Accueil | Chronique par Bernard Marx | 17 octobre 2019

La dialectique peut-elle casser Amazon ?

Pour cet épisode 5 des « choses lues par Monsieur Marx » – deuxième saison ! – Bernard Marx se penche sur le cas de Jeff Bezos et Amazon.

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« Allons-nous travailler pour une machine intelligente ou aurons-nous des personnes intelligentes autour de la machine ? »

Un gérant d’une usine à papier cité par Shoshana Zuboff dans The age of surveillance capitalism (Profile, 2019)

Jean Pisani Ferry est un économiste modéré et audacieux. Pour critiquer Thomas Piketty, il en appelle à Karl Marx et, en même temps, à Jeff Bezos. « Marx, écrit-il, était fasciné par le capitalisme… Il plaçait au centre de sa lecture la dialectique des forces productives et des rapports de production. Piketty parait s’en désintéresser complètement. Il réduit le capitalisme à une machine à accumuler des richesses et à produire des inégalités. C’est un peu court. Que la fortune de Jeff Bezos soit indécente n’autorise pas à passer sous silence l’innovation qu’a représenté la création d’Amazon. »

 

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Karl Marx fasciné par Jeff Bezos ? Au-delà de savoir si l’accusation portée contre Thomas Piketty est justifiée ou non, la dialectique des forces productives et des rapports de production est évidemment un moteur très important, mais pas exclusif, du mouvement des sociétés humaines. Raison de plus pour ne pas la maltraiter.

Les rapports sociaux économiques dominés par l’accumulation du capital et l’enrichissement privé de ses détenteurs impriment leur marque sur les formes et les modalités des forces productives non pas seulement pour le meilleur, mais en même temps pour le pire. La modernité oui. Mais pas n’importe laquelle. La productivité oui. Mais pas n’importe laquelle. La consommation oui, mais pas n’importe laquelle et pas n’importe comment.

Prenons, pourquoi pas, le cas d’Amazon et de Jeff Bezos, puisqu’il est, avec ses collègues des GAFAM au centre d’une actualité littéraire, documentaire et politique fournie. [1]

Les innovations d’Amazon

La création d’Amazon a effectivement constitué une innovation majeure dans la distribution des produits : le consommateur ne se déplace plus. Il choisit et achète en ligne, aux meilleurs prix, reçoit ses achats à son domicile sans payer l’acheminement et dans les meilleurs délais. Amazon remplace le grand magasin, l’hyper et le super marché et même la rue du commerce, puisqu’il accueille aussi des vendeurs indépendants. Une deuxième innovation concerne l’importance de la logistique et son organisation. Les entrepôts géants d’Amazon ont remplacé les usines en termes de surface et d’emplois ouvriers. Une troisième innovation concerne le modèle de rentabilité. Amazon ne distribue pas de dividendes. Ses bénéfices, ont été, certaines années, faibles. Cela ne veut pas dire que l’accumulation et la rentabilité financière ne guident pas ses pas, au contraire. Mais c’est la hausse des cours en bourse qui assure principalement l’enrichissement des actionnaires, à commencer par Jeff Bezos. Le créateur de l’entreprise est devenu l’homme le plus riche du monde avec une fortune estimée à plus de 100 Milliards de dollars. Pour ce faire, Amazon a absolument besoin d’une accumulation effrénée, d’une croissance exacerbée à deux chiffres et d’un développement tous azimuts de ses activités.

« Aujourd’hui, explique Franklin Foer, Bezos contrôle près de 40% de tout le commerce électronique aux États-Unis. Plus de recherches de produits sont effectuées sur Amazon que sur Google. Cela a permis à Bezos de créer une activité publicitaire aussi importante que celle d’IBM. Selon une estimation, Amazon Web Services contrôlerait près de la moitié du secteur du cloud. Des institutions aussi diverses que General Electric, Unilever et même la CIA s’appuient sur ses serveurs. Quarante-deux pour cent des ventes de livres papier et un tiers du marché de la vidéo en continu sont contrôlés par la société. Twitch, sa plate-forme vidéo populaire auprès des joueurs, attire 15 millions d’utilisateurs par jour. Ajoutez le Washington Post à ce portefeuille et Bezos est… sans doute l’homme le plus puissant de la culture américaine… Au cours de la dernière année, Amazon a annoncé la mise en œuvre des projets suivants : Il mettra en relation les acheteurs de maison potentiels avec les agents immobiliers et connectera leurs nouvelles maisons avec les appareils Amazon. Il permettra à son assistant vocal, Alexa, d’accéder à des données relatives aux soins de santé, telles que le contenu d’une ordonnance ou une lecture de glycémie. Il construira un aéroport cargo de 270.000m2 à l’extérieur de Cincinnati. Il établira la norme de livraison le lendemain pour les membres de son service Prime. Il lancera une nouvelle chaîne d’épiceries, en plus de Whole Foods, qu’il possède déjà. Il diffusera en continu les matchs de la Ligue majeure de baseball. Il lancera plus de 3000 satellites sur orbite pour alimenter le monde en Internet à haut débit. »

Les dégâts qui vont avec

Bien entendu autant de pouvoirs économiques concentrés en si peu de mains constituent en soi une menace pour la démocratie. Mais ce n’est pas le seul dégât collatéral de la dialectique des forces productives et des rapports de production à l’œuvre dans l’innovation Amazon de Jeff Bezos. On peut en lister au moins six :

1. La ploutocratie fiscale. Le problème n’est pas simplement que la richesse de Jeff Bezos soit insolente. Mais qu’il paie de moins en moins d’impôts et que son entreprise comme toutes les multinationales Etats-Uniennes du numérique a érigé l’évasion fiscale en règle de fonctionnement.

Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, tous deux collègues de Thomas Piketty et enseignants à Berkeley, publient le 15 octobre aux Etats Unis un livre qui fait déjà du bruit [2] : The Triumph of Injustice. C’est, naturellement, avec une photo de Jeff Bezos que Gabriel Zucman tweete pour le promouvoir.

« Les 400 familles les plus riches des Etats Unis ont maintenant un taux d’imposition plus faible que la classe moyenne », écrit-il. En tenant compte des impôts fédéraux, étatiques et locaux, ces ménages ultra-riches paient un taux total d’environ 23% – comparé à un peu plus de 24% pour la moitié inférieure des ménages. Cela s’est fait progressivement, par étapes législatives successives comme le montre une formidable infographie animée.

Les choses n’en sont pas encore là pour la France. Mais la transformation de l’ISF en Impôt sur la fortune immobilière et la flat tax sur les revenus du capital nous entraîne sur cette pente. La justification de l’injustice fiscale par l’incitation à l’innovation ne tient pas. Au contraire expliquent Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, elle entraîne dans la spirale de l’inégalité et dans un régime « ploutocratique » : les riches s’enrichissent, ce qui leur permet de façonner des politiques publiques permettant d’obtenir de nouveaux allègements fiscaux et d’autres avantages, renforçant ainsi leur richesse et leur poids politique.

Comme on le sait, ce n’est pas seulement Jeff Bezos mais Amazon tout entier qui comme les autres entreprises du numérique, et de nombreuses multinationales, paye le minimum d’impôts alors qu’elle bénéficie largement des dépenses publiques là où elles opèrent. Les négociations s’accélèrent autour des projets de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). On est encore loin du compte. Il s’agit d’un premier pas dans le sens d’une taxation des multinationales en tant qu’entreprises mondiales et d’une répartition des bénéfices mondiaux entre les pays. Mais comme l’analyse l’ICRICT (Commission indépendante pour la taxation des multinationales à laquelle participent, notamment, Thomas Piketty et Joseph Stiglitz), cette imposition ne concernerait qu’une fraction résiduelle des bénéfices, et la clé de répartition proposée est bien plus favorable aux pays riches qu’aux pays pauvres. Les contournements pourront rester massifs.

2. La polarisation des emplois et le retour des « Temps modernes ». Alors que les forces productives des nouvelles technologies liées au numérique pourraient être la source d’une productivité nouvelle bâtie sur les capacités créatrices de tous, la productivité de la logistique Amazon, celle qui est la plus pourvoyeuse d’emplois, est le plus classiquement capitaliste qui soit. Elle repose sur l’intensification maximale du travail, la mécanisation maximale assistée par ordinateur, et la précarisation des travailleurs. En fait, c’est tout le secteur de la logistique qui est concerné par ces nouvelles conditions ouvrières où la pénibilité du travail étend ses ravages. Amazon en est en quelque sorte la figure de proue, avec ce qu’il faut de paternalisme, d’anti-syndicalisme et de discours libertarien.

3. Un pouvoir de marché exorbitant. David Kahan, le PDG de l’entreprise de chaussures Birkenstock, l’a très bien expliqué à Charles Duhigg, journaliste du New Yorker. Avec la montée d’Amazon, l’économie de la vente au détail s’est déséquilibrée en faveur d’un titan. « Le capitalisme est censé être un système de concessions réciproques », a-t-il déclaré. « C’est un marché où tout le monde négocie jusqu’à ce que nous soyons tous satisfaits, et cela fonctionne, car vous pouvez toujours menacer de partir si vous n’obtenez pas un marché équitable. Mais quand il n’y a qu’un seul marché et qu’il est impossible de s’échapper, tout est déséquilibré. Amazon est propriétaire du marché. Ils peuvent faire ce qu’ils veulent. Ce n’est pas du capitalisme. C’est du piratage . »

4. Un acteur majeur du dérèglement climatique et de la course à la catastrophe écologique. « Les fondamentaux de l’économie numérique ne sont pas durables, explique Benoit Thieulin [3]. Du point de vue écologique, tout est à verdir, du hardware (matériel informatique) au software (logiciel). Les machines sont frappées d’obsolescence programmée, les métaux rares qui les composent sont polluants et peu recyclés. Toute la chaîne est à revoir. »

Le modèle Amazon est construit sur la course à la croissance, le désir sans fin du consommateur, l’assujettissement à la vie liquide [4] et sur une logistique d’autant moins préoccupée de son empreinte carbone qu’elle n’en paye pas les coûts. Jeff Bezos rejette explicitement toute idée de développement durable. Il prétend que la course aux innovations technologiques apportera la réponse : l’adieu à cette terre et l’organisation de la grande migration humaine dans l’espace grâce à l’installation de mégalopoles flottantes dans l’espace. Son entreprise Blue Origin s’inscrit, prétend-il, dans cette perspective grandiose. Avec, pour tout de suite, le développement de fusées et de technologies à vendre à prix d’or à la Nasa.

5. Le capitalisme de surveillance. Les promesses émancipatrices des forces productives du numérique et d’internet tendent à se retourner en leur contraire. Amazon et les autres géants du numérique installent un capitalisme de surveillance [5]. Amazon est pour sa part particulièrement en pointe dans le domaine de la reconnaissance faciale dont il a vendu un de ses logiciels à la police des Etats-Unis. « Les algorithmes sont développés de manière à permettre aux entreprises de tirer profit de nos comportements passés, présents et futures explique l’économiste Mariana Mazzucato qui parle de menace de reféodalisation… Dans de nombreux cas, les plateformes numériques connaissent d’ores et déjà nos préférences mieux que nous-mêmes, et sont en mesure de nous inciter à des comportements sans cesse créateurs de valeur. Voulons-nous réellement vivre dans une société au sein de laquelle nos plus intimes désirs et manifestations de choix personnels sont vendus au plus offrant ? »

Que faire ?

Face à l’ampleur de ces maux, certains comme le sociologue Felix Tréguer [6] privilégie un retour à une vision critique de la technologie : « A l’heure où le Big Data et l’intelligence artificielle, écrit-il, s’accompagnent d’une recentralisation phénoménale des capacités de calcul, un tel découplage entre pouvoir et informatique paraît moins probable que jamais. Et si l’on admet qu’il n’adviendra pas dans un futur proche, alors il est urgent d’articuler les stratégies classiques à un refus plus radical opposé à l’informatisation du monde ».

Pour d’autres, comme Mariana Mazzucato, le défi n’est pas de s’attaquer aux technologies du numériques mais de leur donner un nouveau cap. Certes, constate-t-elle, « ces technologies sont aujourd’hui exploitées d’une manière qui met à mal les services publics, favorise les contrats zéro heure, viole la vie privée des individus, et déstabilise les démocraties du monde – le tout, dans une perspective de profit personnel ». Mais, affirme-t-elle, « les algorithmes et le big data peuvent être utilisés pour améliorer les services publics, les conditions de travail, et le bien-être de tous ... Les États peuvent et doivent façonner les marchés pour veiller à ce que la valeur collectivement créée bénéficie en fin de compte à la collectivité ».

Certains privilégient le retour à la progressivité fiscale et l’option du démantèlement d’Amazon et des autres géants du numérique, à l’instar de la politique menée au début du siècle vis-à-vis des géants de l’acier ou du pétrole. Ce sont notamment des propositions phares d’Elizabeth Warren, candidate à l’investiture démocrate pour la présidentielle de 2020. Elle préconise aussi d’interdire à Amazon de vendre ses produits sur sa place de marché.

Démanteler les grandes sociétés ne suffira pas à réorienter les forces productives du numérique vers l’intérêt général. « Pour que ce potentiel puisse s’exprimer, souligne Mariana Mazzucato, il va nous falloir repenser la gouvernance des données, créer de nouvelles institutions et, compte tenu de la dynamique de l’économie des plateformes, expérimenter des formes alternatives de propriété. Pour ne formuler qu’un exemple parmi de nombreux autres, les données qu’un individu génère en utilisant Google Maps ou Citymapper – ou n’importe quelle autre plateforme fondée sur des technologies initialement financées par le contribuable – pourraient être utilisées pour améliorer les transports publics et d’autres services, plutôt que pour servir des profits exclusivement privés. »

 

Bernard Marx

Notes

[1Benoit Berthelot : Le monde selon Amazon, Cherche midi, septembre 2019
Thomas Lafarge et Adrien Pinon : Le monde selon Amazon, documentaire diffusé par France 5
Charles Duhigg : « Is Amazon Unstoppable ? », The New Yorker, octobre 2019
Franlin Foer : « Jeff Bezos’s Master Plan », The Atlantic, novembre 2019

[2Emmanuel Saez, Gabriel Zucman : The Triumph of Injustice How the Rich Dodge Taxes and How to Make Them Pay, Norton, octobre 2019

[4Zygmunt Bauman : La vie liquide, Fayard, 2014

[5Shoshana Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism, Public Affairs, 2019

[6Felix Tréguer : L’utopie déchue. Une contre-histoire d’Internet, Fayard, septembre 2019

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