Accueil | Chronique par Bernard Marx | 7 novembre 2019

Banque Centrale Européenne : c’était hier et c’est demain

Pour cet épisode 7 des « choses lues par Monsieur Marx » – deuxième saison ! – Bernard Marx s’attaque à la BCE.

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Le 1er novembre Christine Lagarde, avocate d’affaires, ministre de l’Économie entre 2007 et 2011, directrice générale du FMI depuis 2011 a remplacé à la présidence de la Banque Centrale Européenne Mario Draghi banquier d’affaires et président de la BCE depuis 2011.

Depuis hier, justement, on peut voir ces personnages dans le nouveau film de Costa Gavras, « Adults in the Room », adaptation cinématographique du livre de Yanis Varoufakis Conversations entre adultes, paru à l’automne 2017 [1]. Je n’ai pas encore vu le film. Mais le livre du ministre des Finances du gouvernement Tsipras, durant le 1er semestre 2015, établit clairement la responsabilité de ces deux dirigeants de la Troika, dans ce qui constitue un tournant politique essentiel de l’Europe. Pour eux, comme pour les autres dirigeants européens, l’enjeu n’a pas été de trouver une réponse raisonnable et d’intérêt général à l’insoutenable dette de la Grèce. Comme l’écrit Yanis Varoufakis : « Peu importait la logique. Les avantages mutuels étaient hors de propos. Les créanciers se fichaient de récupérer leurs sous. Ce qui comptait c’était leur autorité. Or elle se voyait défiée par un gouvernement de gauche dont la réussite, s’il arrivait à négocier un new deal pour son pays était leur pire cauchemar. Cela pourrait donner des idées à d’autres pays européens victimes de la même crise et des mêmes politiques irrationnelles. » Une fois cette porte refermée avec la participation active de Mario Draghi et de Christine Lagarde, la voie a été ouverte au Brexit et à l’extrême droite, partout en Europe.

 

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Yanis Varoufakis raconte, notamment, une saisissante anecdote concernant Christine Lagarde qu’il juge « intelligente, cordiale et respectueuse » et vis-à-vis de laquelle il dit « n’avoir jamais éprouvé d’animosité ». Il l’a rencontrée peu après sa prise de fonction comme ministre des finances. Elle lui a dit à la fin de l’entrevue : « Bien sûr, vous avez raison Yanis. Les objectifs sur lesquels ils (les dirigeants européens, NDLR) insistent ne peuvent pas fonctionner. Mais comprenez bien que nous avons trop investi dans ce plan. Nous ne pouvons pas reculer. Votre crédibilité dépend de votre accord et de votre participation à ce plan. »

Ce passé n’augure rien de très bon pour l’avenir alors que les limites et les contradictions de la politique de la BCE version Draghi sont de plus en plus évidentes.

Mario Draghi est présenté comme le sauveur de l’euro « celui qui a évité l’effondrement de l’Euro et l’éclatement de l’Europe » (Martine Orange). Sa politique monétaire non conventionnelle aurait permis à l’Union européenne de sortir du bourbier. Et alors que la croissance ralentit fortement et qu’une nouvelle récession sinon une nouvelle crise de l’euro menace, il a, par ses ultimes décisions, légué, à Christine Lagarde le soin de continuer sur la même voie. La nouvelle Présidente a confirmé que c’était là son intention.

« Whatever it Takes »

En juillet 2012, la liste des Etats qui se sont endettés pour sauver leurs banques, à un point tel qu’ils n’arrivent plus à se financer, ne cesse de s’allonger. Tout risque d’exploser. Mario Draghi déclare alors que « dans le cadre de son mandat, la BCE est prête à tout faire pour préserver l’Euro, quoiqu’il en coûte (« whatever it takes »)… Et croyez- moi cela suffira ». Après coup, ce « whatever it takes » a été considéré comme un tournant. Les marchés se sont calmés. Les taux d’intérêt exorbitants qui menaient les Etats les plus fragiles et les plus endettés dans le mur, ont diminué. D’autant plus que deux mois après, la BCE a mis en place un programme d’opérations monétaires sur titres (OMT) par lequel elle pouvait acheter des titres de dettes publiques émis par des Etats membres de l’Euro. Elle paraissait ainsi sortir des dogmes de l’ordo-libéralisme allemand interdisant à la Banque centrale de financer les Etats.

Mais en réalité il n’était pas question pour Mario Draghi que la politique monétaire serve à sortir des politiques d’austérité et de réformes néolibérales. Au contraire. Les OMT étaient conditionnés à la mise en œuvre de programmes de cet acabit négociés avec les institutions européennes. Sauver les banques et l’euro, oui ! sauver les peuples de l’appauvrissement et du chômage et de la mise en cause de l’Etat social, non !

Comme l’explique Adam Tooze, historien britannique, auteur d’une remarquable histoire de la décennie de crise financière [2] : « Mario Draghi avait annoncé qu’il "ferait tout ce qu’il fallait" pour sauver l’euro. Mais cela signifiait stabiliser les marchés européens de la dette souveraine et non sauver les chômeurs européens. Au cours des mois suivants, plutôt que de stimuler, la BCE a laissé son bilan se contracter. Il n’a rien fait pour compenser le resserrement budgétaire imposé par la camisole de force de la zone euro. À la fin de 2013, le taux de chômage de la zone euro avait atteint 12%, soit près de deux fois le taux cible de la Fed. Mais même cela ne suffisait pas pour déclencher une action. »

Fin de partie

Fin 2014 rebelote. La déflation et l’éclatement de l’euro menacent toujours. Au nom de son mandat qui est d’atteindre un taux d’inflation proche de 2%, la BCE abaisse son taux d’intérêt jusqu’à zéro et rachète à tout va, actifs privés et dettes publiques sauf pour la Grèce. Mais en même temps, le carcan de la gouvernance de la zone euro par la baisse des déficits et de la dette publique continue de s’imposer. La politique monétaire de Mario Draghi a permis de maintenir la solvabilité des pays de la zone qui ont un taux d’endettement public élevé. Mais elle a échoué sur le mandat de ramener l’inflation autour de 2% qui la légitimait. Elle n’a enclenché ni dynamique de solidarité ou même de simple convergence économique et sociale au sein de la zone, ni dynamique de réponse commune aux urgences écologiques et sociales. Pas même une reprise durable d’une croissance capitaliste classique. « Alors que l’argent est gratuit, l’Europe n’a investi ni dans la préservation de la planète, ni dans les infrastructures d’avenir », constate à juste titre l’économiste Olivier Passet.

Il y a deux raisons essentielles à cela.

La première est que derrière la soumission aux dogmes allemands de l’ordo- libéralisme et de la priorité à l’équilibre budgétaire, il y a les effets du mercantilisme et de la sur-épargne des Allemands. L’excédent extérieur allemand dépasse les 7% du PIB depuis plus de 7 ans. C’est énorme. Mais cela ne sert, ni à financer les infrastructures allemandes, ni à financer des investissements de rattrapage dans les autres pays européens. Les capitaux allemands prennent massivement le chemin des pays extra zone et notamment des Etats Unis ou de la plaque tournante du Benelux, qui, elle-même, les redistribue très peu vers la zone euro. Un énorme gâchis et une vision à courte vue puisque ce modèle a maintenant atteint ses limites. L’Allemagne a même rejoint l’Italie au rang des grands pays de la zone euro en difficulté « avec la contraction des "vieilles" industries, les pertes de parts de marché, la dégradation de la compétitivité-coût, la faiblesse du commerce mondial », constate Patrick Artus.

L’autre raison c’est l’exigence générale de rentabilité financière du capital privé sur lequel on mise et qui n’a pas reculé. Patrick Artus lui-même le souligne : « La baisse des taux d’intérêt avec la politique monétaire très expansionniste a évidemment soutenu la solvabilité des emprunteurs dans la zone euro, et c’est là son apport majeur. Mais elle n’a pas soutenu l’accumulation de capital ou la croissance potentielle, puisqu’elle n’a pas fait baisser l’exigence de rentabilité du capital, ce qui est son plus grave échec. » L’argent facile alimente en priorité l’inflation des prix des actifs financiers et immobiliers et les distributions de dividendes. « C’est le passé que joue la finance, analyse Olivier Passet, c’est la plus-value sur le capital ancien. Le marché du capital d’occasion devient le creuset de la création de valeur…. Le capitalisme financiarisé a poussé au plus haut la rentabilité du capital et les ressources d’autofinancement. Les banques centrales ont poussé au plus haut la liquidité. Et face à l’abondance des fonds mobilisables, la demande de fonds pour bâtir un capitalisme durable reste paralysée. Les taux d’intérêt négatifs sonnent alors comme l’oraison funèbre d’un capitalisme financiarisé, où l’argent est surabondant, mais ne sait plus où s’investir pour porter la croissance de demain. »

Quelle est la question ?

La plupart des commentateurs se demandent si Christine Lagarde aura le courage de poursuivre la politique monétaire « non conventionnelle » relancée par Mario Draghi à la fin de sa présidence. « C’est la mauvaise question à se poser », analyse Yanis Varoufakis, puisque cette politique est en échec. L’ancien économiste en chef du FMI, Olivier Blanchard, le dit lui-même : « On arrive au bout de ce que peut faire la politique monétaire. Le bénéfice marginal des nouvelles mesures est faible… Le temps est venu de reconnaître que l’aide macro-économique doit venir d’ailleurs, c’est-à-dire de la politique budgétaire. »

Et encore cela serait loin d’être suffisant. De nombreux et profonds changements structurels sont nécessaires, y compris une réforme du rôle et du fonctionnement de la BCE. À commencer par le financement de la transition écologique. Le point le plus urgent et non des moindres serait, selon Yanis Varoufakis, est d’obtenir de Berlin « l’abandon des règles suicidaires de la zone euro qui renforce la dynamique déflationniste de l’Europe et d’accepter l’idée d’une dette commune et sure ». Malgré la récession, les dirigeants allemands et des Pays-Bas, à commencer par ceux qui siègent à la BCE, le refusent bruyamment. Ils campent sur l’orthodoxie monétaire et budgétaire au nom de la défense des épargnants qui seraient lésés par les taux d’intérêt négatifs. Alors même qu’un resserrement de la politique monétaire provoquerait une nouvelle crise financière majeure qui pénaliserait les salariés épargnants allemands bien davantage que les bas taux d’intérêt actuels.

Peut-on raisonnablement espérer de Christine Lagarde qu’elle mène le combat demandé par l’ancien ministre grec ? Ou même seulement qu’elle fasse en sorte que la BCE cesse d’exercer un chantage politique sur les peuples qui décideraient de s’émanciper de règles budgétaires stupides ? L’économiste atterré Philipe Légé souligne au contraire qu’il y a quelques bonnes raisons d’être inquiet sur ce sujet : « Il faut se rappeler que Christine Lagarde est pétrie de l’idéologie néolibérale. Son passage au FMI l’a sans doute rendue un peu plus pragmatique… Mais Christine Lagarde ne devra-t-elle pas montrer patte blanche à la droite allemande et se montrer même "plus royaliste que le roi" ? Ne sera-t-elle pas immédiatement atteinte du syndrome Moscovici ? » Retraçant son parcours notamment comme ministre et comme dirigeante du FMI, il conclut en ces termes : « L’optimisme des dirigeants en poste […] peut refléter leur vision illusoire au sujet de la structure socio-économique qu’ils dominent. Ils sous-estiment la crise parce qu’ils ont tendance à la considérer comme un accident. En 2007, le président de la Fed – pourtant membre de l’aile modérée du Parti Républicain – a immédiatement compris qu’il ne faisait pas face à un "accident", mais à une grande crise du système capitaliste. Christine Lagarde ne brille, ni par sa clairvoyance, ni par sa capacité à se départir de l’idéologie de sa classe sociale. »

 

Bernard Marx

Notes

[1Yanis Varoukakis : Conversations entre adultes. Dans les coulisses secrètes de l’Europe. Les Liens qui Libèrent, octobre 2017.

[2Adam Tooze : Crashed. Comment une décennie de crise financière a changé le monde. Les Belle Lettres, octobre 2018.

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