Le plan d’urgence pour l’hôpital annoncé le 20 novembre par le Premier ministre et la ministre de la Santé a fait pschitt, comme, précédemment, le pacte de refondation des urgences annoncé en septembre.
LIRE AUSSI SUR REGARDS.FR
>> Néolibéralisme : en marche vers un système dépassé
Il faut dire que le président de la République a lui-même placé la barre très haut, face à la manifestation du 14 novembre qui a rassemblé, fait rarissime, un front commun très large des différentes catégories de personnels hospitaliers. « J’ai entendu la colère et l’indignation des personnels soignants face à des conditions de travail parfois devenues impossibles », a-t-il déclaré le soir même. M. Macron a adressé aux personnels l’expression de « sa considération » présidentielle et annoncé que « des mesures fortes » seraient décidées par le conseil des ministres, le mercredi suivant. Agnès Buzyn a délivré l’ordonnance en parlant d’un plan « pour sauver notre trésor national qui est l’hôpital public » (sic). Chacun aura pu comprendre que l’hôpital public est, en quelque sorte, dans la situation de Notre Dame de Paris.
L’écart entre l’emphatique « Je vous ai compris ! » présidentiel et la réalité du plan n’en a été que plus humiliant. Pour sauver vraiment l’hôpital, les personnels réclament 1,5 milliards d’augmentation annuelle du budget dès 2020 et pendant plusieurs années. Le plan en accorde 300 millions cette année et 200 millions les deux années suivantes. L’insuffisance des budgets hospitaliers va continuer de s’accroître. Les personnels réclament légitimement une revalorisation générale des salaires et la reconnaissance de leurs qualifications. Le Président et ses ministres les traitent comme des gens de peu qui pourraient se satisfaire de l’aumône de primes distribuées à une minorité – qui plus est pour partie – au mérite. Les hôpitaux paient 850 millions d’euros par an de frais financiers liés à leur endettement de 300 milliards d’euros accumulés par les restrictions budgétaires passées et malgré un effondrement de leurs investissements. Le plan d’urgence prévoit 100 milliards de reprise de la dette par l’Etat en trois ans, soit un allègement global des charges annuelles de 100 millions. Ce n’est pas avec cela que les hôpitaux pourront relancer leurs investissements. D’autant moins que ce sera comme au FMI. Pour bénéficier d’une remise de dette, les hôpitaux demandeurs devront s’engager, en retour, par contrat avec l’État « dans une trajectoire de désendettement et/ou dans un plan de transformation ». Evidemment il n’est pas non plus dans l’intention du gouvernement d’organiser des états généraux de la santé. Ceux-ci seraient pourtant indispensables pour établir un nouveau contrat social autour de ce bien commun fondamental qu’est la santé. Bref, la lutte va continuer. Elle sera sans doute longue.
La rhétorique de la rupture
Cela laisse le temps d’un peu de lectures. Deux livres courts aident à mieux comprendre les enjeux et à se mettre au clair sur les politiques souhaitables. Economie de la santé est l’œuvre de trois économistes dont deux Atterrés [1]. Il a été publié en 2018, dans une collection à destination des étudiants. Mais il s’adresse à un public beaucoup plus large puisqu’il est structuré autour des grandes questions économiques et politiques de la santé et vise à les ouvrir aux débats citoyens. La casse du siècle est l’œuvre de trois sociologues [2]. Il porte sur les réformes de l’hôpital public. Il a été publié en 2019 dans la collection « Raisons d’agir » et remplit largement cette ambition.
La politique du gouvernement, expliquent les trois sociologues, est construite sur une rhétorique politique et symbolique de rupture avec celle des trente dernières années, accusée, à raison, d’avoir conduit les hôpitaux publics dans la crise, et l’ensemble du système de santé dans des difficultés profondes. À ceci près que la rupture ne serait pas, ou très peu, une affaire de moyens mais uniquement ou presque un problème de « réorganisations » au sein de l’hôpital. Et entre les missions de l’hôpital public aujourd’hui hypertrophiées et celles des autres acteurs en amont ou en aval. La solution que promeut la loi « Ma Santé 2022 » adoptée cet été tient en un mot « rationalisation ». D’une part, il s’agit de reporter sur la médecine de ville et sur les cliniques des prises en charges qui ne relèveraient pas de l’hospitalisation publique. Il faudrait d’autre part, transformer l’hôpital d’un lieu d’accueil et de soins en un lieu consacré aux seuls soins techniques et hyperspécialisés. Inutile de préciser que le plan d’urgence ne constitue nullement un changement de politique. Il s’agit seulement, selon le gouvernement, d’un accompagnement pendant trois ans.
Faire de l’hôpital une entreprise comme les autres
La critique convergente des trois sociologues et des trois économistes porte d’abord sur le diagnostic de la politique suivie depuis plus d’une trentaine d’années. La crise de l’hôpital et les autres dégradations du système de santé français fonctionnent en interactions réciproques à partir d’une politique néolibérale commune mise en œuvre depuis les années 80 et systématisée de réformes en réformes. Cette politique repose sur la doxa des privatisations et de la baisse des dépenses publiques.
L’hôpital public est resté public dans son financement, mais ses méthodes de gestion se sont privatisées. Il s’est construit à la Libération comme l’élément central du dispositif de santé, expliquent les économistes, et les pouvoirs publics ont privilégié son développement en permettant des investissements importants. « Cette omnipotence appelée également hospitalo-centrisme a été désignée dans les années 80 comme la cause de tous ses maux. Progressivement le ministère de la santé a déployé des techniques managériales issues des secteurs privés dans les établissements hospitaliers », prétendant pouvoir ainsi améliorer le fonctionnement, les soins et l’efficacité. En bref, faire toujours mieux avec toujours moins. En fait, analysent les sociologues, ces réformes ont « rationalisé le travail hospitalier et industrialisé les soins ». Elles visaient à faire de l’hôpital « une entreprise comme les autres » [3]. L’objectif est inatteignable. Mais ces réformes, analysent les économistes, comme les sociologues, ont rendu l’hôpital inhospitalier pour les malades et pour les personnels. Comme l’explique André Grimaldi, professeur émérite au CHU Pitié Salpétrière, « on a progressivement transformé l’hôpital en clinique commerciale produisant du soin standardisé programmé, un peu sur le modèle de la grande surface ou de l’entreprise d’aéronautique avec des chaînes de production. Cette transformation vise à la réduction ou à la suppression de tout ce qui n’est pas rentable ou tout simplement pas tarifé, à la mutualisation des personnels au nom de la polyvalence, au toujours plus d’activité, toujours plus vite, et à l’optimisation du codage de l’activité. »
À quoi, il faut ajouter les effets sur l’hôpital des mauvaises régulations ou de l’absence de régulations des secteurs en amont et en aval et tout particulièrement de la médecine de ville et des cliniques. Les urgences en manque de moyens sont le dernier recours au fur et à mesure que se créent les déserts médicaux et les exclusions sociales de l’accès aux soins de proximité.
Le changement dans la continuité
Emmanuel Macron et Agnès Buzyn ont repris à leur compte la critique de la tarification à l’activité (T2A) introduite dans les années 2000. Elle représente pour les hôpitaux près des 2/3 du mode d’attribution de l’enveloppe globale insuffisante votée chaque année dans la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS). Les soins correspondants aux activités de médecine, de chirurgie et d’obstétrique ainsi que l’hospitalisation à domicile sont achetés par l’administration publique (Autorité régionale de Santé-ARS) à un prix fixé par groupe homogène de malades. Cette tarification était supposée être incitative à la chasse aux gaspillages et à l’efficacité. Dans la pratique, elle a multiplié les effets pervers. Les économistes en recensent principalement trois : « Elle accélère la sélection des patients, favorise la baisse de la qualité des soins, et participe à la suppression des activités non rentables ». À quoi les sociologues ajoutent le délaissement des activités de suivi et d’échanges avec le patient, l’incitation à se spécialiser dans les activités rentables (y compris parfois par le détournement des codages des soins), « quitte à être en concurrence avec les hôpitaux voisins ».
La promesse de campagne du candidat Macron n’est pas restée entièrement lettre morte. La loi Ma Santé 2022 introduit le financement au parcours de soins pour les malades chroniques atteints d’insuffisance rénale et de diabète. L’ambition reste limitée. L’objectif est de réduire la part du financement à l’activité de 63 à 50%, alors que la T2A n’est adaptée que pour les soins programmés standardisés. Par ailleurs, soulignent les sociologues, « le changement des modalités de financement, pour nécessaires qu’elles soient, ne serviront qu’à peu de choses tant que le montant de financements demeurera lui inchangé ».
Le virage ambulatoire, activement stimulé par la tarification à l’activité, est un autre axe d’évolution opéré depuis plusieurs années. Il est censé lui aussi améliorer les soins tout en diminuant les coûts. Pour Pierre-André Juven, « si l’ambulatoire présente de nombreux avantages, notamment celui de ne pas garder les patient.e.s la nuit, elle présente aussi l’inconvénient de devenir une norme inadaptée à certaines populations, les personnes âgées ou isolées notamment ». « Surtout, souligne-t-il, le développement de cette logique conduit à reporter une partie des dépenses de santé sur les personnes et leur entourage considérant que, si l’opération en tant que soin technique doit être pris en charge par la sécurité sociale, le suivi peut, lui, rester partiellement à la charge des personnes ». Cette privatisation à bas bruit des dépenses de santé ne peut conduire qu’à l’aggravation des inégalités, quand il faudrait au contraire agir pour de nouvelles socialisations des financements et des systèmes de soins.
Les sociologues concluent « qu’il faut plaider simultanément pour une augmentation des moyens accordés à l’hôpital public et pour la nécessité de le délester de certaines taches ». Mais « à condition que le report vers la ville soit correctement financé et organisé, ce qui est aujourd’hui, loin d’être le cas ». Une position réaliste et presque pragmatique. Un genre d’« en même temps » à l’envers. Car, il s’agirait de sauver le service public hospitalier, et en même temps, d’institutionnaliser de nouveaux services publics, en amont dans la médecine de proximité et en aval pour les maladies de la dégénérescence.