Accueil | Chronique par Bernard Marx | 7 mars 2019

Les choses lues par Monsieur Marx, Ep 05

Chaque jeudi , Bernard Marx pointe les livres ou autres textes qu’il a lus pour vous, par des comptes-rendus courts. Cette semaine : actualité de l’économie post-keynésienne.

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L’économie post-keynésienne. Histoire, théories et politiques [1], paru à l’automne 2018, est un ouvrage collectif d’une tribu d’économistes qui revendiquent l’héritage du grand économiste de la première moitié du XXème siècle. Les post- keynésiens constituent une branche très active des économistes hétérodoxes, c’est-à-dire critiques des théories économiques dominantes et justificatrices de la mutation néolibérale du capitalisme.

Comme rien n’est simple, il faut savoir que les post-keynésiens s’opposent également aux néo-keynésiens qui recherchent une synthèse entre les idées orthodoxes et les idées keynésiennes. Des figures actuelles de ce courant tels que Joseph Stiglitz ou Paul Krugman sont cependant eux-mêmes assez critiques du néolibéralisme. Et parce que tout se complique, il faut aussi savoir que les économistes post-keynésiens et leurs travaux s’entrecroisent, notamment en France, avec d’autres écoles hétérodoxes "régulationnistes" (comme Michel Aglietta) ou marxistes.

Le livre propose une synthèse des apports les plus importants de ce courant de pensée. D’abord une partie consacrée à John Maynard Keynes et à ses premiers disciples (Michal Kalecki, Nicholas Kaldor, Joan Robinson, Hyman Minsky), dont il faut souligner qu’aucun n’a, heureusement, mérité le prix Nobel. Puis l’exposé des principaux concepts et analyses qui rassemblent ces économistes. La dernière partie est consacrée aux propositions. Certains chapitres sont assez techniques. Mais pas tous. L’effort de pédagogie est, en tout cas, constant. Et ils méritent d’autant plus la lecture que les post -keynésiens irriguent certaines des propositions les plus importantes du débat actuel. Non seulement en France et en Europe face aux impasses des politiques néolibérales, mais aussi aux USA face à la politique de Donald Trump.

Green New Deal

Aux USA, d’un côté, l’establishment des économistes — quatre anciens présidents de la FED, quinze anciens conseillers économiques de la Maison Blanche, 28 prix Nobel de la discipline et plusieurs milliers d’autres professionnels de la profession — ont lancé, le 17 janvier, un appel commun en faveur d’une taxe carbone progressive. Celle-ci serait entièrement reversée aux contribuables. Une taxe sur les importations d’ampleur équivalente permettrait de compenser la perte de compétitivité. Cette taxe carbone, justifient ces économistes, « offre le meilleur rapport efficacité-coût pour réduire les émissions de carbone avec la rapidité et dans les proportions nécessaires. En corrigeant une imperfection de marché bien documentée, elle enverra un signal prix puissant qui exploitera la main invisible des marchés pour orienter les acteurs vers un avenir économe en carbone… Elle remplacera le besoin de diverses règlementations, moins efficaces. Substituer un signal-prix à des règlementations compliquées renforcera la croissance et offrira aux entreprises la stabilité règlementaire dont elles ont besoin pour les investissements de long terme que requièrent les technologies alternatives propres. » Précision non négligeable, cet appel est lancé dans le cadre du "Climat Leadership Council" qui regroupe des membres fondateurs aussi prestigieux et impliqués dans la lutte contre l’émission de gaz à effet de serre et le remplacement des énergies fossiles que Exxon Mobil, BP, Shell, Total, GM, Unilever, la banque Santander et… l’ONG WWF [2].

De l’autre côté, la Résolution pour un Green New Deal a été déposée par la députée Alexandria Ocasio-Cortez le 7 février à la chambre des Représentants. Elle est soutenue par les candidats de gauche à l’investiture démocrate pour les futures présidentielles, Bernie Sanders, Elisabeth Warren et Kamala Harris. Le Green New Deal a pour ambition d’organiser « une nouvelle mobilisation nationale, sociale, industrielle, économique jamais vue depuis la Seconde Guerre mondiale et le New Deal ». Il fixe l’objectif de zéro émission de gaz à effet de serre aux États-Unis en dix ans et une sortie totale des énergies fossiles, avec un investissement dans les infrastructures, un plan massif de rénovation des bâtiments, une « garantie d’emploi » au niveau fédéral et une couverture santé universelle.

En arrière fond de ce projet, trois idées fortes sont portées par les économistes post-keynésiens américains fortement impliqués dans son élaboration : l’investissement public, l’Etat employeur en dernier ressort, et la théorie monétaire moderne. Trois idées détaillées, parmi d’autres, dans L’Economie post-keynésienne. Ainsi, s’agissant de la politique monétaire, pour les post-keynésiens, la rareté des financements ne provient pas d’une contrainte d’épargne, d’une insuffisance de fonds prêtables comme l’affirment les économistes orthodoxes. Le financement des investissements utiles de l’Etat ne peut donc pas reposer sur la seule mobilisation de l’épargne via les marchés financiers. « La banque centrale doit jouer son rôle de préteur en dernier ressort et pouvoir financer directement l’Etat afin de stabiliser les taux d’intérêt en fournissant la liquidité nécessaire » [3].

Les routes de la nanoseconde

Le trading à haute fréquence est l’exécution à très grande vitesse des opérations sur les marchés financiers effectuées à l’aide d’algorithmes informatiques et sans intervention humaine. C’est devenu la pratique dominante sur ces marchés. Il représente 60% des opérations réalisés sur les marchés financiers européens et près de 90% aux États-Unis.

Les économistes discutent de l’utilité de cette course à l’ultra-vitesse et à l’utilisation l’intelligence artificielle. Le krach de 2008 n’a pas anéanti la catégorie des thuriféraires et il s’en trouve encore qui affirment que le trading à haute fréquence améliore la liquidité et donc la qualité des prix et le fonctionnement des susdits marchés. Sauf que, comme l’explique l’économiste Gaël Giraud, la liquidité en question est celle d’un parapluie qui ne s’ouvre que par beau temps.

Pire, le trading à haute fréquence est une machine à sur-profits, à spéculation et à manipulation des marchés financiers. Les régulateurs et les législateurs, plus ou moins soumis à la pression des lobbyistes de cette juteuse activité, en discutent épisodiquement. Mais les actes ne suivent pas les paroles. Les législations et les réglementations encadrent peu et n’interdisent pratiquement rien.

Pylônes et paraboles

Alexandre Laumonier, anthropologue et directeur des éditions Zones Sensibles est un spécialiste du trading à haute fréquence auquel il consacre son nouveau livre, 4, paru en janvier 2019 [4]. On n’y trouvera pas trace de ces débats. L’auteur pense, sans doute, que, comme tout un chacun, ses lecteurs et ses lectrices font partie de « celles et ceux qui sont en quête d’un monde acceptable où les microsecondes n’ont aucune valeur ». Il a mis en exergue une phrase du philosophe Ludvig Wittgenstein qui résume parfaitement son projet :

« Nous attendons à tort une explication alors qu’une description constitue la solution de la difficulté, pour peu que nous lui donnions sa juste place, que nous arrêtions à elle, sans chercher à la dépasser. »

Il donne donc à lire le récit passionnant et parfois presque romanesque des acteurs et des moyens par lesquelles s’est organisée ces dernières années la conjugaison de la course à la vitesse et aux profits sur les marchés financiers.

Les bourses proprement dites se sont dématérialisées. Mais en réalité, la matérialité n’a pas disparu. Faire circuler les ordres d’opérations aussi vite que la lumière exige de maitriser l’espace. La grande vitesse passe par les réseaux de fibres. L’ultra grande vitesse passe par la technologie des micro-ondes circulant de pylône à pylône. Voici donc décrit par le menu et par le picaresque, la compétition entre les quelques acteurs régnant sur le business. L’enjeu principal en est l’installation des pylônes et des paraboles selon la ligne la plus droite possible. Aux USA, il s’agit de relier les marchés du New Jersey — où sont installés les data center des bourses de New York — et ceux de Chicago.

En Europe, l’enjeu est le corridor Francfort-Londres. « La présence de Jésus en contrebas des antennes des traders est courante, note Alexandre Laumonier, les croix ayant été, avant l’érection des pylônes modernes, les structures les plus hautes disposées sur les points hauts pour les mêmes raisons que celles justifiant la présence des paraboles en ces lieux : être visibles de loin. Cela ferait dire à certains que dans les hauteurs du paysage, une religion en a remplacé une autre. »

 

Bernard Marx

Notes

[1Eric Berr, Virgine Monvoisin, Jean-François Ponsot (sous la direction de) L’économie post-keynsienne. Histoire Théories et politiques, Editions du Seuil, septembre 2018

[2Dans son livre Tout peut changer, paru en 2015, Naomi Klein épinglait les relations dangereuses nouées par certaines ONG environnementalistes et les multinationales de l’industries pétrolières. Avec déjà une mention spéciale pour le WWF (Fonds pour la Vie Sauvage Mondiale).

[3Emmanuel Carré et Edwin Le Héron, L’économie post-keynésienne, page 376

[4Alexandre Laumonier, 4, Editions Zones sensibles. Un précédent ouvrage, 6, le soulèvement des machines, paru en 2013, retraçait les origines du trading à haute fréquence à la fin du XXème siècle du côté de Wall Street et la genèse de son emballement. Il a été réédité fin 2018, en livre de poche aux Editions du Seuil.

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