Les sociologues Michel et Monique Pinçon-Charlot ont caractérisé Emmanuel Macron comme le « Président des ultra-riches ». Pierre Musso prend la question par un autre angle. Emmanuel Macron, écrit-il, est Président de l’Etat-Entreprise, comme l’a été sous des formes différentes, en Italie, Sylvio Berlusconi, pionnier en la matière, et comme l’est Donald Trump aux Etats-Unis [1].
Le rapprochement des trois personnages qui joueraient au fond la même et nouvelle pièce politique va à contre-courant de l’opposition et du clivage simpliste et auto-valorisant entre « progressistes » et « populistes » dont le Président français prétend faire le récit. Philosophe et politiste, Pierre Musso retrace toute la généalogie profonde et donne une grille de lecture suggestive de ce qui constitue, selon lui, une véritable mutation du politique et de l’Etat dans le monde occidental.
Le politique saisi par l’Entreprise
« En marge des partis et au-delà des clivages droite/gauche et "populistes/ élites", analyse Pierre Musso, les trois hommes sont trois figures symboliques de la religion industrielle en politique qui ont conquis le pouvoir et prétendent gouverner "au nom" des compétences acquises dans l’entreprise, au nom du pragmatisme et de l’efficacité… Ils importent ainsi massivement le management dans l’Etat désacralisé et dépolitisé. » Le et la politique en crise sont comme « saisis » par l’Entreprise. Ils l’appellent « à la rescousse pour se penser et pe(a)nser la société. Ainsi Berlusconi se fait-il "Président- Ouvrier", ainsi le PDG de la Trump Organization s’empare-t-il de la Maison-Blanche et ainsi le jeune inspecteur des finances-financier propose-t-il de diriger et de gérer la Nation comme une "start up" ».
La mutation en cours ne s’arrête pas là. Il y a un double mouvement. Si l’Etat se dépolitise, l’Entreprise et plus précisément la grande entreprise, la Corporation se politise. Elle devient une institution politique par « extension de sa sphère d’action, de sa dogmatique managériale et de sa production de normes ». Le temps de l’Etat-Entreprise est celui d’un changement d’hégémonie. Il pourrait bien être demain celui de la « Corpocratie ». Déjà Emmanuel Macron réunit annuellement à Versailles les dirigeants des multinationales en les traitant quasiment comme des souverains. Déjà les GAFAM s’imposent comme des instances et des producteurs de normalisations, prétendument porteurs de l’intérêt général. Déjà relate Pierre Musso, « le consultant en stratégie d’affaires Larry Downes a conseillé à Microsoft d’acheter un pays et de se comporter comme une Nation souveraine ». Et « réciproquement, en 2017, le gouvernement danois a nommé un ambassadeur "numérique", créant de fait une "start-up ambassade" auprès de la Silicon Valley ». « Ces firmes sont devenues un nouveau type de nation », a justifié le ministre danois des Affaires étrangères.
Ce n’est pas d’aujourd’hui que, dans le cadre du capitalisme, Etat et Entreprise ont partie liée sinon cause commune. Notamment en France. Mais la mutation est réelle. Ainsi, comme l’a expliqué Luc Rouban lors de la démission de Nicolas Hulot, Emmanuel Macron fait évoluer la technocratie de l’Etat français d’un système et d’une culture dans lequel ils se considéraient « comme les gardiens de l’intérêt général au-dessus des aléas de la vie politique », à un autre dans lequel ils « sont en fait des "managers" provenant des cabinets-conseils ou des grandes entreprises au terme d’un parcours professionnel qui a pu les faire passer par l’ENA comme par les grandes écoles de commerce ».
Le dogme de l’efficacité
Tout cela est vrai. « Mais, interroge le journaliste Guillaume Paul en recevant Pierre Musso sur BFM Business, où est le mal ? Ces présidents ne font-ils la démonstration qu’on peut manager un pays comme une entreprise ? Des chefs d’entreprises qui vont tenir ce discours et mettre en avant leur capacité managériale pour diriger des Etats de plus en plus endettés ne vont-ils pas être de plus en plus nombreux ? »
Certes, répond celui-ci, dans une période de grande mutation, notamment techno-scientifique, comme celle que nous vivons aujourd’hui, il faut de nouvelles institutions. Celles de l’Etat-Entreprise prétendent mettre l’efficacité au cœur de la politique et de l’Etat. C’est central dans le discours d’Emmanuel Macron. Comme ses alter ego Berlusconi et Trump, c’est au nom de ses compétences supposées en la matière, qu’il est entré comme par effraction, faire de « l’anti-politique en politique ».
« L’efficacité, pourquoi pas ? », dit Pierre Musso. Mais ajoute-t-il, le politique est double. Il ne traite pas seulement du « comment ? » mais aussi du « pourquoi ? ». Le propre du politique et de ses représentants est d’incarner des valeurs. La réduction du politique à sa fonctionnalité est une tâche impossible. Les Présidents de l’Etat-Entreprise eux-mêmes ne s’en tiennent pas là. Ils remplissent, mal, le champ de l’incarnation des valeurs. Pierre Musso en décrit, dans son livre, de multiples procédés, puisés dans le cas Emmanuel Macron : l’identification de qui est efficace à ce qui est juste ; la délibération et l’élaboration politiques limitées à la seule séquence électorale sensée consacrer par les urnes un homme et ses promesses ; le bricolage (le « bris-collage ») d’identifications régressives ; le césarisme, la sacralisation du chef politique ; le mythe conservateur de la société bloquée par les corporatismes, les corps intermédiaires et le système politique.
Tableau réaliste
« L’Etat-Entreprise n’est pas un Etat faible, résume Pierre Musso. C’est un Etat qui limite sa fonction de redistribution socio- économique (il n’est pas un Etat providence) et qui renforce ses fonctions dites "régaliennes". L’appel à l’autorité et à l’effort est censé être une réponse à une situation de crise ou de déclin : le couple crise/sauveur ou révolution/restauration opère sur le registre classique hérité du Bonapartisme. »
Le tableau est réaliste. La mise en perspective par l’analyse généalogique semble fidèle. Le portrait d’Emmanuel Macron en Président d’Etat-Entreprise colle tout à fait avec sa gestion de la crise des gilets jaunes, son faux grand débat et sa vraie mise en scène au centre de marathons télévisés avec des publics choisis. Il colle avec son discours métaphorique sur l’incendie de Notre-Dame de Paris, comme avec son non-discours de clôture du grand débat qui a néanmoins fuité dans la presse. Un Président de l’Etat-Entreprise, compétent – forcément compétent, ne change ni d’avis, ni de politique. Une preuve supplémentaire en sera vraisemblablement apportée, ce jeudi, en conférence de presse élyséenne. Le livre tourne cependant un peu court, lorsqu’au bout de l’analyse le lecteur s’interrogera légitimement sur les alternatives possibles à une mutation si peu enviable.
Pierre Musso semble acter le caractère irréversible du transfert d’hégémonie de l’Etat vers l’Entreprise. Il mise surtout sur une mutation de celle-ci : « La prise de l’Etat "par en haut" à des fins de marginalisation appelle en creux à une mutation de l’Entreprise "par en bas" pour y dénouer les liens de subordination ». C’est effectivement indispensable. L’Entreprise qui saisit la Politique, c’est la grande entreprise capitaliste, la Corporation. Le dogme de l’efficacité qui domine l’économie et prétend dominer aussi le politique se mesure selon le critère de la rentabilité c’est-à-dire du rapport entre le profit et le capital. Il va avec le primat du marché et des activités marchandes. L’accumulation du capital est « sa loi et ses prophètes ». Cela ne génère pas l’Efficacité, mais un type particulier d’efficacité, éminemment contradictoire puisqu’il minimise le développement des capacités et de la créativité humaine et qu’il détruit la nature. Il faut y opposer la mise en œuvre dans l’Entreprise d’autres critères de gestion visant un autre type d’efficacité, associée à de nouveaux pouvoirs des travailleurs et des consommateurs [2]. Cette mutation ne tombera pas du ciel de la science et de la technologie et de la révolution numérique. Il faudrait certainement l’associer à une transformation du Politique par le partage de nouveaux pouvoirs de délibération et d’action commune. Mais faut-il pour autant admettre que l’Entreprise, fut elle-même mutante de cette façon, domine le Politique ?