Extrait du numéro de Regards automne 2017. Photos Albert Facelly / Divergence
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Devant la "Maison de la résistance à la poubelle nucléaire", il ne s’écoule pas quinze minutes sans qu’une voiture bleu foncé, affublée du logo de la gendarmerie, ne fasse un passage en ralentissant. Le temps pour ses occupants de fixer quelques instants, selon un rituel bien rodé, les jeunes gens qui bavardent ou cassent tranquillement la croûte sur les marches de cette ancienne ferme de village, devenue lieu de vie militant et point de rassemblement internationalement connu des mouvements de lutte anti-nucléaire. Les habitants feignent l’ignorance, lancent un bonjour narquois ou exhortent, pour les plus hardis, les militaires à poursuivre leur route. La scène se répète inlassablement, au fil des jours et des semaines, symbole d’un territoire sous tension permanente.
Nous sommes à Bure, aux confins de la Meuse, où l’État a décidé il y a onze ans d’implanter Cigéo, projet pharaonique de site d’enfouissement des déchets nucléaires "en couche géologique profonde", tout droit sorti d’un film de science-fiction. Il se mène depuis, autour de ce village rural de quatre-vingt habitants, une véritable guerre de positions entre les pouvoirs publics et leurs opposants. Une guerre aux théâtres d’opération multiples, où l’intelligence, l’ingéniosité et le courage de quelques-uns parviennent avec constance à déjouer la puissance de l’État. Une guerre, aussi, dont les enjeux sont tels qu’elle semble exclure toute forme de compromis : son issue passera par la reddition pure et simple de l’une des deux parties.

Campagne sous occupation policière
À quelques centaines de mètres du village, une petite colline ornée d’un bois surplombe ce coin de campagne aux apparences paisibles, couvert d’une mer de blé dorée au soleil. Elle serait presque immobile, si les routes et chemins qui la traversent n’étaient régulièrement sillonnés de petites barques bleues – véhicules de la gendarmerie qui accomplissent leur ronde avant, sans doute, une nouvelle traversée du village. En contrebas, une petite route relie Bure au bois Lejuc, forêt toute proche mais située sur la commune voisine de Mandres-en-Barrois. À l’entrée du bois, on ne passe pas : après une chicane de fortune se dressent deux barricades imposantes, faites de bois de palette et de branchages, de tôles et de barrières métalliques. « Ne te gare pas trop près, avertit en souriant une habituée des lieux. Parfois, la barricade prend feu ! »
Le bois Lejuc fait partie des arènes les plus disputées de ce bras de fer. L’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), l’organisme public chargé de conduire le projet, cherche à mettre la main sur la forêt pour y lancer les premiers travaux. À terme, le bois doit être rasé pour y installer des infrastructures, notamment les puits d’aération et des ascenseurs reliés au site d’enfouissement. Ce dernier, composé d’un gigantesque maillage de 265 kilomètres de tunnels, serait logé à 500 mètres de profondeur. D’après l’Andra, lorsque la radioactivité finira par remonter, d’ici cent mille ans, elle atteindra des niveaux inoffensifs. Si tout se passe comme prévu…
Comme à Notre-Dame-des-Landes, le projet est dans les tiroirs de l’État depuis plusieurs décennies. Le site définitif, à Bure et sur les communes alentour, où doivent notamment être installés un terminal ferroviaire et un site de stockage provisoire, a été retenu il y a onze ans, après de multiples prospections dans le pays. Toutes se sont révélées infructueuses, souvent du fait d’une farouche opposition populaire. Mais le Sud de la Meuse, lui, est très faiblement peuplé. La construction du centre doit y démarrer en 2022. Les premiers déchets arriveraient en 2025. Tout va donc se jouer au cours du quinquennat Macron. Pour l’instant, les opposants enchaînent les victoires. Sur le plan juridique, mais aussi sur le terrain.
Faire contre-société
En juin 2016, quand l’Andra a pris une première fois possession du bois pour y lancer des travaux de défrichement et de forage exploratoire, plusieurs dizaines d’activistes ont investi les lieux, obligeant à stopper les opérations. Après une expulsion musclée, les opposants se sont à nouveau rendus maîtres du terrain. Ils ne l’ont plus quitté. Et ont eu tout loisir de renforcer les défenses du bois. Passée la première barrière, ornée d’une petite tourelle d’observation, reste à franchir une multitude d’autres barricades. Des tranchées, mais aussi un certain nombre de cabanes parfois très haut-perchées dans les arbres, renforcent le dispositif. À chaque accès, on se relaie pour monter la garde.
Le bois Lejuc est aussi un lieu de vie. Les infrastructures, certes, y sont modestes. La vie simple, mais organisée. Les opposants ont forcé l’admiration des villageois en tenant l’hiver, avec des températures descendues jusqu’à -15°. Parfois surnommés "les hiboux", ils sont souvent jeunes, en rupture avec la société du travail et de la consommation à outrance. Certains sont de passage, prêtent main-forte pour quelques jours ou quelques semaines. D’autres s’installent, construisent méthodiquement leur cabane. Ils renoncent aux stratégies de survie imposées par la société de la précarité. Pour faire corps avec la lutte, plutôt que de subir leur existence.
Lorsqu’ils communiquent entre eux, ils s’interpellent par des surnoms librement choisis. Certains ne se connaissent que sous leur appellation d’emprunt dont ils peuvent, le cas échéant, changer d’un jour sur l’autre. Par prudence, et pour brouiller les pistes. Pas question de laisser les services de renseignement savoir qui est qui, et surtout qui fait quoi. Le bois et la lutte ont leurs règles. Mais les surnoms ont un autre intérêt. S’installer au bois Lejuc, c’est un peu laisser son ancienne vie et son ancienne identité derrière soi. En faisant un pas de côté par rapport à la société, les occupants investissent une lutte qui est aussi remise en cause de leur rapport à eux-mêmes et aux autres.

À la croisée des générations militantes
Foucault, par son attention aux "marges" de la société, rappelait qu’elles en constituent les antennes sensibles, questionnant la légitimité des normes dominantes et ouvrant des espaces en forme de contrepoids à l’ordre institué. Des heterotopias. Assignations de genre, division du travail, habitudes de langage… Dès le matin au petit-déjeuner, tandis que le café chauffe lentement sur les braises, on questionne spontanément les mots et les usages du quotidien : « Le langage reproduit les oppressions, explique un occupant. Nous cherchons une manière de nous exprimer qui ne mette pas de barrière aux possibles d’existence ». La liberté de choisir qui l’on est, la stricte égalité dénuée de tout rapport de domination formel ou informel, l’autonomie politique : tels sont leurs idéaux.
Le bois Lejuc est-il une nouvelle ZAD ? La comparaison avec Notre-Dame-des-Landes revient comme un leitmotiv, mais les opposants s’en démarquent : « Pour nous ce n’est pas une ZAD, développe un "permanent" du site. Nous ne défendons pas seulement le bois Lejuc, mais un territoire. Nous sommes contre l’enfouissement nucléaire, où que ce soit ». « Nous avons un rapport au local qui nous est propre, complète un autre activiste. Parler de ZAD nous donnerait une certaine visibilité, mais pourrait nous pénaliser vis-à-vis de ceux qui vivent ici. » « L’idée est de s’ancrer sur le territoire, confirme une troisième occupante. Nous nous battons aux côtés de gens qui viennent d’ici, de ceux qui luttent ici. »
La Maison de la résistance à la poubelle nucléaire symbolise l’alliance entre les anciens mouvements de lutte contre le nucléaire, solidement ancrés dans la région, et les nouvelles générations militantes, habitées d’un esprit plus libertaire et radical, dont la force a émergé ces dernières années à Notre-Dame-des-Landes, dans les manifestations contre la loi Travail et sur les places de Nuit debout. La Maison de la résistance a été achetée en 2005 par l’association Bure zone libre – composée de militants français et allemands – et par le réseau Sortir du nucléaire. Elle est aujourd’hui essentiellement animée par de jeunes activistes, en lien permanent avec l’ancienne génération.
Contrôle quasi colonial du territoire
« C’est une lutte assez extraordinaire, juge Corinne François, militante historique de la bataille contre l’enfouissement des déchets, et ancienne administratrice de Sortir du nucléaire. Il y a une transmission qui s’effectue dans le temps. » Les militants anti-nucléaires ont amené leur expertise technique et juridique, leur expérience, leurs réseaux étendus jusqu’à l’international. La nouvelle génération ajoute à la palette ses modes d’action plus offensifs, une capacité à maintenir un rapport de forces sur le terrain, à l’occuper, à l’investir. « Nous avons établi une forte complémentarité », confirme Corinne François. L’alliance de la radicalité avec des modes d’action plus institués ne va pas toujours de soi, mais l’attelage a poussé l’adversaire sur la défensive.
Bien qu’elles fassent parfois débat, les actions menées par les jeunes activistes, par exemple pour faire tomber les grilles d’installations liées au laboratoire de recherche de l’Andra, maintiennent la pression sur l’agence. La présence physique de cette dernière est d’autant plus contestée qu’elle se veut imposante, avec ses immenses bâtiments éclairés toute la nuit, telle une soucoupe volante posée en rase-campagne. Leurs actions répondent aussi à une présence policière inimaginable, au point d’en indisposer les habitants. Une pression encore confirmée par la violence de la répression lors de la récente manifestation du 15 août.
Ce contrôle quasi colonial du territoire, qui s’affirme mètre carré après mètre carré, est aussi inscrit dans l’économie locale. Deux groupements d’intérêt public (GIP), créés pour soutenir Cigéo, sont financés par l’État, l’Andra, EDF, Areva ou encore le Commissariat à l’énergie atomique (CEA). Ils déversent chacun, annuellement, quelque trente millions d’euros de subventions sur la Meuse et la Haute-Marne (limitrophe de Bure) pour financer l’emploi, des infrastructures, ou encore l’habitat. Conséquence : sur fond de désindustrialisation et de crise agricole, l’économie y est totalement perfusée par les financements liés à l’industrie nucléaire.

Partout, l’argent du nucléaire
À Bure, au cours de l’été 2017, les trois rues du village ainsi que leurs trottoirs sont en réfaction totale. Le village, en quasi-désertification humaine, est néanmoins en chantier. Les lampadaires, au design futuriste et ornés d’ampoules fluorescentes, de même que la mairie et la salle des fêtes, sont rutilants. Il s’en dégage une impression surréaliste, celle d’une sorte de maquette grandeur nature. Tous les villages du secteur, automatiquement dotés d’une subvention de cinq-cents euros par an et par habitant, sont logés à la même enseigne. Pour se faire accepter des habitants, faire travailler en permanence les petites entreprises de travaux publics qui fleurissent aussi vite que les chantiers, l’atome ne recule devant rien.
Quitte à racheter 3.000 hectares de terres, et à placer l’agriculture locale dans le même état de dépendance. Via la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer), l’Andra possède un droit de préemption. Les agriculteurs se voient contraints de louer des terres à l’agence, dans le cadre de baux d’une durée d’un an renouvelable. « Ici, tout le monde devient Andra-dépendant, raconte Jean-Pierre, un paysan local impliqué dans la lutte. Comme l’agence rachète, le prix à l’hectare a doublé, et plus personne ne peut les concurrencer. S’ils le décident, d’ici dix à quinze ans, cette zone sera un désert. » Depuis sa ferme, on devine le tracé d’une ancienne voie de chemin de fer, qui doit être remise en service pour acheminer les colis radioactifs au rythme de deux trains par semaines pendant… cent ans. Le temps de remplir les galeries, prévues pour accueillir 83.000 mètres cubes de déchets. À cette échéance, le site sera scellé. Pour l’éternité.
Mais face à la démesure mégalomaniaque de Cigéo, les opposants n’ont pas dit leur dernier mot. Les collectifs locaux, comme Bure-stop, mènent depuis des années une véritable guérilla juridique, avec une bonne vingtaine d’actions déclenchées. Le transfert de la propriété du bois Lejuc à l’Andra a été invalidé une première fois par la justice, et les travaux de défrichement initiaux déclarés illégaux. Au fil des porte-à-porte et des manifestations, les opposants ne ménagent pas non plus leur peine pour convaincre les résidents des villages alentours. Peu à peu, tandis que les conséquences de Cigéo deviennent de plus en plus palpables, les lignes du rapport de forces se déplacent.
Fuite en avant de "l’État nucléaire"
Dernier succès en date : les failles dans la sécurité du projet ont été pointées en juillet dans un rapport de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), qui rejoint un constat formulé par les opposants : le risque de déclenchement et de propagation, à cinq-cents mètres sous terre, d’un incendie catastrophique très difficile à maîtriser. Mais ce n’est qu’un aspect du problème, pour un site contenant des éléments hautement radioactifs dont la non-dissémination dans le sol et les nappes phréatiques reste théorique, et devrait être constamment surveillée... sur plusieurs dizaines de milliers d’années.
Mais derrière Cigéo se cachent des enjeux bien plus importants. Empêtrée dans les difficultés liées au réacteur EPR, à Flamanville et à Hinckley Point en Grande Bretagne, et placé dans une santé financière préoccupante, EDF, tout comme sa consœur Areva qui lui fournit les combustibles, a le couteau sous la gorge. Depuis quarante ans et la première génération des réacteurs français, les déchets radioactifs s’accumulent. La mise en œuvre de solutions de stockage alternatives (et définitives) devient un impératif pour préserver l’illusion de viabilité de la production électronucléaire made in France. Pris dans une fuite en avant, "l’État nucléaire" semble prêt à tout pour y parvenir. Y compris à imposer Cigéo par la force.
En face, les opposants n’ont pas grand-chose à perdre non-plus, tant l’irréalisme délirant du projet s’est imposé à eux comme une évidence. On sent chez ces jeunes gens, comme chez des milliers d’autres en ce début de XXIe siècle aux promesses déjà trahies, tout à la fois la fierté de s’être engagés sur un chemin d’authenticité, où la facilité n’aura pas sa place, et la blessure sourde d’appartenir à une société brutale, qui déconsidère son présent tout en insultant son avenir. Qu’à cela ne tienne, ils veulent en bâtir une autre, et cela sans attendre les derniers souffles d’un vieux monde bien décidé à ne pas rendre les armes. En lisière du bois Lejuc, une petite pancarte accrochée aux branches résume : « Ce que nous défendons, nous le défendons pour tous. »