En publiant la semaine dernière une quarantaine de "Propositions pour le débat citoyen", les Economistes atterrés ont fait œuvre utile. Ils ne s’inscrivent pas dans le "Grand Débat National" organisé par le gouvernement face au mouvement des gilets jaunes et à la crise sociale et politique que celui-ci a révélé. Celui-ci, soulignent-ils, « n’est là que pour faire illusion ». Il a effectivement été conçu pour sauver la politique du gouvernement, pas pour la changer. Les questions autorisées et les réponses pré-calibrées restent dans la logique de la politique et des réformes néolibérales qui forment l’ossature du macronisme. Le Premier ministre et ses collègues du gouvernement font tout pour brouiller les pistes. Ils et elles remettent au pot des propositions de concours Lépine piochées dans le grand réservoir du néolibéralisme. (voir ici, là, là ou encore là)
Comme l’analyse la sociologue Martine Legris, « monologue de l’exécutif, mise en scène bien huilée, addition d’idées individuelles qui peine à faire œuvre politique collective… les premiers bilans [du Grand Débat National, NDLR] montrent qu’il ne suffit pas de s’exprimer pour faire débat et revitaliser la démocratie. Et au final, avertit-elle, l’impraticable synthèse des contributions s’apparente à la chronique d’un naufrage annoncé. » En même temps de multiples initiatives émergent pour susciter un véritable débat démocratique citoyen. C’est à ce mouvement que veulent contribuer les Economistes atterrés. Regroupées autour de dix-huit grands thèmes, « leurs propositions, expliquent-ils, sont mises à la disposition des citoyens pour qu’ils puissent s’en saisir et lancer, à leur niveau, un véritable débat sur des alternatives sérieuses à la politique impulsée par Emmanuel Macron ».
Alternatives réalisables et souhaitables
Les 47 propositions formulées peuvent être débattues une par une. Certaines sont discutables. C’est le but recherché. Une seule m’a paru franchement inacceptable : « Les Français exilés à l’étranger pour des motifs fiscaux doivent choisir entre perdre leur nationalité ou faire une déclaration d’impôt en France ». Ces propositions peuvent aussi être vues comme « un ensemble d’alternatives réalisables et souhaitables en matière de politique fiscale, d’assurances sociales, d’emploi et de travail, d’égalité professionnelle entre les sexes, de transition écologique et de services publics ».
Considérée sous cet angle, la contribution des Economistes atterrés dresse les contours d’une véritable transformation de la politique et de la société française qui reposerait sur des choix forts [1].
Ils remettent l’objectif d’égalité ainsi que celui de plein-emploi au centre des préoccupations de la société et des objectifs des politiques publiques. S’agissant de l’emploi, ils préconisent notamment de « mettre en place une politique de garantie universelle d’emploi en étendant le dispositif "territoire zéro chômeurs de longue durée" à l’ensemble du territoire ». Pour lutter contre la pauvreté, ils privilégient la revalorisation des minima sociaux plutôt que la mise en place d’un revenu universel de base.
Ils assument une hausse de ce que les adversaires du progrès social appellent les « coûts salariaux » (hausse du SMIC de 200 euros, lancement d’un plan coordonné de hausse des salaires dans la zone euro, lutte contre le dumping social, Suppression des exonérations de cotisations employeur et sur-cotisations pour tous les emplois atypiques, etc.). Quoiqu’avec des limites, puisqu’ils préconisent de limiter les hauts salaires à sept fois le SMIC.
Ils assument un niveau élevé des dépenses publiques, le renforcement et la modernisation des services publics (notamment dans l’éducation, les transports et la santé). Ils affirment la possibilité d’une transition écologique heureuse (politique publique de grands travaux ; lutte contre la précarité énergétique à partir d’une taxe carbone sur les grands groupes finançant un fonds national d’investissements, mise en place d’une compensation différenciée de la hausse du prix du carbone en fonction du revenu et du lieu d’habitat ; aide aux agriculteurs pour transformer l’agriculture, etc.). Ils veulent démocratiser la finance (mise en place d’un service public bancaire).
Questions subsidiaires
J’entends déjà les commentaires : propositions anachroniques ; impossible retour au modèle dépassé des "Trente glorieuses" d’il y a 70 ans ; refus de faire gagner la France en s’adaptant au monde tel qu’il a changé avec la mondialisation, la révolution numérique et le triomphe général du capitalisme.
Face à ce type d’argumentaire qui, quoi qu’on le souhaite, pèse lourd dans le débat, il serait me semble-t-il, nécessaire de donner plus de poids et de visibilité à trois thématiques dispersées dans les propositions des Economistes atterrés : l’entreprise, l’innovation et l’Europe.
L’entreprise, car si l’on augmente les coûts salariaux, il faut alors diminuer ceux du capital, ce qui est affaire de répartition et de diminution de la part des dividendes ou des rentes mais aussi affaire de critères de gestion et d’organisation de la production.
L’innovation, car à la fable de la Start Up Nation et à la réalité des fermetures d’usines, il faut opposer le rôle irremplaçable qu’y occupe l’Etat entrepreneur et l’investissement public.
L’Europe, car sa mise à l’écart par Emmanuel Macron dans les questions du "Grand Débat National" est un piège dont il faudrait sortir plutôt que de s’y laisser enfermer. Comme l’a analysé, dans Libé en janvier dernier, Antoine Vauchez, « en esquivant la part européenne de la crise, l’exécutif limite d’emblée la pertinence du grand débat – voire le condamne à un repli défensif douteux en termes "d’identité nationale"… Car les boîtes noires de la crise actuelle, celles qui permettent d’expliquer comment l’injustice fiscale et le sous-investissement chronique dans les services publics peuvent aujourd’hui être ressentis avec tant d’acuité, sont à Bruxelles et à Francfort autant qu’à Paris. C’est là en effet que se joue l’immobilisme des Vingt-Huit incapables de proposer d’autre méthode d’intégration qu’une mise en concurrence fiscale, et donc sociale, des Etats membres. C’est là aussi que s’est consolidé un copilotage des politiques économiques nationales autour du triptyque "consolidation budgétaire", "stabilité financière" et "réformes structurelles" du marché du travail et des systèmes de retraite. Là enfin que s’est nouée depuis dix ans la crise de sociétés européennes travaillées par des écarts croissants de niveau de vie et de développement entre les Europes du Nord, du Sud et de l’Est, et des inégalités sociales croissantes au cœur même des Etats européens. » (4).