Accueil > économie | Par Bernard Marx | 22 décembre 2014

Les économistes ne sont pas tous des sales types, notamment lorsque c’est un philosophe

Dans "Ce que l’argent ne saurait acheter", Michael Sandel, professeur de philosophie politique à Harvard, sollicite réflexion et intervention face à la société de marché. Au passage, il taille en pièces l’utilitarisme dominant dans la "science économique".

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« Nous disons : oui à l’économie de marché, non à la société de marché ! » C’est en juillet 1998, à Londres, que Lionel Jospin, le premier ministre de la gauche plurielle, a utilisé cette formule choc pour différencier son action de celle de son collègue Tony Blair. Par quoi il disait surtout oui au capitalisme (l’autre nom de l’économie de marché), tout en exprimant sa crainte que se soumettre à sa loi soit aussi accepter son extension à toutes les activités humaines.

Société de marché

Vingt ans après ou presque, nous y sommes. La société de marché a étendu considérablement son emprise, y compris sur les esprits et sur les comportements. Et c’est à cette nouvelle "modernité" que l’entreprise socialiste "Hollande-Valls-Macron et Cie" nous somme de nous adapter. Loin d’être anecdotique, l’affaire du travail du dimanche et les arguments avancés pour défendre son extension en est au contraire tout à fait symbolique. Elle pourrait figurer comme une étude de cas supplémentaire dans le livre de Michael Sandel, construit autour de multiples exemples concrets.

À preuve, l’argumentaire de Thierry Pech et Gilles Filchelstein (respectivement directeur de Terra Nova et directeur général de la Fondation Jean-Jaurès en même temps qu’ancien conseiller du ministre Jérôme Cahuzac et toujours communicant à Havas Worldwide) paru dans Le Monde du 18 décembre sous le titre évocateur "Cessons de dramatiser le travail du dimanche". Ils concluent leur article par cette mâle injonction : « Au total, ce que les Français attendent de leurs responsables, ce n’est probablement ni la défense du monde d’hier, ni la diabolisation du consumérisme, mais les moyens d’organiser leur vie de façon plus autonome et plus harmonieuse. » Tout le monde serait gagnant à une extension du travail du dimanche, qui plus est si modeste et si démocratiquement décidée, par l’heureuse conjonction de "l’accord social" d’entreprise ou de territoire et du pouvoir des maires, des préfets ou de l’État (lire l’analyse de Gérard Filoche). Ceux qui accéderont à un nombre croissant de services le soir ou le week-end, comme ceux qui travailleront par nécessité à les fournir ; les touristes chinois comme les actionnaires des grandes enseignes.

Et bien non. Comme l’argumente, au cas par cas, Michael Sandel, dans la société de marché, les choses ne se passent pas comme cela. Et l’économie utilitariste ne permet pas de penser ce qui se joue. Les exemples sont choisis dans la société américaine actuelle.

Ainsi aux États-Unis, des condamnés obtiennent une cellule de prison améliorée pour 82 dollars la nuit. Des lobbyistes payent des chômeurs pour faire la queue à leur place des heures entières afin qu’ils puissent accéder aux séances du Congrès qui les intéressent. Dans les parcs d’attraction, on peut échapper aux files d’attentes avec un billet haut de gamme. Des établissements scolaires payent les élèves pour les livres qu’ils lisent. Des "dons" du sang sont rémunérés. La rémunération des mères porteuses est également possible, mais la délocalisation vers l’Inde où elle est trois fois plus faible est en marche. On peut s’acheter le droit d’immigrer sans problème, moyennant le paiement de 500.000 dollars. Moyennant une rémunération de 1.500 à 25.000 dollars annuelle, on acquiert le numéro de portable de son médecin et on peut être reçu le jour même. La marchandisation du nom des stades et les salons panoramiques loués au prix fort y pullulent. Des assurances-vie souscrites par des malades atteints du sida ou du cancer sont revendues sur un marché secondaire, comme n’importe quel produit financier titrisé, etc.

Tous ces exemples nous parlent. L’Europe, la France, plongent dans les mêmes eaux, même si les dépenses publiques représentent une part plus importante du PIB. Ainsi, parmi les cas débattus par Michael Sandel, le marché européen des droits à polluer figure en bonne place. Selon lui, « cette extension du domaine du marché et des raisonnements qu’il induit dans les aspects de la vie traditionnellement régis par des normes non marchandes est l’une des évolutions les plus significatives de notre temps ». C’est, davantage même que le règne de la cupidité sur les affaires financières, « le plus funeste de tous les changements propres aux trois dernières décennies ».

Inégalité, iniquité, corruption...

En quoi est-ce si funeste ? D’abord parce que cela aggrave les inégalités et les injustices. L’extension du domaine du marché double la mise de l’évolution de plus en plus inégalitaire de la répartition des revenus monétaires, puisque l’accès à un logement et à un lieu de résidence décents, à une éducation et à des soins de qualité deviennent payants et coûtent de plus en plus cher. Il n’existe aucune justification "morale" à ce que les plus riches soient les mieux et les seuls servis. L’iniquité et l’injustice vont de pair avec cette modalité de l’extension des inégalités. C’est pourquoi, dit l’auteur, « les dernières décennies ont été si cruelles pour les plus démunis et les familles des classes moyennes ».

D’autre part, analyse l’auteur, le marché et l’argent sont corrupteurs des valeurs non marchandes et des choses de la vie où elles devraient au contraire s’épanouir, comme la citoyenneté, la santé, l’éducation ou la culture. À chaque fois, ce sont les valeurs du vivre ensemble qui sont abimées : le sens de la culture lorsque l’on paie des enfants pour lire, le sens du brassage social d’un spectacle sportif lorsque ceux d’en haut dans les loges panoramiques dominent ceux d’en bas dans les gradins. Le sens de la citoyenneté est mis à mal quand on paye pour assister aux séances du Congrès. Le sens de l’assurance collective est perdu quand elle devient objet de placements spéculatifs. Le sens du respect de la nature est corrompu par le marché des droits à polluer.

... et inefficacité

C’est aussi pourquoi, explique Michael Sandel, lorsque le marché envahit des sphères qui devraient être non marchandes, il n’est pas efficace. La mise en prix est supposée orienter les comportements vers le but recherché. Au contraire, l’effet de la corruption des valeurs non marchandes transforme le marché en un mauvais incitateur. Par exemple, la rémunération du don de sang a entraîné des difficultés pour les banques de sang, car les donneurs gratuits ont diminué leurs dons, pour ne pas prendre la place de quelqu’un qui avait un besoin vital d’être rémunéré pour cela, ou parce que l’acte de don avait pour eux perdu sa signification d’une empathie à l’égard de l’Autre. De même, le marché des émissions de carbone pourrait avoir un effet contraire au but recherché, le danger étant « qu’il devienne un mécanisme d’achat indolore qui dispense de procéder aux modifications plus fondamentales des habitudes, des attitudes et des modes de vie que la résolution des problèmes climatiques pourrait exiger ».

Critique de la science économique

Michael Sandel souligne deux raisons de cette évolution, et des difficultés auxquelles on se heurte pour que ces questions fassent l’objet de débats publics : le pouvoir et le prestige du raisonnement économique dominant et le renoncement des responsables politiques. Il laisse de côté les pouvoirs économiques et les causes systémiques de ces évolutions, et ne fait donc pas le tour de la question. Mais la pensée économique dominante et l’abaissement de la politique font certainement partie du problème.

La pensée économique dominante, explique Michael Sandel est devenue d’une arrogance et d’une prétention folles. Elle ne se contente plus de traiter de la production, de la répartition des revenus, de la consommation et de l’épargne, de l’inflation et du chômage. Elle prétend être une science explicative et normative du comportement humain. « Une idée simple, mais très profonde, est au cœur de de cette science : dans tous les domaines de l’existence, il suffirait pour expliquer un comportement humain, de supposer que les individus concernés décident d’agir de telle ou telle façon plutôt que de telle autre en pesant les coûts et les bénéfices des diverses options possibles, puis en choisissant celle qui parait susceptible de leur procurer le plus grand bien-être ou de leur être de la plus grande utilité. » L’intérêt général collectif n’est plus que la somme des utilités individuelles maximisées.

Exit la société et les sentiments moraux ! Exit le « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », dont Sigmund Freud disait qu’il était l’un des préceptes fondamentaux de la vie civilisée (1). Et vivent les eaux glacées et généralisées du calcul égoïste !

Michael Sandel donne la vedette à Gary Becker. C’est légitime. L’économiste de Chicago, prix Nobel d’économie en 1992, prétend qu’il faut partout révéler les prix implicites des échanges non marchands et finalement tout marchandiser : le sang, les organes, la dernière année de la vie, la vie de famille qu’il faut considérer comme une petite entreprise et le droit d’immigrer. Bref, comme le dit son collègue Jean Tirole, « Gary Becker a eu le très grand mérite de s’être attaqué à certains tabous tels que celui selon lequel la vie n’a pas de prix ».

Un grand mérite, vraiment ? Gary Becker a notamment proposé de facturer l’entrée aux États-Unis des réfugiés qui fuient des persécutions. Michael Sandel prend la peine d’argumenter contre Gary Becker à partir de cet exemple. Cela revient, dit-il, à « assimiler les réfugiés à des fardeaux trop lourds à porter ou à des sources de revenus, plutôt qu’à les tenir pour des êtres humains en danger de mort ». « Les économistes (à la Gary Becker), conclut-il, postulent que le marché n’affecte pas ni ne souille les biens qu’il régule, mais c’est inexact : il laisse une marque spécifique sur les normes sociales, les incitations marchandes érodant ou évinçant fréquemment les incitations non marchandes. »

Les choix exprimés sur un marché, rappelle-t-il aussi, ne valent que si les participants peuvent exprimer librement leur choix. Sinon, la transaction ne sera pas équitable. On doute que les réfugiés qui fuient des persécutions aient un réel pouvoir de transaction, à moins qu’ils ne soient très riches. Mais au-delà de ce cas extrême, c’est peu ou prou ce qui se passe lorsque tout devient à vendre.

Une ambition modeste

M. Sandel ne réclame pas la disparition du marché. L’étatisation a du reste également montré ses limites, et l’auteur n’explore pas les enjeux des biens publics et des biens communs. Mais face à une évolution très largement ressentie comme inquiétante (en atteste le succès international de son livre, à l’instar de celui de Thomas Piketty), il réclame simplement que des débat publics réels et approfondis puissent avoir lieu. « Nous devons en finir, dit-il, avec cette tendance à débattre des questions économiques comme si elles n’étaient que des questions managériales ou technocratiques. Il n’est en rien aisé d’apporter des arguments normatifs substantiels en ce qui concerne les questions économiques. Cela demande que nous développions une habitude civique de raisonnement collectif, en public, au sujet des questions éthiques contestées. Si c’est compliqué, c’est pourtant bien la seule voie pour laisser le marché à sa propre place. C’est aussi le seul moyen de relancer le débat public et la citoyenneté démocratique. » Ce serait effectivement la moindre des choses, mais c’est loin d’être acquis.

Ce que l’argent ne saurait acheter : Les limites morales du marché, de Michael J. Sandel. Traduit par Christian Cler, préface de Jean-Pierre Dupuy, Seuil 2014, 22 euros.

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