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Accueil | Chronique par Bernard Marx | 14 février 2019

Les choses lues par Monsieur Marx, Ep 02

Chaque jeudi , Bernard Marx pointe les livres ou autres textes qu’il a lus pour vous, par des comptes-rendus courts. Cette semaine : l’éléphant de Monsieur Milanovic.

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Le livre de Brano Milanovic, Inégalités mondiales. Le destin des couches moyennes, des ultra-riches et l’égalité des chances [1], vient de paraître dans sa traduction française, trois ans après sa publication en langue anglaise. Portant sur un sujet majeur, Il n’a rien perdu de son actualité. C’est un livre relativement court, assez facile de lecture, riche et très stimulant pour la réflexion et l’action.

Branko Milanovic est un économiste qui fut Yougoslave et qui est aujourd’hui Serbo-Américain. Dans son domaine de recherche, il est presque aussi réputé, hors de France, que Thomas Piketty. Économiste en chef à la Banque mondiale de 1993 à 2001, il est chercheur au Luxembourg Income Study Center et professeur à la City University of New York. Il tient le blog Globaline quality dont les billets sont souvent traduits par Martin Anota sur le blog Annotations, comme par exemple, récemment, "Ce que Marx représente pour moi (et je l’espère pour d’autres aussi)".

C’est un économiste hétérodoxe, critique, forcément critique de la doxa dominante des économistes, puisqu’il n’a de cesse de placer la question des inégalités au cœur d’une "science économique" qu’il veut ré-encastrer au sein des sciences sociales. Cerise sur le gâteau, il manie même parfois l’humour, politesse d’un chercheur qui assume sa responsabilité de faire des prévisions tout en étant « conscient qu’elles n’auront guère plus valeur que celles erronées qu’il a trouvées dans la littérature antérieure ». Voici quelques points saillants de son analyse.

Un bon angle d’attaque, les inégalités mondiales

Les inégalités mondiales constituent un bon angle d’attaque que Branko Milanovic analyse à partir des inégalités de revenu. Bien sûr, les inégalités sont une notion relative au mode de vie et aux pouvoirs d’agir dans les pays où l’on vit. L’analyse et la politique ne sauraient faire l’économie du niveau national. Mais "le nationalisme méthodologique" a des limites. Parce que nous vivons sur la même planète, parce que prétendre traiter "nationalement" la question des inégalités, en se coupant du monde et en sapant la mondialisation « se ferait au détriment de presque tout le monde ». Telles, par exemple, les politiques « qui prendraient pour cible les couches montantes d’Asie plutôt que le pouvoir politique du 1% le plus riche de leur propre pays, dont la puissance financière et l’influence sur les élections et la vie politique font souvent obstacle à la mise en œuvre de politiques plus progressives et inclusives ».

Eléphantesque

La courbe de l’éléphant, dont Branko Milanovic et son collègue Christoph Lakner sont les coauteurs, figure en couverture du livre. Elle est considérée, à juste titre, comme l’un des meilleurs graphiques de la décennie.

La courbe classe la population mondiale selon leurs revenus monétaires calculés en équivalent de pouvoir d’achat, du plus petit au plus grand par tranches de 1%. Les auteurs ont calculé l’augmentation de pouvoir d’achat de chaque tranche entre 1988 et 2008, c’est-à-dire pendant la phase de mondialisation intense qui l’a caractérisée. Elle a peu profité aux plus pauvres de la planète, c’est la queue de l’éléphant. Elle a bénéficié fortement à 1/5éme de la population mondiale qui se classe autour du revenu mondial médian, le haut de la tête de l’éléphant. Pour leur immense majorité ces personnes vivent dans les pays émergents d’Asie, Chine en tête, et ils se classent au milieu de la distribution des revenus dans leurs propres pays. Clairement, une nouvelle classe moyenne mondiale s’est constituée, même si ces personnes restent plus pauvres que celles formant les classes populaires et moyennes des pays riches. Celles-ci sont les grandes perdantes. Leur revenu a piétiné, c’est le bas de la tête.

Au sommet, les 1% sont aussi les grands gagnants en pourcentage de gain de revenu (d’où la forme en trompe levée de la courbe). Bien entendu, ils le sont encore bien plus en montants de gains absolus. Entre 1988 et 2008, les 1% les plus riches du monde ont accaparé 19% de la croissance mondiale des revenus et le top 5%, 44%.

Selon les recherches plus récentes sur la période 1980-2016,menées par les chercheurs du Laboratoire sur les inégalités mondiales, ce serait en fait encore pire [2].

L’éléphant serait un brontosaure

 [3]

L’émergence de la nouvelle classe moyenne asiatique, serait en fait moins prononcée, le déclin des couches populaires et moyennes des pays riches serait plus large et l’enrichissement des plus riches serait encore plus fort : les 1% du haut ont capté 27% de la croissance.

Si l’on ajoute le creusement encore plus marqué des inégalités de patrimoines qui alimente en boucle celles des revenus et les stratégies de séparation sociale, la situation est insoutenable, lourde dit Branko Milanovic du double péril de la ploutocratie et du "populisme" nationaliste et nativiste.

L’erreur de Simon Kuznets

L’économiste Simon Kuznets, l’un des fondateurs des statistiques économiques modernes sur la croissance, avait formulé la théorie selon laquelle les inégalités faibles dans les pays à bas revenus, s’accroissent dans un premier temps avec le développement économique avant de diminuer dans les pays à haut revenu. Théorie longtemps dominante dans le contexte des décennies de l’après Deuxième guerre mondiale, elle avait l’immense avantage de contredire les théories marxistes de la paupérisation et de la polarisation sociale. Sauf que, la théorie de Simon Kuznets s’est révélée fausse. Branko Milanovic explique les choses de la façon suivante : le long cycle historique de creusement puis de réduction des inégalités correspond à celui de la révolution industrielle.

Le nouveau creusement correspond au démarrage de la seconde révolution technologique liée aux technologies de l’information. Il peut être rapproché de la première phase de la révolution industrielle : des rentes sont générées dans la finance ou le secteur des télécommunications. Côté travail, on peut comparer le transfert de main d’œuvre de l’industrie vers les services à celui de la révolution industrielle, de l’agriculture vers l’industrie. Dans les deux cas, ce n’est pas seulement la technologie, ou la mondialisation, ou la politique qui explique la tendance à la croissance des inégalités, mais le bloc qu’elles constituent ensemble :

« Par définition presque, le progrès technique et le transfert de main d’œuvre participent de cette révolution ; la mondialisation a été un compagnon indispensable au développement de réseaux plus larges et de la réduction des couts de production et les politiques – le plus clairement dans le cas de la baisse de la taxation du capital- ont constitué une réponse "endogène" à la mondialisation, c’est dire à la mobilité du capital ». L’enjeu est donc d’agir ensemble et de façon cohérente sur ces trois niveaux.

Trois options pour l’immigration

La question de l’immigration et des réfugiés est l’une des plus redoutables qui soit quand elle se combine avec le déclin de l’Etat-Nation et les difficultés durables des classes populaires et moyennes des pays d’accueil. Branko Milanovic a le courage de ne pas la laisser sous le tapis. Selon lui, nous avons trois options. La première est de permettre une totale liberté de circulation de main d’œuvre et assurer un traitement égal dans chaque pays aux natifs et aux étrangers. Maintenir le cap actuel de la restriction la plus forte possible des flux migratoires et d’une égalité de traitement beaucoup plus fictive que réelle. Ou « permettre des flux migratoires limités mais plus conséquents qu’aujourd’hui, en introduisant de légères différences de traitement définies par la loi entre les locaux et les travailleurs étrangers ». La première option lui semble inatteignable et la troisième pire que la seconde qui a donc sa préférence.

Effectivement, la situation n’est pas bonne et elle a tendance à aller vers le pire. Il faut chercher des pistes pour contre-attaque. Mais Branko Milanovic laisse entièrement de côté la question des migrations d’un pays pauvre vers un autre alors qu’elles sont les plus importantes. Et on ne voit pas bien "concrètement", le changement qu’apporterait l’option qu’il préconise.

La fin du livre est lapidaire

« Les inégalités disparaitront-elles avec la poursuite de la mondialisation ? Non. Les gains tirés de la mondialisation ne seront pas distribués de manière équitable. » Branko Milanovic est on ne peut plus gramscien. Pessimiste par l’intelligence et optimiste par la volonté.

 

Bernard Marx

Notes

[1Editions La Découverte, Février 2019

[2Rapport sur les inégalités mondiales 2018 ouvrage collectif coordonné par FacundoAlvaredo, Lucas Chancel,Thomas Piketty, Emmanuel Saez, Gabriel Zucman. Seuil , avril 2018.

[3Graphique de Justin Sandefur Center for Global Development (https://www.cgdev.org/blog/chart-week-1-elephant-graph-flattening-out)

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