Accueil | Par Bernard Marx | 18 mai 2015

Quand Mediapart se fourvoie dans la "science économique"

Mediapart a créé il y a deux mois une nouvelle émission consacrée à l’économie et aux économistes : En classe éco. Retour sur quelques questions abordées dont on pouvait espérer des éclairages et des débats d’économie critique. Ce n’est pas le cas.

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Mediapart a créé il y a deux mois une nouvelle émission consacrée à l’économie et aux économistes : En classe éco. L’émission a été confiée à deux "jeunes" économistes proches de Thomas Piketty, Camille Landais et Gabriel Zucman. A priori, pourquoi pas ?

Les questions les plus excitantes

L’objectif est de parler de façon pédagogique des questions les plus "excitantes" qui traversent les réalités et les recherches économiques actuelles. Trois émissions ont été à ce jour publiées. "À quoi servent les économistes ?", le 19 mars. "Que faire contre le chômage des jeunes ?", le 4 avril et, le 9 mai, "L’Europe est-elle condamnée à la récession ?"

L’ambition des questions posées souligne la pauvreté des réponses apportées. La faute au format : une longue interview d’un économiste au lieu d’un débat (comme celui, passionnant, entre Thomas Piketty et Frédéric Lordon (et Guy Sorman) lors de l’émission Ce soir (ou jamais !) le 27 avril. Ce n’est pas seulement affaire de forme mais aussi de contenu. Pour une fois, à la télé, des économistes ont traité, comme l’a noté Jean Gadrey, « du capital, du capitalisme et de sa correction, régulation ou dépassement ». Avec En classe éco, on est dans la "science économiques et on y reste. L’émission est réservée aux abonnés de Mediapart. Mais un retour sur quelques questions abordées n’est pas sans intérêt.

L’économie et les économistes

L’économie, dit le philosophe Jacques Rancière, est une science « dont les gouvernants actuels se prévalent et dont ils ne feraient qu’appliquer des lois déclarées objectives et inéluctables – lois qui sont miraculeusement en accord avec les intérêts des classes dominantes ». Non seulement ces économistes n’ont pas prévu la grande crise de 2007/2008, mais ils avaient prévu qu’en se soumettant aux lois qu’ils édictent, elle ne se produirait pas. « Le principal problème de la prévention de la dépression a été résolu en pratique », affirmait en 1995 l’un de leurs chefs de file, le prix "Nobel" Robert Lucas (cité par Paul Krugman, Pourquoi les crises reviennent toujours ? Seuil 2014) Alors même que la crise est advenue parce qu’on s’est soumis à la mise en œuvre de ces lois. Le pire est sans doute que loin d’en conclure à la nécessité de revoir cette science de fond en comble, les gouvernants et ces économistes en tirent argument pour aller plus loin, plus fort, plus haut dans le même sens et pour hâter le démantèlement de l’Etat social.

L’économie dont il est ici question ne recouvre pas la totalité de l’espèce, mais la sous espèce néo- classique dominante, qui tend effectivement à coloniser tout le territoire comme des perches du Nil dans le lac Victoria.

Mais la bataille existe. On peut même dire qu’elle fait rage. À l’université, elle oppose celles et ceux qui veulent défendre le pluralisme par la création d’une nouvelle section "Économie et société" à côté de l’actuelle section de "Sciences économiques" au sein de laquelle le pluralisme se réduit comme peau de chagrin. Les adversaires de cette création, entre autres le prix "Nobel" Jean Tirole et le nouveau professeur au Collège de France, Philippe Aghion, ont fait pression sur la Secrétaire d’Etat des Universités et en ont obtenu le blocage. Le récent prix "Nobel" a notamment mis en doute la qualité des travaux scientifiques de ceux qui demandent cette création, et affirmé que ce projet « promeut le relativisme des connaissances, antichambre de l’obscurantisme ».

Dans l’émission de Mediapart, Camille Landais et son interlocuteur Yann Algan, professeur d’économie à Sciences Po, se sont rangés dans les adversaires, tout en souhaitant davantage de pluralisme au sein de la section unique. Ainsi ne tiennent-ils aucun compte du fait que la part des économistes hétérodoxes sélectionnés comme professeurs d’université est progressivement tombée à 10% puis à 5 % des recrutements, comme l’a établi une étude de l’Association des professeurs d’économie politique (AFEP). Une autre étude, à laquelle Yann Algan a lui-même contribué, a pourtant montré que les économistes dominants étaient dominateurs et qu’ils ne respectaient aucunement "les règles du marché" dont ils sont par ailleurs les défenseurs systémiques.

Cette question a une importance qui dépasse le seul enjeu strictement universitaire. L’université et la recherche, explique André Orléan, président de l’AFEP à l’occasion de la publication du Manifeste pour une économie pluraliste, sont les lieux de formation de la réflexion économique. « Lorsqu’il y règne une pensée unique pendant de nombreuses années, cela ne peut manquer de se transmettre ensuite à l’ensemble du débat public. » Bien entendu ajoute-t-il, « il existe une forme de diversité dans le débat mais elle reste confinée dans des bornes étroites qui ne laissent guère de place à des points de vue réellement différents. »

L’argument principal avancé par Yann Algan est que « la distinction entre économistes orthodoxes et économistes hétérodoxes fait moins sens, notamment parmi les jeunes économistes ». Sauf que comme le note le Manifeste de l’AFEP, « Le déni de la distinction orthodoxie / hétérodoxie est l’indice que l’on a affaire à un orthodoxe. Et ce d’autant plus que orthodoxie ne veut pas dire uniformité, la diversité (ou le pluralisme) restant cependant superficielle et de second ordre. » Ce que confirme à sa façon Yann Algan : « On travaille tous sur l’être humain, et on essaye de mobiliser, avec des méthodes potentiellement différentes, l’ensemble des dimensions nécessaires à la compréhension des comportements », signifiant par-là que l’analyse des rapports sociaux de production et de répartition des richesses n’est pas leur commune tasse de thé.

La confiance

Une partie de l’émission À quoi servent les économistes a été consacrée à la question de la confiance qui est au centre des travaux de Yann Algan. Il est le coauteur avec Pierre Cahuc et André Zylberberg (deux signataires avec Jean Tirole de l’appel pour un Jobs Act à la française) de La fabrique de la défiance et Comment s’en sortir ? (2012, Albin Michel).

Avec la crise et ses différentes dimensions, la confiance est redevenue un enjeu majeur. Sans confiance à son égard, pas de monnaie. Sans confiance dans l’avenir, pas d’investissement. Sans confiance dans les autres, pas de coopérations.
La question n’est donc pas l’importance du sujet, mais la façon dont on le traite et pour quoi faire.

La question de la confiance peut être posée pour enrichir la critique de l’invasion du marché et des inégalités, ou le combat pour les solidarités. Mais, explique l’économiste Éloi Laurent dans le livre qu’il a consacré à L’Economie de la confiance (La Découverte 2012), elle peut être engagée dans des combats beaucoup plus douteux allant de la psychologisation des questions sociales, aux théories de l’envahissement culturel, en passant par les injonctions au devoir de confiance et d’optimisme.

Pour ce qui la concerne, la thèse de Yann Algan est la suivante : La France se distinguerait des autres pays développés par un niveau élevé de défiance. La responsabilité en incomberait au modèle social français institué après-guerre (sécurité sociale, planification, interventionnisme économique de l’Etat, etc..) qui combinerait l’étatisme et le corporatisme. Le coût économique et social de cette
« défiance mutuelle » serait considérable, « le déficit de confiance expliquerait deux points de PIB de perte ».

C’est un embrigadement de la question de la confiance pour un autre combat douteux analyse Éloi Laurent, celui de « la lutte contre les supposées rigidités structurelles de la société française qui seraient au fondement de ses problèmes économiques et sociaux ». « Un lien est en effet postulé entre rigidités structurelles et rigidités culturelles, ces dernières ("défiance", "incivisme" mais aussi à l’occasion "valeurs familiales") étant notamment censées constituer l’arrière-plan des blocages opposés à la conduite des bienfaisantes réformes de flexibilisation des marchés du travail et de libération de la croissance menées en Europe depuis le milieu des années 1980 et auxquelles la France se déroberait pour son malheur. » Yann Algan soutient la loi Macron. C’est surtout sur la méthode pour la faire passer qu’il prodigue des conseils.

Dans une étude publiée début 2009 (Peut-on se fier à la société de défiance ?), Éloi Laurent s’est livré à une critique détaillée et ravageuse de la pertinence théorique et empirique du travail de Yann Algan et Pierre Cahuc, et même, tout simplement, de sa rigueur scientifique.

Retenons ici l’essentiel. Ce n’est pas, en tout cas en France, la défiance qui explique les difficultés sociales, mais le contraire.

Le chômage (des jeunes)

Invité de la deuxième émission, Bruno Crépon est chercheur associé au Centre de recherche en économie et statistiques (CREST) et membre associé au J-Pal fondé par Esther Duflo. Selon lui, l’évaluation des politiques publiques par randomisation [1] constitue la principale avancée de ces dernières années en matière de lutte contre le chômage. C’est une « révolution », dit-il.

L’évaluation des politiques publiques est nécessaire à condition d’être elle-même débattue soigneusement. Et la randomisation fait partie des pratiques utiles, même si, elle a elle-même ses limites. Mais l’orientation et le cadre théorique reste déterminants. Camille Landais l’a précisé dès le départ de l’émission : l’enjeu ce sont « les dysfonctionnements du marché du travail ». On est bien dans le cadre néo-classique selon lequel le chômage résulte d’un mauvais fonctionnement du marché du travail, avec une demande trop rigide, de mauvaise qualité et trop coûteuse.

L’essentiel des politiques publiques testées par randomisation, ont ainsi concerné les dispositifs d’accompagnement renforcé des demandeurs d’emploi marginalisés (amélioration de la qualité des demandes d’emploi). Mais les limites sont évidentes. Bruno Crépon le dit lui-même. Les évaluations montrent que si la situation des gens aidés s’améliore, cela se fait au détriment d’autres qui n’ont pas été aidés. Le problème c’est le manque de travail. Et, dit Bruno Crépon, il faudrait sans doute aider... les entreprises dans les procédures « compliquées » et couteuses de déclaration de vacances de postes. Mais on sent bien qu’on est ici dans le détail. Le gros de l’affaire, c’est le droit social, la flexibilité et c’est la baisse du coût du travail et notamment la baisse des charges sociales pour les bas salaires.

Bruno Crépon est avec Rozenn Desplatz, le co-auteur d’une étude fondatrice qui a évalué que les dispositifs d’allégement de charges pour les bas salaires entre 1994 et 1997 auraient permis de créer ou de sauvegarder 460.000 emplois. Elle avait servi de référence et de justification à Jean-Pierre Raffarin, à Jacques Chirac et à Nicolas Sarkozy. Elle avait cependant suscité une levée de bouclier au sein de l’INSEE. Et la politique qu’elle servait à justifier était alors rejetée par les dirigeants socialistes. « Il faut dire,analyse l’économiste et statisticien Michel Husson, que cette étude cumule les approximations méthodologiques, et qu’elle donne des résultats non seulement démesurés, mais surtout incompréhensibles. »

Camille Landais interroge Bruno Crépon sur le ralliement du gouvernement socialiste à cette politique. Celui-ci se félicite que la raison avalisée par la science et la statistique fasse ainsi consensus. Le débat en reste là et il laisse comme un drôle de goût.

Car enfin, si l’on veut trouver des politiques économiques efficaces contre le chômage, il faut sortir du cadre des dysfonctionnements du marché du travail, et se tourner entre autres vers ceux de la financiarisation des entreprises et des coûts du capital. Les baisses des charges sociales sur les bas salaires sont, elles-mêmes, à l’origine de considérables conséquences négatives. Non seulement elles déséquilibrent le budget de l’État, mais elles enferment l’économie française dans le piège d’une préférence pour les emplois peu qualifiés.

Syriza = FN

Quant à la troisième émission, "L’Europe est-elle condamnée à la récession ?", disons, pour faire court, qu’il n’a nullement été question de sa construction comme un marché, ni de l’austérité, mais seulement de faire plus « d’Europe politique » sans interroger ni le comment, ni le pourquoi. Le point d’orgue a été atteint lorsque l’invité, l’économiste Alexandre Delaigue a affirmé : « Si elle veut faire partie de l’ensemble européen, il faut que la Grèce se soumette. On ne tolérerait pas en France qu’une région gouvernée par le FN se mette à appliquer la préférence nationale, le programme du FN ou même sortir de l’Euro. Si on veut pouvoir dire à l’Irlande "admettez un taux fédéral d’impôt sur les sociétés", il faut pouvoir dire à la Grèce vous devez vous soumettre aux règles de l’ensemble. »

« Des gens vont dire que je suis un fasciste », a ajouté, comme pour se prémunir, l’ancien professeur d’économie à Saint-Cyr, qui voit donc l’Europe comme les armées, une institution dont la discipline fait la force principale. Mais, si je puis dire, qu’il se rassure, Yannis Varoufakis lui-même n’a pas traité de fascistes ses collègues de l’Eurogroupe qui lui tenaient à peu près le même langage. Il leur a seulement dit que l’échec du gouvernement Syriza profiterait à l’extrême droite. « Si l’on nous empêche de conduire une politique alternative, Le Pen arrivera au pouvoir en France et Aube dorée prendra les rênes de la Grèce. En quoi cela serait-il une avancée pour l’Europe ? »

Comme tant d’autres, Alexandre Delaigue veut enfermer le choix des Européens dans la seule alternative entre l’explosion de l’Union européenne et la poursuite de la "méthode Monnet" consistant à transférer des compétences politiques de plus en plus importantes à des institutions européennes imposant, à l’écart du débat politique, une gouvernance par les règles. Il exclut ainsi la vraie alternative telle qu’énoncée, par exemple, par l’économiste Robert Salais qui n’aura donc pas eu droit de cité En classe éco de Mediapart : « La définition et la lutte pour une Europe qui privilégie le long terme, l’investissement productif, l’innovation, le travail créateur, une démocratie vivante, l’appui sur la liberté et l’engagement des Européens » (Le Viol d’Europe, Puf 2013).

Les trois émissions de En classe éco de Mediapart ne laissent pas simplement sur sa faim. Elles coupent l’appétit de faire de l’économie, comme s’il n’y avait pas « d’économie autrement ».

À lire (notamment) : À quoi servent les économistes s’ils disent tous la même chose ? Manifeste pour une économie pluraliste , sous la direction d’André Orléan pour l’AFEP, Les Liens qui libèrent, 10 euros.

Notes

[1La randomisation est utilisée de longue date dans le domaine de la santé. Elle consiste à évaluer l’efficacité d’un traitement en constituant de façon aléatoire deux groupes d’individus, l’un à qui on applique le traitement et l’autre à qui on ne l’applique pas. En principe, l’application du traitement au groupe témoin est effectuée ultérieurement en tenant compte des résultats.

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Vos réactions

  • A l’instar des laboratoires pharmaceutiques dans le domaine de la santé, les lobbies financiers font des politiques, des universitaires et des journalistes leurs marionnettes, chargées de nous faire croire que les patrons seraient désormais, par essence, des Saints Patrons, œuvrant pour le bien être de l’humanité.
    Sans régulation, sans réglementations étatiques, la paupérisation rampante nous mène droit vers de grands désordres mondiaux.

    Jean-Marie Le 18 mai 2015 à 14:17
  •  
  • Je suis bien soulagé de cette analyse critique sur cette émission de Médiapart ! Moi-même, abonné, j’ai éprouvé depuis le début un grand malaise, tant quant au style relativement "Macronien" que sur le fond où rien de bien clair et de décidé ne ressortait, une sorte d’enfumage pour tout dire.
    Encore un coup ou deux, et le malaise va vite devenir de la colère.
    Merci.

    icelui Le 23 mai 2015 à 14:02
  •  
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