaine, où chacun est partie prenante des décisions et règles qui le gouvernent, est sans doute le plus en mesure de transformer la société. C’était tout le sens des camps de réflexion que nous organisions dans les Pyrénées avec Charbonneau, entre les deux guerres, quand nous tentions de dessiner les contours d’une société alternative.
Certains vous reprochent de vouloir revenir à « l’âge des cavernes » !
(rires) Il ne s’agit pas du tout de cela ! La seule chose qui compte est de donner un sens à cette vie, d’être lucide sur ce monde présent – car, enfin, il nous questionne, non ? Et de se demander : « Et toi, que fais-tu ? »
Vous avez beaucoup fait pour les plus faibles, notamment durant le régime de Vichy et l’occupation nazie…
J’ai participé à la Résistance et à un réseau protestant d’aide aux familles juives traquées par Vichy et les nazis, affilié au SOE (Special Operations Executive, service secret britannique qui opéra durant la guerre pour soutenir les mouvements de résistance dans les pays occupés). Mais, à partir du moment où les Allemands et les gens de Vichy ont été vaincus, c’est vers eux que je me suis retourné pour essayer de faire en sorte qu’on ne les traite pas comme les Allemands avaient traité la Résistance.
Vous le considériez comme votre devoir de chrétien ?
L’Église protestante a toujours défendu l’étranger, le persécuté, les plus faibles. C’est une minorité ! N’oubliez pas que la Cimade (à l’origine, acronyme du Comité inter-mouvements auprès des évacués) est née en 1940… Mais, pour moi, il ne s’agit ni d’une question de religion, ni d’une question idéologique. C’est l’homme qui m’intéresse avant tout. Que cet homme soit de droite ou de gauche, quand il est dans un camp de concentration, j’estime qu’il faut arriver à l’en sortir. Pour moi, aider les faibles est une exigence démocratique.
Vous dites : « J’ai honte du monde que nous laissons aux jeunes. » Quel pessimisme !
C’est en effet le poids que j’ai sur moi, après avoir vécu la vie que j’ai vécue, en essayant de faire ce que j’ai essayé de faire, de laisser derrière moi un monde éclaté, en décomposition, lourd de tous les conflits possibles.
Vous n’êtes pas le seul responsable de ce monde, votre œuvre est là pour le prouver…
Oui, mais j’ai le sentiment qu’elle ne pèse pas lourd !
Pourtant, j’en témoigne, vous avez changé le cours de quelques consciences.
C’est Dieu qui en jugera quand je me retrouverai devant lui… Mais avec le projet que je pouvais avoir à vingt ans, je n’ai pas changé le cours du monde ! J’avais effectivement cette visée audacieuse… Je n’aurais pas écrit tous ces livres si je n’avais eu aucune espérance, aucun espoir, aucune possibilité de créer un monde pour que l’homme vive – c’est-à-dire qu’il trouve un sens à sa vie, qu’il acquière une autre relation au temps et à autrui… Comme l’a si bien écrit mon ami Charbonneau : « Le vieil Olympe était aussi terrible, et pourtant ce ne sont pas des titans, mais des hommes qui l’ont escaladé. L’Olympe n’est que pierres : matière. Seul est réel, vivant, qui le regarde. » On ne peut mieux dire !
Entretien réalisé par Noël Mamère