Regards. Le Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon a officiellement quitté le Parti de la gauche européenne (PGE) en juillet, expliquant ne pas vouloir appartenir au même parti européen qu’Alexis Tsipras, devenu selon lui le représentant de la ligne austéritaire en Grèce. Le PGE est-il obsolète ?
Fabien Escalona. La création de ce parti en 2004 témoignait de la renaissance de la gauche radicale après la longue nuit des années 1980 et 1990. Mais la crise grecque de 2015 a révélé qu’il ne constituait pas un outil satisfaisant pour affronter le chantage que subissait le gouvernement de Syriza, et elle a conduit à l’émergence d’entreprises concurrentes à gauche. Le PGE s’est en effet avéré un cadre à la fois trop étroit et trop large. D’un côté, Diem25, lancé par Yanis Varoufakis dans le but de démocratiser l’Union européenne d’ici une dizaine d’années, cherche à rassembler au-delà de la gauche radicale, dans les rangs des verts et de la social-démocratie – avec des figures comme Paul Magnette, l’ancien ministre-président belge de la Wallonie ou le porte-parole d’EELV Julien Bayou. De l’autre côté, les divers « sommets du plan B » initiés par Jean-Luc Mélenchon affirment au contraire la nécessité d’un périmètre de débat plus resserré pour réfléchir aux modalités d’une sortie de l’euro ou de l’Union en cas d’échec de la renégociation des traités.
« Maintenant le peuple a le mérite d’être un rassemblement idéologique cohérent, réunissant les diverses formations de ce qu’on peut nommer la "nouvelle gauche radicale". »
Depuis avril, il faut compter aussi avec Maintenant le peuple (MLP), qui semble gagner de l’ampleur…
Fabien Escalona. Le mouvement lancé en vue des élections européennes de mai 2019 par la France insoumise (FI), le Bloco de Esquerda portugais et l’Espagnol Podemos a été rejoint en juin par les Danois d’Alliance Rouge-Verte, les Suédois du Parti de gauche et les Finlandais d’Alliance de gauche… MLP a le mérite d’être un rassemblement idéologique cohérent, réunissant les diverses formations de ce qu’on peut nommer la « nouvelle gauche radicale ». Sur les décombres de la vieille gauche productiviste, restée inscrite dans l’histoire et les débats du mouvement ouvrier, cette nouvelle famille développe une doctrine et se fonde sur une base sociologique, toutes deux mieux adaptées au temps présent. Héritière du mouvement altermondialiste, elle se caractérise par son habileté à marier les exigences démocratiques, sociales et écologiques de manière innovante, en prenant aussi en compte les questions des minorités.
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La première déclaration de MLP parle explicitement de « rompre avec le carcan des traités européens qui imposent l’austérité ». Les signataires sont-ils d’accord sur les formes de cette rupture ?
Fabien Escalona. Ils se retrouvent tous autour d’un discours très critique sur l’UE, présenté comme foncièrement néolibérale, militariste et antidémocratique, et rendant quasiment impossible toute politique réellement progressiste (au moins en termes socio-économiques). Mais ils ne sont pas sur la même ligne vis-à-vis de la stratégie exacte à suivre pour combattre les traités existants : les changer sans en sortir ? Menacer d’en sortir ? En sortir d’emblée comme préalable à une politique de gauche ? Les plus radicaux figurent au sein des trois formations nordiques. Celles-ci ont toujours été fortement opposées à l’intégration européenne, et elles envisagent sans complexe une sortie de l’UE en des termes qui choqueraient en France. Il faut dire qu’en Suède, par exemple, même la social-démocratie voyait l’UE comme un club catholique, conservateur et capitaliste, jusqu’aux années 1980. La gauche nordique a par ailleurs une tradition de neutralité et de pacifisme qui la préserve de tout procès en nationalisme, alors qu’en France, la tradition jacobine de la FI, ses références positives au service militaire et la présence du FN sur le terrain de l’euroscepticisme compliquent davantage le débat…
La France insoumise se place sur une ligne assez distincte ?
Fabien Escalona. Elle a opté pour la ligne plan A / plan B, beaucoup plus audible politiquement, et sans doute plus maline stratégiquement, plutôt que de prôner une sortie sèche de l’euro. Quant au Bloco portugais dirigé par Catarina Martins, il a certes choisi de soutenir les mesures de relâchement d’austérité menées par le gouvernement socialiste d’Antonio Costa. Mais il affirme sans détour que s’il arrive au pouvoir et que l’euro s’avère un obstacle à l’application de son programme, il faudra en sortir – ce qui lui vaut moins des procès en nationalisme qu’en irréalisme. Il n’est pas question, toutefois, de parler de sortie de l’UE pour le Bloco, tant l’identité démocratique du Portugal est associée à son intégration à l’UE. Podemos demeure pour sa part très vague sur sa stratégie, et ne reprend pas à son compte la dialectique plan A / plan B, qui n’apparaît pas explicitement dans la déclaration. Il apparaît comme la formation la plus soft sur l’enjeu européen.
Ces divergences n’empêcheront-elles pas MLP de faire une campagne commune efficace aux prochaines européennes ?
Fabien Escalona. Le mouvement ne pourra effectivement pas faire campagne sur la stratégie précise à adopter contre l’UE existante, mais ce n’est pas forcément un handicap, puisque de toute façon ce n’est pas à des élections européennes que l’on décide de sortir des traités. Si cela se produit, ce sera le fait d’un gouvernement national, qui décidera d’être un grain de sable dans la machine – comme avait pu l’être Paul Magnette, lorsqu’il avait refusé de signer le CETA, l’accord de libre-échange entre le Canada et l’UE. La stratégie européenne n’est pas l’alpha et l’oméga de ce qui permet la coopération au sein de MLP, qui se concentrera sur les thèmes de la souveraineté populaire, sur la lutte contre le néolibéralisme et pour une écologie politique. Même si Podemos ne suit pas Mélenchon sur l’idée d’un plan B, ils sont très proches dans leur réflexion sur le populisme et sur les modèles d’Amérique latine.
« Le mouvement de Varoufakis veut apporter une réponse d’emblée paneuropéenne à la crise, comme si un espace politique européen existait déjà et qu’il suffisait d’y émettre des arguments rationnels pour démocratiser l’Europe. »
MLP risque-t-il de souffrir de la concurrence de la liste paneuropéenne transnationale de Diem 25 ?
Fabien Escalona. Je suis assez sceptique quant aux chances de Diem 25. Le mouvement de Varoufakis veut apporter une réponse d’emblée paneuropéenne à la crise, comme si un espace politique européen existait déjà et qu’il suffisait d’y émettre des arguments rationnels pour démocratiser l’Europe. C’est une initiative un peu hors-sol, négligeant les questions de rapports de forces et dépourvue d’ancrage populaire. Là où MLP est une coopération de partis ayant un fort ancrage électoral national, les formations qui participent à Diem25 sont très petites, comme le mouvement Génération.s de Benoît Hamon ou le parti polonais Razem… Paul Magnette, qui est l’une des voix les plus intéressantes et offensives de la social-démocratie, a pu dire que « l’espace public européen n’est pas assez mature », mais j’irais plus loin en affirmant que ce n’est pas – ou plus – le but des principales forces dirigeantes de l’UE. La progression se fait dès maintenant dans un sens autoritaire antidémocratique.
Vers quoi l’Union évolue-t-elle, alors ?
Fabien Escalona. On peut se demander si l’UE peut devenir plus qu’une « démocratie des démocraties », selon la formule de la philosophe Justine Lacroix. Aller vers une sorte de super État-nation européen à démocratiser, c’est ignorer la violence qui a précédé et présidé au processus d’homogénéisation culturelle et linguistique expérimenté par les formations sociales nationales – formations qui nous sont aujourd’hui si familières. Il faut se demander si l’on peut arriver à un degré d’intégration européenne satisfaisant sur le plan démocratique sans passer par un processus de création violente. Si l’on n’y arrive pas, ne faudrait-il pas en prendre son parti et tenter une intégration différenciée et réversible selon les sujets ? C’est un chantier de réflexion majeur, qui permettrait de sortir du manichéisme pro / anti-Europe dans lequel certains responsables politiques souhaitent nous enfermer.
Propos recueillis par Laura Raim