Accueil | Chronique par Bernard Marx | 11 octobre 2019

En finir avec la croissance ?

Découvrez vite l’épisode 4 des « choses lues par Monsieur Marx », deuxième saison ! Cette semaine, Bernard Marx a lu pour vous le dernier livre d’Eloi Laurent : Sortir de la croissance.

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« Comment osez-vous ? Vous avez volé mes rêves et mon enfance avec vos paroles creuses. Je fais pourtant partie de ceux qui ont de la chance. Les gens souffrent, ils meurent. Des écosystèmes entiers s’effondrent, nous sommes au début d’une extinction de masse, et tout ce dont vous parlez, c’est d’argent, et des contes de fées de croissance économique éternelle. Comment osez-vous ? »

Greta Thunberg, discours à l’ONU 23 septembre 2019

L’économiste Eloi Laurent publie avec régularité des essais courts, clairs et souvent stimulants. En 2015 et 2016, il s’attaquait aux mythologies de la pensée économique dominante. L’an dernier, il livrait un vibrant plaidoyer pour la coopération. Dans son nouvel essai, il prend pour cible la croissance [1].

 

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Le synopsis du livre, si je puis dire, tourne autour de trois idées essentielles :

1. Il faut absolument réorienter l’ensemble de l’activité économique vers le bien être des personnes, la résilience (c’est-à-dire la capacité à résister et à survivre aux chocs, tels que le changement climatique) et la soutenabilité qui vise la capacité des sociétés à tenir le cap du bien être sur le long terme.
2. La recherche de la croissance, mantra qui domine le fonctionnement de l’économie, les politiques et les autres relations humaines, n’est pas la solution, mais le problème. « Elle entrave, écrit-il, autant qu’elle biaise notre action. Le PIB est borgne quant au bien-être économique, aveugle au bien être humain, sourd à la souffrance sociale et muet sur l’état de la planète. La croyance dans la croissance est soit une illusion, soit une mystification. »
3. Pour s’orienter vers le bien-être, il faut sortir de la croissance, « la dépasser ».

L’acte d’accusation occupe la première partie de l’ouvrage. La seconde est consacrée à la proposition d’un chemin possible, d’une transition du bien-être.

Le procès du PIB

L’accusé numéro 1 est donc le PIB (Produit Intérieur Brut) qui mesure la production économique à l’intérieur d’un pays dans la sphère monétaire. C’est devenu « l’incarnation statistique et quasi philosophique de Croissance ». Eloi Laurent rappelle l’histoire de cet indicateur : son invention aux USA par l’économiste Simon Kuznets dans les années 1930 pour aider l’Etat du New Deal à faire face à la dépression ; ses évolutions, notamment pour compter de façon très imparfaite les services de l’Etat dans la production. Il rappelle les critiques bien établies et formulées de longue date. Dès 1968, c’est-à-dire au début de la crise du régime de croissance d’après-guerre, Robert Kennedy avait déjà dit l’essentiel : « En un mot, le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue ». Du coup, ce qui frappe le plus est le sentiment de se heurter à un mur. Malgré des critiques fondamentales et justifiées, le PIB et son taux de croissance restent les indicateurs centraux des résultats et des objectifs des gouvernements, « le guide suprême des politiques économiques ». Il l’était déjà sous le régime de croissance de l’après-guerre. Il l’est toujours sous le régime néolibéral. Dans la France macronienne, il guide toujours les réformes ou les politiques régressives de retraites ou de santé. Et il conduit même le président de la République, tout entier attaché à la tache de justifier la baisse des dépenses publique, à dire n’importe quoi.

Pourquoi en est-il ainsi ? Une des raisons tient sans doute à la difficulté de traiter le bien être par un indicateur synthétique. L’ONU publie un indicateur de développement humain par pays qui est loin d’être satisfaisant. Il fait une moyenne de variables assez disparates supposée identifier l’état de la santé (l’espérance de vie), l’éducation (la durée moyenne de scolarisation) et le niveau de vie (le revenu par habitant). Cet indicateur ignore, lui aussi, les inégalités et n’aide pas vraiment ni à la détermination, ni à l’évaluation des structures socio-économiques et des politiques publiques. Selon Eloi Laurent, il faut en réalité viser à sortir du PIB non pas tant par un nouvel indicateur synthétique (même si cela ne lui parait pas hors d’atteinte), que par une batterie d’indicateurs moins unidimensionnelle, de type tableau de bord.

Eloi Laurent souligne en tout cas l’enfoncement dans la crise de l’indicateur PIB et l’urgence d’en sortir. La maladie de la croissance que cet indicateur prescrit comme un remède universel ne cesse de s’aggraver et il en rend de moins en moins compte. Un point essentiel était que la croissance du PIB pouvait être associée à l’amélioration de l’emploi, des revenus, de la consommation, de la santé. Ce n’est plus vrai. Le taux de chômage lui-même devient un instrument de mesure de plus en plus contestable puisqu’il ne tient compte ni de l’évolution du taux d’activité, ni du temps partiel subi, et de tout ce qu’il est convenu d’appeler le halo du chômage. De même pour les revenus : Eloi Laurent pointe par exemple « une réalité à peine croyable » : « Le pouvoir d’achat des salaires horaires américains a progressé d’exactement 2,38 dollars en un demi-siècle. Au cours de la même décennie, le PIB par habitant a été multiplié par 16. Dans les deux dernières décennies, entre 1996 et2 016, cette stagnation sociale a été telle que le revenu médian des ménages américains est resté inchangé, à 247 dollars près ». Evidemment, si l’on a les yeux rivés sur le PIB, on ne peut pas comprendre la victoire de Trump, ni s’opposer efficacement au Trumpisme.

A quoi il faut ajouter, bien sûr, le camouflage de la crise écologique. Le PIB ignore les coûts écologiques des destructions, de la perte de biodiversité, des accidents industriels et du réchauffement climatique. Pire il en fait ses choux gras dès lors qu’ils donnent lieu à une production marchande. Eloi Laurent apporte ici un éclairage tout à fait suggestif. Contrairement à une idée reçue concernant la dématérialisation supposée de la production à l’heure du numérique, l’extractivisme de la croissance n’a pas reculé au contraire : « Le découplage relatif entre production économique et consommation de ressources naturelles, observé tout au long du XXème siècle et jusqu’au début des années 2000 s’est alors inversé…. La transition numérique correspond donc à un recouplage absolu, à une rematérialisation massive des systèmes économiques. Dans le même temps, la productivité énergétique commence à stagner, alors qu’elle avait cru de 40% entre 1970 et 2000 ». Exemple : la France en Euros, c’est un PIB à 2200 milliards d’euros (environ 32.000 euros par personne). La France en tonnes, la France pesante et dépendante, c’est 755 millions de tonnes de ressources naturelles consommées chaque année, soit près de 12 tonnes par habitant, pour l’essentiel importées de l’étranger, au prix de dommages écologiques supportées par les pays où l’extraction a lieu. Conclusion : « Le PIB comme la croissance sont à nouveau un obstacle à notre prise de conscience écologique ».

La croissance et non le capitalisme ?

Derrière la critique du PIB, c’est un bien la sortie de la croissance et non la sortie du capitalisme que préconise Eloi Laurent pour construire la transition du bien-être. Il y a, selon lui, quelques bonnes raisons à cela.

D’abord, explique-t-il, sortir du capitalisme ne signifie pas sortir d’un régime de croissance ravageur. La preuve par l’URSS hier, et par la Chine aujourd’hui, qui montre avec évidence que « l’hyper croissance n’a pas besoin du cadre capitaliste pour se développer (sauf à considérer que la Chine serait en fait un pays capitaliste, mais dans ce cas les mots n’ont plus de sens) ».

Ensuite « le capitalisme n’a pas besoin de se nourrir d’une croissance perpétuelle sans laquelle il s’effondrerait ». La preuve, selon lui, par le Japon qui n’a presque plus de croissance depuis plusieurs décennies et où le capitalisme continue de prospérer, tout comme le développement humain.

Troisièmement, le capitalisme n’est pas incompatible avec le bien-être humain. La preuve, dit-il, par les pays scandinaves. Et comme c’est un système de bien être qui doit remplacer le système de croissance, sortons de la croissance et modifions pour cela ce qui doit l’être mais ne cherchons pas à dépasser le capitalisme. Non seulement ce serait très hypothétique, mais, selon lui, ce débat « masque en fait largement les dangers d’une sortie réelle d’une démocratie qui s’amorce actuellement et que les partisans d’un autoritarisme écologique voudraient voir s’accélérer ».

L’argumentaire ne m’a pas convaincu : ce n’est pas parce que la Chine est dirigée de façon dictatoriale par un parti-Etat unique et communiste qu’elle n’est pas un pays capitaliste. Les mots garderaient, me semble-t-il, un sens en la qualifiant de capitalisme monopoliste d’état autoritaire [2].

En second lieu, une stagnation de longue durée constitue pour le capitalisme une contradiction mortifère pour un système d’accumulation sans fin du capital régulé par le profit. Bien sur l’accumulation financière et l’inflation du prix des actifs financiers peuvent suppléer un ralentissement du mouvement de l’accumulation réelle, mais cela tourne mal, en général.

Troisièmement, les pays scandinaves bénéficient encore de bien-être conquis dans le passé. Mais ils sont de plus en plus difficilement conciliables avec les avancées du néolibéralisme qu’ils connaissent eux aussi. Et un retour en arrière n’est pas possible. Enfin, c’est me semble-t-il, faire preuve d’une grande confusion que de prétendre que les dangers actuels de sortie de la démocratie sont liés à une tentative de sortie du capitalisme. Ce n’est dans l’intention ni de Trump, ni de Poutine, ni de Bolsonaro, ni de Modi, ni d’Orban, ni de Le Pen…

La voie de la Finlande ?

Est-il possible de dépasser la croissance (et non de régresser par rapport à elle) pour construire une société de bien être sans dépasser, en même temps, le capitalisme ? Les préconisations d’Eloi Laurent n’en fournissent pas la démonstration. Leur axe principal consiste à modifier les indicateurs servant de base à la détermination des politiques budgétaires. Au niveau européen, la coordination des politiques économiques et budgétaires (ce qu’on appelle dans le jargon bruxellois « le semestre européen ») est aujourd’hui dominé par l’enjeu de la discipline budgétaire toute entière calée sur des calculs en pourcentage du PIB. Il faudrait, dit Eloi Laurent, y substituer « un débat à Bruxelles, comme dans tous les parlements des Etats membres, nourri par les indicateurs de bien-être et de soutenabilité et orienté par les valeurs européennes et les priorités nationales ». Au niveau national justement, là aussi il faudrait cesser de focaliser la détermination du projet de loi de finances et la loi de financement de la sécurité sociale, sur le taux de croissance du PIB. Selon Eloi Laurent, la Finlande montre la voie. Elle intègre les objectifs de bien être (une Finlande non discriminatoire, équitable et éduquée) et de soutenabilité (une Finlande neutre en carbone et sobre en ressources naturelles) dans la détermination des choix publics et oblige tous les ministères à justifier leurs dépenses au regard de ce critère.

Mais les enjeux d’une transition vers une économie et une société de bien-être et de soutenabilité ne se situent pas seulement au niveau des politiques budgétaires publiques. Or, Eloi Laurent ne traite pas du tout de la finance. Et son trop court chapitre « Agir dans les entreprises » ne dit rien de la domination de leur gestion par le profit et la rentabilité. Il ressemble plutôt à un constat d’impuissance qu’à une véritable proposition d’actions pour qu’elles agissent pour le bien-être et la soutenabilité.

 

Bernard Marx

Notes

[1Eloi Laurent : Sortir de la croissance Mode d’emploi. Les Liens qui Libèrent, octobre 2019

[2Thomas Piketty parle pour sa part « d’économie mixte autoritaire » : « Le pays n’est plus communiste, puisque la propriété privée représente dorénavant près de 70% du total des propriétés , mais il n’est pas non plus complètement capitaliste puisqu’il représente toujours un peu plus de 30%, ce qui est certes minoritaire mais tout de même très substantiel … (et) donne à la puissance publique chinoise sous la houlette du PCC des possibilités d’intervention considérables pour décider de la localisation des investissements et des créations d’emploi et pour mener des politiques de développement régional ». (Capital et idéologie, Seuil, septembre 2019)

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