Accueil | Chronique par Bernard Marx | 24 juin 2020

« Et on voudrait que j’aie le moral »

Cette semaine, dans ses « choses lues », Monsieur Marx décortique la politique économique prévue pour la sortie de crise du Covid-19. Et le changement, c’est pas maintenant !

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Face à la crise économique « post-Covid », l’enjeu de la politique économique est au fond de même nature que celui de l’après « crise des subprimes » de 2008 : repartir comme avant avec le moins de changements possibles ou commencer à changer vraiment. On sait ce qu’il est advenu à l’époque…

 

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« Ce n’est pas la première fois que l’on nous fait le coup du moment keynésien, expliquent les économistes post-keynésiens Jean-François Ponsot et Jonathan Marie. La dernière fois, c’était en 2009-2010 dans le sillage de la crise financière globale. Mais son effet a été très limité. Les éphémères politiques de relance ont vite cédé le pas aux politiques de "consolidation budgétaire" et Keynes est retourné dans les rayons de l’histoire de la pensée économique. » « Il faut, ajoutent-ils, se méfier également du retour soudain et exalté à des penseurs défunts en période de crise ». Par exemple, « le fameux "moment Minsky". Lors de la crise financière de 2008 a mis sur le devant de la scène cet économiste hétérodoxe oublié, car son analyse montrait parfaitement comment les cycles financiers pouvaient générer de l’instabilité et des crises financières. Dans les faits, aucune leçon n’en a été tirée pour mettre fin aux excès de la finance dérégulée. »

S’agissant de la France on sait aussi ce qu’il en est advenu en 2012 avec François Hollande qui double la mise au lieu du changement de cap promis le temps de la campagne électorale. Et avec Emmanuel Macron, un acharnement dans la même thérapie, en pire : baisse des cotisations sociales des entreprises et de la taxation des profits, baisse de la taxation du capital et de ses revenus du capital, réformes du marché du travail, tentative de réforme régressive des retraites, nouvelles privatisations, poursuite de la maltraitance des services publics de santé, d’éducation, de recherche.

Le mantra de cette politique économique est le prétendu pouvoir créateur d’emploi du patrimoine financier : seules les entreprises guidées par le but du profit et la gestion actionnariale créent des emplois, pas l’État, ni le secteur public. Le discours sur les premiers de cordée, rappelle Thomas Piketty [1]en est un marqueur phare « avec une promesse de prospérité pour tous à condition de donner davantage de moyens financiers aux plus favorisés, de récompenser le succès, ceux qui créent des entreprises et investissent ».

Aujourd’hui Emmanuel Macron parle beaucoup de changement. Mais, derrière les mots souvent vides, les actes mis en œuvre ou annoncés disent le contraire. Et le crédit de la parole présidentielle suraccumulée continue de se dévaloriser.

Une crise très spécifique

La crise actuelle est évidemment très spécifique par rapport à la crise précédente de 2008-2009. Les économistes très hétérodoxes comme Michel Husson soulignent le fait qu’elle n’est pas « endogène » au fonctionnement du système économique. Au-delà de ce débat non négligeable, on peut s’accorder sur les spécificités de la crise économique liée à la pandémie de la Covid-19.

  • Le coronavirus n’a pas frappé un organisme économique sain mais un grand corps malade du capitalisme financiarisé, marqué avant même le déclenchement de la pandémie par un ralentissement de l’activité et de la productivité, un surendettement des entreprises et des politiques monétaires soutenant, déjà, presque quoiqu’il en coûte, la croissance des pays du Nord.
  • La crise est mondiale. L’impact économique de la crise sanitaire est différencié selon les pays. Il est aggravé dans la plupart des pays émergents et dans les pays en développement par leurs grandes vulnérabilités économiques, sociales et financières.
  • La crise frappe de façon différenciée selon les secteurs. Les dégâts ne sont pas infligés équitablement rappelle Michel Husson. Outre les secteurs industriels de l’automobile et de l’aéronautique, « les secteurs de services, les plus frappés emploient en général beaucoup de main-d’œuvre, souvent à bas salaires, sur contrats précaires, pour qui le travail à distance est souvent impossible. Selon l’OCDE, plus d’un tiers des entreprises serait confronté à des problèmes de trésorerie après trois mois de confinement ». Et les disparités sont également fortes entre les pays, notamment en fonction de leurs dépendances vis-à-vis des chaines de valeurs mondialisées ou du modèle de tourisme massifié. Avec, par exemple, des récessions d’ampleurs différentes entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud, France comprise.
  • Face à l’épidémie, on a effectivement assisté à un véritable bouleversement. « Les Etats et les institutions ont jeté aux orties tous leurs principes, explique Michel Husson, et on peut même avancer que leur réaction a été à la hauteur de la crise : elles ont agi comme si nos vies valaient mieux que leurs profits. »

Le propos est volontairement provocateur. Mais c’est pour mieux éclairer la question qui se pose maintenant : est-il dans l’intention des dirigeants politiques et économiques de continuer sur la voie de ce grand bouleversement ? Ou cherchent-ils au contraire à concevoir et à mettre en œuvre la sortie de crise comme un retour au régime- si possible verdi- de la croissance d’avant, celui de l’accumulation du capital et des profits privés ?

Retour de manivelle

Michel Husson, Alain Légé ou Henri Sterdyniak soulignent la menace d’un retour de manivelle. Et Gaël Giraud alerte contre la tentation austéritaire. La pression va être forte du côté patronal et de ses économistes, explique ainsi Henri Sterdyniak. « Pour eux la sortie de crise demanderait essentiellement une forte baisse des impôts à la production, des mesures d’aides à l’investissement (possibilité d’amortissement accéléré), un nouvel allègement du droit du travail (qui, dans l’idéal, reposerait uniquement sur les normes européennes et des accords d’entreprises), la sous indexation durable (ou mieux la baisse) du SMIC et des prestations sociales, des mesures d’austérité pour réduire les dépenses publiques et sociales (à la fois pour baisser les impôts et les cotisations sociales et pour réduire la dette publique). Pour maintenir leur emploi, les salariés devraient accepter des baisses de salaire ou des hausses de la durée du travail ».

« Les entreprises ont subi 40 milliards d’euros de perte, explique de son côté Michel Husson. Cela signifie qu’en huit semaines, elles ont perdu l’équivalent du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) mis en place sous François Hollande. Tout cet effort économique, ce transfert depuis l’État vers les entreprises, a disparu le temps du confinement. Cela correspond à une chute de 3 points du taux de marge des entreprises, c’est énorme. Tout indique que l’on s’achemine vers des dispositifs qui feront de la masse salariale l’une des principales variables d’ajustement permettant de rétablir la profitabilité des entreprises. Réduction du chômage partiel, accords de maintien de l’emploi, allongement de la durée du travail, automatisation accélérée : tous les indices sont déjà là de cette orientation. Cela veut dire qu’on vise à une reprise sans emploi, c’est-à-dire à relancer l’économie en réduisant au maximum les effectifs ».

Comme en écho, et pour bien marquer la continuité idéologique de la politique économique à mettre en œuvre, l’économiste Jean Pisani-Ferry, membre de la nouvelle Commission d’experts présidentielle, assène : « Il ne faut surtout pas augmenter les impôts maintenant ». Ni même « en parler ». « Même si bien entendu il y aura une addition qu’il faudra payer ». Dans le même temps, il plaide avec ses collègues Olivier Blanchard et Thomas Philippon pour que les États continuent de payer une partie des salaires des entreprises en difficulté mais viables, afin de mieux garantir la reconstitution de leurs marges et prétendument la relance de leurs investissements.

Bref, reprendre le chemin des vieilles recettes remises au gout du jour des dépenses publiques pour financer les pertes privées avant que ne vienne, inévitablement, le moment où il faudra payer les factures.

Au même moment l’économiste américain Joseph Stiglitz, le Français Thomas Piketty, l’indienne Jayati Ghosh et le Colombien José Antonio Ocampo plaident au nom de la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des sociétés (ICRICT) pour qu’au contraire on en parle d’urgence et pour qu’on en fasse une priorité d’action internationale. Compte tenu du besoin urgent de ressources fiscales, expliquent-ils, le maintien des règles fiscales actuelles ne sera pas suffisant. À mesure que les bénéfices diminueront (sauf peut-être pour les grandes multinationales du commerce électronique et les fournisseurs de produits médicaux), les recettes de l’impôt sur les sociétés diminueront également. La pandémie renforce donc la nécessité d’une plus grande coopération internationale dans des secteurs comme la santé, les transports, l’écologie et la finance en particulier. Il en va de même pour la fiscalité. Plus précisément ils réclament un Impôt mondial sur les sociétés (avec un taux effectif minimum d’imposition de 25% sur les sociétés multinationales), des taxes progressives sur les services numériques, la transparence sur la richesse offshore.

L’espoir du côté des tenants de ce retour à la normale néolibérale est que cela marche. Le retour des marges grâce à la baisse des coûts salariaux et aux soutiens publics pourraient se conjuguer avec un retour de la demande par la confiance retrouvée des consommateurs. Une reprise des investissements pourrait se conjuguer avec une reprise ultérieure de l’emploi et une décrue progressive du chômage. Ce serait le miracle de la reprise en V. Mais c’est un mirage.

On ne peut pas viser en même temps une reprise de la croissance sans emploi, avec une baisse des coûts salariaux, un chômage massif durable, mais, et une reprise de la consommation comme avant. De surcroît, alors que l’épidémie mondiale n’est pas finie et que perdurent les risques de rebond.

La relance espérée des investissements privés est dans ces conditions tout aussi problématique qui plus est dans un contexte d’endettement massif des entreprises.

Ces contradictions internes de ces politiques de relance sont d’autant plus fortes qu’elles jouent aussi au niveau européen et au niveau mondial. Le plan de relance européen est trop limité et la politique de la banque centrale européenne est elle-même trop axée sur la continuation de l’accumulation du capital « comme avant ». [2] Comme l’explique Michel Husson, on doit donc s’attendre à ce que « les mêmes pays qui, côté cour, consentent, même en traînant des pieds, à emprunter ensemble pour couvrir leurs dettes, s’affronteront, côté jardin, dans une concurrence exacerbée pour la conquête ou la préservation de leurs parts de marché. Cette concurrence pourrait fort bien se combiner avec une tendance au protectionnisme invoquant la nécessité de retrouver une souveraineté mise à mal par la mondialisation ». Au-delà de l’Europe, le bras de fer initié par Trump vis-à-vis de la Chine est appelé à s’intensifier. Cette combinaison paradoxale entre compétitivité offensive et protectionnisme défensif est selon l’économiste « finalement assez cohérente avec le mélange de néo-libéralisme et d’autoritarisme qui caractérise aujourd’hui la "gouvernance" de nombreux pays ». Mais c’est, au total, un facteur durable de dépression et de désorganisation de l’économie mondiale avec des effets très différenciés selon les pays.

Les facteurs d’optimisme

Les facteurs d’optimisme ne se trouvent donc pas de ce côté-là. Ils se situent d’abord dans ce que Michel Husson appelle « le grand dévoilement » généré par cette crise, à cet égard aussi, très spécifique. « Tout ce qui forgeait notre représentation d’une économie efficace est battu en brèche, souligne l’économiste Olivier Passet, de l’abolition des distances à l’allongement des chaînes de valeur, de la division toujours plus poussée du travail au zéro stock et aux flux tendus ». Et inversement, « tout ce qui faisait figure d’archaïsme, revient en force » : des circuits courts, à la sécurité des approvisionnements, de la planification et la coordination stratégique par la puissance publique, à la nécessité de la socialisation physique par le travail et « à l’importance du salariat dans la gestion du partage des risques au moment où les freelance, les indépendants se retrouvent sans filet ».

Le confinement a aussi montré que le consumérisme n’est pas la panacée. La démonstration est aussi faite que la hiérarchie des salaires et des revenus et les inégalités des conditions de vie sont injustifiables et insupportables. « Tout ceci, conclut Michel Husson, concourt à faire naître de redoutables interrogations quant aux bienfaits de l’ordre social existant et à son caractère immuable ». Les résultats de la convention citoyenne sur le climat sont à de ce point de vue significatives. Au-delà de l’objectif initial de réduction des émissions de gaz à effet de serre, les 150 citoyens et citoyennes tirés au sort ne se sont pas tenus enfermés dans les règles de fonctionnement du système actuel. Ils croient possible d’aller vers un nouveau modèle de société.

Le plan de sortie de crise proposé par un ensemble inédit d’organisations syndicales et sociales est un autre signe que les aspirations à des transformations radicales s’élargissent socialement, culturellement et qu’elles peuvent se rassembler. « On peut parier, affirme Philippe Légé, sur un changement culturel lié à la décomposition de l’hégémonie néolibérale. Ce fiasco est l’occasion d’attirer une part de "l’élite" et des cadres vers des organisations associatives, syndicales ou politiques portant un autre projet de société. L’alliance des cadres et des classes populaires est une des nombreuses conditions nécessaires pour "en finir avec le néolibéralisme" et bifurquer vers la voie du progrès social ».

Un motif d’optimisme. Sans doute. Une occasion à ne pas rater. À coup sûr !

 

Bernard Marx

Notes

[1Thomas Piketty : « Nous avons besoin d’un vrai tournant social » entretien au Journal Du Dimanche, 21 juin 2020

[2Nicolas Dufrêne, le directeur de l’institut Rousseau récemment créé, souligne qu’avec le nouveau programme de refinancement des banques (LTRO) mis en place le 18 juin, la Banque Centrale Européenne met sur la table plus de 1308 milliards d’euros de prêts à taux négatifs aux banques. Cela représentera plus de 13 milliards d’euros de dons aux banques dès cette année. Les prêts de la BCE ne sont pas du tout fléchés vers le financement de la santé ou de l’écologie. « En 2008, conclut-il, nous avions été choqués de la socialisation des pertes et la privatisation des profits sans rien faire, sinon des réformes cosmétiques. Nous avons désormais fait mieux en passant dans une phase de couverture intégrale des pertes et de fabrication artificielle des profits grâce à une banque centrale dont l’indépendance farouche vis-à-vis des États n’a d’égale que sa complaisance et sa dépendance à l’égard du système financier privé ».

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