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Accueil | Entretien par Bernard Marx | 16 février 2021

« La dette Covid ne doit pas être instrumentalisée pour renouer avec une régulation budgétaire qui s’est révélée désastreuse »

On a causé Covid-19 et annulation de dettes publiques avec l’économiste Dominique Plihon.

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Spécialiste d’économie financière et professeur émérite de l’université Paris XIII, Dominique Plihon est l’un des co-rédacteurs de la récente note publiée par Attac « Qui va payer la note Covid ? ». Il est par ailleurs l’un des signataires d’un appel de près de 150 économistes européens à une annulation de dettes publiques détenues par la Banque centrale européenne conditionnée à des investissements dans la transition écologique.

 

Regards. Pourquoi Attac publie-t-il cette note sur cette question « qui doit payer la dette Covid ? » aujourd’hui ?

Dominique Plihon. La menace d’une instrumentalisation de la dette publique liée au Covid est très grande. Le mandat donné à la commission Arthuis nommée en décembre par le gouvernement et qui doit en principe rendre son rapport et ses propositions à partir de la fin février est celui d’une remise en ordre des finances publiques en réduisant le déficit, en remboursant la dette, sans augmenter les impôts. Cela passe par des réformes structurelles dangereuses pour toute la société. Nous ne sommes pas surpris mais inquiets. Nous avons donc voulu dans cette note répondre préventivement et faire des contre-propositions.

 

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La première raison de rejeter cette instrumentalisation de la dette publique est qu’elle est soutenable. Il n’y a aucun problème pour la financer compte tenu des taux très bas voire négatifs. En dépit du fait que la dette augmente, la charge financière des intérêts diminue. Cela va probablement durer. En Europe, les Banques centrales, et notamment la Banque centrale européenne (BCE), n’ont pas de raison de modifier rapidement leur politique « accommodante ». D’abord par ce que leur objectif central reste la lutte contre l’inflation. Il peut peut-être y avoir dans le monde une reprise de l’inflation. Par exemple aux États-Unis du fait de l’énorme nouveau plan de soutien qui vient d’être adopté. Mais globalement en Europe, l’inflation va rester très modérée. De plus une telle politique entraînerait un krach sur les obligations publiques et privées dont tous les détenteurs voudraient se débarrasser pour acheter des nouveaux titres rémunérés à des taux plus élevés. Cela aurait des effets catastrophiques. Les autorités monétaires le savent. Il n’a y a donc pas de raison pour que la politique monétaire change à court terme. Il faut donc dédramatiser le problème de la dette.

La Commission Arthuis peut néanmoins préconiser de baisser les dépenses publiques et de faire de la régulation budgétaire. C’est tout à fait possible compte tenu du mandat donné par le gouvernement. Mais une politique de régulation budgétaire qui aboutirait à réduire les dépenses publiques pour les services publics notamment de santé ou d’éducation, ou pour des investissements de long terme par exemple pour la transition écologique serait contre-productive. Cela aurait des effets catastrophiques.

Actuellement, non seulement il ne faut pas rembourser la dette, mais il faut l’augmenter de manière significative pour profiter des taux bas. Le gouvernement s’est endetté il y a quelques semaines à 0,5% pour un emprunt à 50 ans. Il faut y aller pour restructurer la dette actuelle et pour financer les dépenses publiques notamment dans le domaine sanitaire et social, pour relancer l’éducation et la recherche. Il faut absolument profiter des circonstances et des taux bas pour investir dans la transition écologique, soutenir l’activité et l’emploi.

La demande d’un développement des dépenses publiques ne se heurte-t-elle pas politiquement et concrètement à l’incapacité de l’État de l’organiser et de la mettre en œuvre de façon efficace comme on le voit par exemple dans la crise sanitaire ?

Il y a effectivement un problème et particulièrement en France qui souffre d’une hyper centralisation politique contrairement aux pays fédéraux comme l’Allemagne ou la Suisse. On le voit bien avec la crise sanitaire et avec le rôle du conseil de défense. C’est insupportable. La décentralisation française c’est du pipeau. Il faut redonner aux entreprises publiques un rôle plus important et davantage d’autonomie. Et également aux régions et aux collectivités locales. Face aux différences régionales et locales de l’épidémie, les responsables régionaux devraient pouvoir prendre des mesures sans attendre le pouvoir central.

Mais vous-mêmes vous parlez de court terme. Les choses ne peuvent-elles pas changer et rendre le problème de la dette plus préoccupant ?

Effectivement, on ne va pas rester indéfiniment à des taux zéro. Les banques centrales finiront par remonter les taux d’intérêt. Les investisseurs internationaux ont les moyens de mettre les pays en difficulté. On l’a vu en Europe lors de la crise des dettes souveraines dans les années 2105. Et du reste cette possibilité de pression des marchés financiers est déjà telle que par avance le gouvernement cherche à y répondre par la remise en ordre des finances publiques.

Il faut donc prendre des mesures dès maintenant pour rendre la dette moins vulnérable, moins sujette à la pression des marchés financiers et à des attaques spéculatives. Nous formulons pour cela 4 mesures à mettre en œuvre en France mais qui pourraient également être appliquées dans les autres pays européens.

La première idée est celle d’un audit citoyen. Il y a des précédents en Amérique Latine, en Equateur notamment. En Grèce cela n’a pas réussi. Selon nous un audit citoyen de la dette peut être un moyen d’obliger le gouvernement à expliquer pourquoi la dette augmente. En France le Collectif pour un Audit Citoyen de la Dette Publique [1] a montré que contrairement aux affirmations les plus courantes, la montée de la dette publique en France depuis les années 1980 est moins due à la hausse des dépenses, qui en réalité n’augmente pas plus vite en moyenne que le PIB, qu’à l’érosion des recettes fiscales qui tendent à augmenter moins vite que le PIB. Une érosion due à la concurrence fiscale, à l’évasion fiscale et à toutes les déductions fiscales considérables qui ont été faites pour les grandes entreprises et les plus riches. L’objectif est de ne pas laisser les pouvoirs publics justifier de l’austérité budgétaire à tout crin par l’excès des dépenses publiques.

Une deuxième mesure viserait à restructurer la dette, c’est-à-dire en allonger la durée ou renégocier les échéances. Certes aujourd’hui les taux d’intérêt sont très bas. Mais comme je l’ai dit, il faudrait en profiter pour allonger la durée de la dette. Et une partie de la dette publique détenue par la BCE pourrait être transformée en dette perpétuelle. Cela va au-delà de ce qu’on appelle faire rouler la dette, qui consiste à se ré-endetter à l’échéance de la dette souscrite. Dans ce cas, il y a quand même une épée de Damoclès et une pression possible des investisseurs et des marchés financiers. Si la dette est perpétuelle, il n’y a plus de remboursement mais uniquement des intérêts versés perpétuellement sur cette dette à la banque centrale, qui sont reversés à l’État.

Troisième mesure : l’annulation d’une partie de la dette publique détenue par la Banque centrale. Pour ma part j’ai signé l’appel en ce sens de plus de cent économistes européens publié il y a une dizaine de jours [2]. Je suis tout à fait partisan d’une annulation d’une partie des dettes publiques détenues par la BCE. Mais cette annulation serait conditionnelle. Elle serait effectuée en contrepartie d’un financement équivalent d’investissements jugés conformes à l’intérêt général et notamment aux objectifs de transition écologique et sociale. La conditionnalité est un point important. Et je ne suis pas favorable à la proposition dite de la « monnaie hélicoptère » qui consiste à créer de la monnaie d’une façon beaucoup plus trop aveugle. La politique monétaire doit être sélective.

La monétisation est une autre modalité possible. C’est le fait que la Banque centrale finance directement des dépenses publiques par la création monétaire sans passer par l’achat de titres que les États auraient émis sur les marchés. On utilise le compte courant du Trésor qui a fonctionné après la deuxième guerre mondiale et que la Banque d’Angleterre a récemment réactivé. Nous considérons que ce circuit direct de financement des États pourrait être réactivé. Évidemment là encore pas de façon inconditionnelle. Mais sur la base d’une négociation et d’un contrat entre la Banque centrale et des États ou des autorités européennes.

Notre quatrième proposition consiste à faire appel à l’épargne nationale, comme on le fait par exemple au Japon. Il ne s’agit pas de la partie de la dette publique rachetée par La Banque centrale, mais de la dette détenue à plus de 50% par des investisseurs étrangers. L’idée est de rapatrier cette dette. Qu’elle soit détenue par des particuliers et des investisseurs institutionnels publics français comme la Caisse de Dépôts. Il faut mobiliser pour cela une partie de l’épargne collectée par cette dernière via les livrets A, les livrets de développement durable, ou en créant d’autres canaux pour utiliser l’épargne actuellement très importante.

On pourrait avoir un discours, disons de patriotisme financier, consistant à proposer à nos concitoyens de placer leur épargne dont on garantirait qu’elle serait canalisée vers des financements d’intérêt général, par exemple la rénovation de l’habitat pour la transition écologique ou les hôpitaux ou les Universités. Les taux seraient assez bas mais ils pourraient être défiscalisés. Je pense qu’un tel discours et une proposition de ce type pourrait rencontrer un accueil favorable.

Christine Lagarde a réagi à l’appel des économistes européens en affirmant qu’une annulation de la dette Covid-19 est « inenvisageable » et serait « en violation du traité européen qui interdit sévèrement le financement monétaire des pays ». Est-ce que ce qui serait vraiment « inenvisageable », c’est qu’on ne transforme pas les règles et les institutions monétaires et budgétaires européennes ?

Attac a publié en 2019 au moment des élections européennes un livre intitulé Cette Europe malade du néolibéralisme. L’urgence de désobéir. Mais, avant même d’aller jusqu’à désobéir et même jusqu’à les changer, les Traités peuvent être interprétés de manière différente.

Qui aurait imaginé par exemple il y a 10 ans que la BCE détiendrait un jour près d’un tiers de la dette publique des pays de la zone euro. Cela veut dire que la Banque centrale a été capable d’une manière relativement efficace d’un certain point de vue de financer une partie des dépenses publiques de la crise sanitaire actuelle. Cette politique n’est pas parfaite mais elle est possible. La Cour Constitutionnelle allemande a cherché à freiner les ardeurs de Mario Draghi face à la crise de l’euro dans la décennie précédente, mais elle n’a pas réussi. De même le pacte budgétaire de 2012, qui limite des déficits budgétaires, a été mis entre parenthèses. Pourquoi reviendrait-on très rapidement à ce traité qui a montré qu’il était dangereux et contre-productif par rapport à la situation de crise que nous connaissons et qui va durer.

Tout cela veut dire qu’au niveau européen également il y a des marges de manœuvre et que les lignes ont bougé. Bien sûr il faut pousser. Il faut que les économistes, les politiques, les citoyens poussent dans le bon sens car il y a des interprétations possibles différentes des Traités sans avoir l’obligation préalable de les modifier. Ce qui prendrait, de toutes façons, trop de temps. Alors qu’il faut agir dès maintenant.

N’est-il pas urgent cependant de transformer l’articulation des politiques monétaires et budgétaires ?

Oui. Avec Esther Jeffers nous avons récemment publié un article sur la Banque centrale face à la transition écologique et sociale [3]. Nous y soulignons la nécessité d’une articulation beaucoup plus forte entre la politique monétaire qui est conduite au niveau fédéral dans la zone euro et les politiques budgétaires qui restent très largement au niveau national. Il s’agirait de mettre en coordination la politique monétaire, le pilotage budgétaire, et aussi ce qu’on appelle les politiques prudentielles, c’est-à-dire les règles d’encadrement des banques et des acteurs financiers, pour les amener à respecter les impératifs de la transition écologique. Mais on peut aussi imaginer des coordinations de ce type sur les impératifs sanitaires.

Dans un article publié il y a un an par la Banque des Règlements Internationaux, les auteurs [4] qui sont des banquiers centraux concluaient eux aussi sur la nécessité d’une meilleure coordination entre toutes les politiques.

Bien entendu cela suppose de réinterpréter totalement la notion d’indépendance de la Banque centrale. Elle ne peut plus dire : « Je fais une politique dans mon coin et mon seul objectif ce sont les prix ». Déjà, depuis 2008 elle est obligée de s’occuper de la stabilité financière. Et maintenant elle va être obligée de s’occuper des problèmes d’activité économique, des questions écologiques et des problèmes sociaux.
Il y a là un enjeu et une bataille considérables. Je ne dis pas qu’elle va être gagnée. Mais il y a des évolutions et nous pouvons faire bouger les choses dans le bon sens à l’occasion de la crise actuelle, d’ampleur exceptionnelle.

Mais tout de même il faut bien constater que la politique monétaire de taux zéro de la Banque centrale produit des records à la bourse et des bulles financières et qu’elle n’entraîne pas une reprise d’investissements réels utiles.

Quand la BCE achète des obligations publiques des pays européens cela permet à ces pays de mener leurs plans de soutien et de relance. Ce n’est donc pas neutre du point de vue de l’activité.

Par contre effectivement, il y a la question des conditionnalités des financements dont j’ai déjà parlé. La Banque centrale prête d’une manière inconditionnelle aux banques qu’elle refinance et aussi aux entreprises dont elle rachète des obligations. Par exemple des titres privés comme ceux de Total ou d’autres. Il faut absolument que la Banque centrale ait une politique plus sélective. Jusqu’ici la Banque centrale campe sur l’application d’un principe de neutralité. Ce n’est pas acceptable. Cette prétendue neutralité conduit à continuer de financer les énergies fossiles, à laisser faire ou même à favoriser le financement des entreprises qui licencient et qui n’investissent pas. Et bien entendu, s’il y avait une politique monétaire plus sélective, l’argent se retrouverait moins sur les marchés financiers pour alimenter les bulles financières.

Attac propose d’instituer une Contribution fiscale pour le remboursement de la dette Covid (CRDC). Pourquoi vouloir créer un nouvel impôt ?

Le gouvernement ment par omission quand il dit qu’il n’augmentera pas les impôts. Il le dit parce qu’il pense que la population acceptera plus facilement une remise en ordre budgétaire qu’une augmentation des impôts. Mais il ment. Il a déjà décidé d’augmenter les impôts en prolongeant d’au moins 10 ans la Contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS) qui devait s’arrêter en 2024 pour rembourser la dette sociale Covid. C’est inacceptable car la CRDS est profondément inégalitaire. Son taux uniforme de 0.5% est appliqué à tous les revenus y compris les revenus salariaux et sociaux, et frappe indistinctement toutes les populations y compris les plus modestes. Notre proposition d’une Contribution pour le Remboursement de la Dette Covid (CRDC) vise a combattre directement la décision du gouvernement de prolonger la CRDS. Nous disons qu’en tout état de cause si paiement de la dette sociale Covid il doit y avoir, ce n’est pas aux « premiers de corvée » de le faire. Nous faisons la contre-proposition que les particuliers les plus aisés soient taxés, et que les 6000 plus grandes entreprises dont le chiffre d’affaire est supérieur à 50 millions d’euros, dont un certain nombre a été des bénéficiaires de la crise, soient assujetties à une taxe complémentaire sur leur chiffre d’affaires afin de financer le remboursement de la dette sociale Covid et de contribuer au financement absolument nécessaire des services publics.

Cette proposition vise aussi à remettre dans le débat politique, l’enjeu d’une réforme fiscale dont la CRDC constituerait en quelque sorte une première étape. Il y a maintenant en France une crise de l’impôt. Le consentement à l’impôt est en baisse. La raison principale est l’injustice fiscale. Le mouvement des gilets jaunes l’a bien montré. Les enquêtes et les sondages le confirment. Les gens ne sont pas fondamentalement opposés à l’idée d’impôt mais à la condition que la charge soit équitablement répartie.

Thomas Piketty propose pour sa part un impôt exceptionnel sur le patrimoine de 10%. Je pense, pour ma part, qu’il faudrait un impôt pérenne sur le patrimoine qui concernerait les ménages dont le patrimoine est trois fois supérieur au patrimoine médian des Français soit autour de 600 000 euros par personne selon les calculs de l’observatoire des inégalités. C’est un gros patrimoine et la plupart des Français ne le paierait pas. Seuls les ménages vraiment aisés et riches l’acquitteraient. Mais cela rapporterait des montants significatifs bien au-delà des 3 milliards de rétablissement de l’ISF.

Une étude récente de France Stratégie montre que notre système de protection sociale est redistributif grâce aux prestations mais qu’il n’est pas égalitaire aux niveaux des prélèvements sociaux [5]. La CSG, qui est proportionnelle, devrait être progressive, comme l’est l’impôt sur le revenu, sans pour autant être fusionnée avec lui car le financement de la protection sociale doit être séparé du budget de l’État. Cela contribuerait à faire reculer le sentiment d’injustice fiscale et les critiques vis-à-vis du système de prélèvements obligatoires.

 

Propos recueillis par Bernard Marx

Notes

[2« L’annulation des dettes publiques que la BCE détient constituerait un premier signal fort de la reconquête par l’Europe de son destin », Appel Collectif de près de 150 économistes européens, 5 février 2021

[4Patrick Bolton, Morgan Despres, Luiz Awazu Pereira Da Silva Frédéric Samama et Romain Svartzman : The Green Swan. Central banking and financial stability in the age of climate change

[5France Stratégie : Inégalités primaires, redistribution : comment la France se situe en Europe, décembre 2020

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