Comme tout un chacun, j’ai pu faire trois constats en regardant « L’Emission politique » spéciale élections européennes 2019 sur France 2, le 4 avril.
Premier constat : la sortie de l’Union européenne est une stratégie très marginalisée. À gauche, personne ne s’en est réclamé. La France insoumise a remisé « l’Union européenne, on la change ou on la quitte ! ». À droite, elle n’est plus revendiquée que par des candidats résiduels. Certes, cela ne veut pas dire que cet état d’esprit soit marginalisé dans l’opinion publique. Mais surtout, le national-libéralisme [1] ou le néo-fascisme, quel que soit le nom qu’on lui donne, prétend maintenant transformer l’Union européenne et non plus en sortir ou la détruire. Le danger qu’il représente n’a pas diminué pour autant, d’autant moins que comme on a pu le vérifier lors du débat, son influence sur les options de la droite classique ne cesse de croître.
Seconde observation : l’insatisfaction, voire la perte de légitimité de l’Union européenne, sont telles que personne ne prétend continuer comme avant. Tout le monde affiche des velléités de changements, y compris le camp macroniste.
Troisième constat enfin : les élections européennes auraient pu permettre l’affirmation d’une alternative de gauche à la tenaille mortifère du modèle néo-libéral qui emprisonne l’Europe. Au lieu de quoi chacune de ses petites entreprises cherche surtout à accroître sa clientèle au détriment de ses concurrents les plus proches. Peut-on seulement espérer que la campagne qui va se poursuivre sur ces bases permettra de clarifier pour la suite les contours d’une stratégie commune de gauche pour transformer l’Union européenne ? Rien n’est moins sûr.
Besoins d’Europe
Mais, parce que, comme on dit, il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, je me suis reporté à la brassée de livres et à quelques entretiens récemment publiés sur le sujet qui, tous, cherchent une voie à gauche pour l’Union européenne [2]. Ce sont des livres et des textes pédagogiques rigoureux et militants. J’y ai trouvé quelques idées fortes et largement partagées et d’autres qui méritent à mon sens discussion.
Les auteurs partagent très largement l’idée que la gauche de transformation sociale et écologique a de bonnes raisons d’avoir stratégiquement besoin d’Europe, au point de ne pas devoir dissocier luttes nationales et luttes européennes. Attac et la fondation Copernic en ont listé cinq qui se retrouvent peu ou prou dans les autres analyses :
1. « Face aux multinationales et aux marchés financiers il faut un espace politique et économique qui puisse faire contrepoids. Une Europe éclatée en de multiples pays divisés laisserait chacun d’eux seul face au capitalisme mondialisé. »
2. « La montée de la Xénophobie, du racisme et des tentations autoritaires ne pourra que s’accélérer si l’éclatement, possible dans les années à venir, débouche sur des replis nationaux antagoniques et une intensification de la concurrence entre les peuples. »
3. L’éclatement de l’Union européenne loin de mettre un terme au dumping fiscal et social qui la caractérise risquerait au contraire de l’aggraver.
4. Les politiques de transition écologiques et énergétiques ne peuvent être menées seulement à l’échelle locale et nationale. Des coordinations, des coopérations sont indispensables au niveau européen. « C’est au niveau européen qu’une politique budgétaire et monétaire aurait une efficacité démultipliée. »
5. Alors que le monde a vu « la montée de nouveaux acteurs de taille continentale dont le poids économique va croissant, aucun des Etats y compris les plus grands ne peut réellement jouer un rôle déterminant tout seul ».
Crise de l’ordo-libéralisme
Le modèle qui façonne l’Union européenne, mixte de néo-libéralisme à l’anglo-saxonne et d’ordo-libéralisme à l’Allemande, est en crise profonde, totalement à bout de souffle. À se prétendre le seul possible, il a généré le Brexit et la montée des périls nationalistes et autoritaires. L’Europe de la règle, du marché intérieur, de la concurrence, de la priorité à l’équilibre budgétaire, et du refus des transferts, a produit l’affaissement du pouvoir budgétaire des parlements nationaux, c’est-à-dire, en fait, comme le souligne Nicolas Leron : « Le cœur, la substance de la démocratie ».
L’Europe et l’euro ont été sauvés du marasme et de l’explosion par la politique monétaire « non-conventionnelle » de la Banque centrale européenne, et les achats massifs de titres financiers auxquels elle se livre depuis plusieurs années. Mais elle n’a pas résolu les problèmes, au contraire. « Son action, explique Guillaume Duval, a consisté en effet, d’une part à soutenir et à enrichir les banquiers et les spéculateurs fauteurs de crise et d’autre part à accroître le patrimoine des plus riches en en faisant monter le prix des actifs via sa politique monétaire expansive. Tandis que parallèlement les mesures budgétaires restrictives et les politiques déflationnistes du marché du travail obligent au contraire les citoyens ordinaires à se serrer toujours plus la ceinture, et à accepter un blocage prolongé des salaires ainsi que des conditions d’emploi dégradées… »
La reprise économique est vite retombée, le système bancaire n’est pas purgé, les déséquilibres intérieurs et extérieurs s’accumulent. Et l’économie allemande elle-même qui a le plus bénéficié de ce fonctionnement de l’Europe est maintenant de plus en plus fragilisée. Là aussi les limites sont atteintes.
Jean « Vladimir Ilitch » Pisani-Ferry
L’économiste Jean Pisani-Ferry, ancien commissaire général de France Stratégie, qui a contribué aux programmes électoraux de Lionel Jospin, François Hollande et Emmanuel Macron vient, lui-même, de délivrer un diagnostic encore plus alarmant. Le monde actuel, dit-il, ressemble de plus en plus à la description de l’impérialisme par Lénine. Citons-le en entier : « L’impérialisme, écrivait Lénine il y a un siècle, se définit par cinq critères : la concentration de la production, la fusion entre capital bancaire et capital industriel, l’exportation de capitaux, les cartels transnationaux et le partage du monde entre les puissances capitalistes. Jusqu’à peu, seuls quelques bolcheviques endurcis trouvaient encore cette définition pertinente. Ils ne sont plus les seuls : la description de Lénine apparaît de plus en plus actuelle. » [3]
Rappelons juste que L’impérialisme, stade suprême du capitalisme a été écrit par Lénine en 1916 au beau milieu de l’effroyable carnage de la guerre, alors que les partis socialistes et sociaux-démocrates s’étaient ralliés à l’Union sacrée. Son objet, écrit-il en 1920, était de construire une issue et pour cela « de prouver le caractère social véritable ou plus exactement le véritable caractère de classe de la guerre… ». Le diagnostic de Jean Pisani-Ferry parait lucide même si certains ne considèrent pas la politique chinoise de la route de la soie comme une pure politique impérialiste classique. Quoiqu’il en soit, non seulement l’Europe néo et ordo-libérale a sa part de responsabilité dans cette évolution du monde, mais seule sa transformation radicale, et non pas cosmétique comme il le préconise par ailleurs, peut permettre d’empêcher un tel monde de courir à la catastrophe.
À suivre : Les préconisations pour transformer l’Europe (2ème partie)