Accueil | Chronique par Bernard Marx | 11 juin 2020

Quand le Président prend les économistes pour des Théodule

Pour l’épisode 30 de ses « choses lues » (saison 2 !), Monsieur Marx décortique pour vous sur la commission d’économistes d’Emmanuel Macron.

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Le communiqué de la présidence de la République annonçant le 29 mai l’installation d’un comité d’experts sur le climat, les inégalités et la démographie vaut la peine d’être lu. L’initiative de créer un nouveau comité Théodule, treize mois après avoir déclaré la chasse ouverte pour supprimer les comités inutiles [1], nous dit quelque chose de l’incapacité d’Emmanuel Macron d’être à la hauteur d’enjeux historiques.

Voici le communiqué :

« Surmonter la crise qui nous fait face, répondre aux défis globaux, implique de prendre des mesures fortes et adaptées, d’adopter des idées nouvelles, de mettre en œuvre des actions audacieuses.
C’est pourquoi, le Président de la République a demandé à 26 économistes de constituer une commission sur les grands défis économiques.
Le climat, les inégalités et la démographie sont trois enjeux cruciaux pour l’avenir et la prospérité des nations. Sur chacun d’entre eux, des solutions économiques nouvelles sont nécessaires, à plus forte raison dans les économies qui ont été frappées par la crise du COVID.
La Commission d’experts sur les grands défis économiques - installée ce jour au cours d’une visioconférence - a pour mission de proposer un cadre d’analyse fondé sur la science économique, et d’en tirer des recommandations pour rendre les politiques économiques plus efficaces dans la réponse à ces défis. La commission étudiera plus spécifiquement le cas des pays européens et de la France en particulier. »

Et voici pourquoi le Président a tout faux...

L’Omniscience économique

Le climat, les inégalités, la démographie doivent faire l’objet d’une délibération démocratique et non d’un côte à côte entre experts monocolores d’une seule discipline et un Président-monarque. Ils cherchent à se conforter mutuellement alors qu’ils font face à une perte de confiance profonde et légitime dans leur capacité, les uns et l’autre, à remplir leurs missions respectives. L’opération a peu de chance de réussir, ni pour les économistes, ni pour le Président.

 

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La commission présidentielle d’experts est à l’État stratège et au retour de la « planification », ce que la musique militaire est à la musique. Tout juste une énième et petite manifestation de l’anachronique « État c’est moi » à la française.

Ceux qui avaient espéré qu’un pas en avant pourrait être franchi avec la Convention citoyenne pour le climat en seront pour leurs frais. Celle-ci doit remettre officiellement ses propositions vers le 20 juin. Le collège présidentiel de savants de la science économique sera-t-il chargé de noter et de corriger la copie citoyenne que l’on annonce trop peu conforme aux règles de la mondialisation capitaliste ou d’en formuler d’autres plus conformes à ces exigences ? Dans les deux cas, ce sera une marche arrière.

Les défis que la commission présidentielle a pour tâche d’expertiser exige une réflexion globale. L’interdépendance des phénomènes et l’articulation des dimensions économiques et des dimensions politiques, culturelles, technologiques et anthropologiques nécessiterait de franchir les barrières disciplinaires. Mobiliser les compétences des seuls économistes sans faire appel à celles des historiens, des sociologues, des géographes, des démographes, des anthropologues, des spécialistes de la technologie ou des sciences de la nature sera réducteur, forcément réducteur. Et c’est sans doute le but visé. Pouvoir se prévaloir de savoirs et de la raison de « scientifiques », sans supporter les risques que leurs exigences de transformations soient trop fortes.

Comme le disait déjà la sociologue Dominique Méda à propos de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social installée en 2008 par Nicolas Sarkozy, pourtant beaucoup moins monocolore que la Commission Macron : « Nous avons non seulement besoin d’économistes, mais aussi de chercheurs de toutes disciplines, et surtout des citoyens eux-mêmes […] Nous n’avons pas besoin du "dictateur bienveillant" de l’économie [...] Dès lors, les choses paraissent claires : si la commission souhaitée par le président de la République, constituée de la fine fleur de l’élite économique mondiale, se réunit en chambre pour nous délivrer sa formule magique, gageons que celle-ci, quelle que soit sa perfection technique, ne nous sera d’aucune utilité, incapable qu’elle sera de rendre visibles les malaises de notre civilisation. » [2]

Le philosophe et sociologue Bruno Latour le dit avec force dans un article publié sur le site du media quotidien AOC : « Que le Président s’entoure d’un conseil d’experts économistes aurait encore paru, peut-être, en janvier, comme un signe rassurant : mais après la Covid-19, cela ne peut que susciter l’effroi : « Quoi, ils vont encore nous faire le coup de recommencer à saisir toute la situation actuelle comme faisant partie de l’économie ? Et confier toute l’affaire à une ‘commission homogène en termes de profils et d’expertise. Mais, sont-ils encore compétents pour saisir la situation comme elle nous est apparue à la lumière de cette suspension imprévue ? » Non, répond-il, l’économie est trop réductrice de l’analyse de la complexité du monde et d’une crise qui appelle une sortie de « l’économisation du monde ».

Ce que Bruno Latour appelle l’économisation est en fait la domination des règles, des passions et des comportements de l’homo oeconomicus imposée aux humains à partir du 18ème siècle. Car de soi-même, « personne ne peut devenir un individu détaché, capable de calculer son intérêt égoïste, et d’entrer en compétition avec tous les autres, à la recherche d’un profit ». « L’Homo oeconomicus existe mais il n’a rien de naturel, de natif ou de spontané, souligne-t-il. Relâchez la pression, comme dans la pandémie et voilà qu’il s’émancipe […] Le nouveau régime climatique, surajouté à la crise sanitaire, fait peser sur toute question de production un doute si fondamental qu’il ne fallait que deux mois de confinement pour en renouveler l’enjeu. » Le but d’Emanuel Macron n’est certainement pas de conduire un tel renouvellement qui ne devrait pas être une sortie de l’économie mais sa transformation et la remise à sa place. Il s’agit au contraire d’empêcher que ce genre de virus prospère. Les experts mis en commission par Emmanuel Macron ne sont pas simplement tous des économistes, mais des économistes qui pensent tous qu’il faut continuer peu ou prou « l’économisation du monde ».

Doublement monocolore

Notre prix Nobel, Jean Tirole, co-rapporteur de la commission avec Olivier Blanchard (ancien économiste en chef du FMI de 2008 à 2015), explique : « Nous avons tenté de constituer une équipe équilibrée, cumulant expertise scientifique et capacité à définir des réponses concrètes. Et ce, avec une diversité géographique – il y a huit Français, huit Européens, huit Américains –, et d’âge, en mêlant des stars montantes mais déjà mondialement reconnues, comme Emmanuel Farhi ou Stefanie Stantcheva (tous deux à Harvard), et des profils plus expérimentés comme les Prix Nobel Paul Krugman (Princeton) et Peter Diamond (MIT), ou encore, côté français, Philippe Aghion, Laurence Boone, Daniel Cohen ».

On l’aura compris, le modèle est celui du sport professionnel. Jean Tirole constitue son équipe comme le coach d’une équipe de football qui aurait l’ambition de jouer en ligue des champions. Il lui faut des stars, un amalgame de jeunes et d’anciens, et l’appartenance à des clubs prestigieux.

La commission est ouverte à des femmes. 8 sur 26 membres. Même si l’économiste Jean Gadrey juge le « score honorable dans un tel milieu d’économistes internationalement réputés », l’honneur est assez mal sauvé. C’est qu’il a fallu croiser le critère du genre avec celui de l’homogénéité de la pensée. Les choix se sont restreints. Ainsi notre autre prix Nobel Esther Duflo n’a pas été retenue dans la sélection. Il est vrai qu’elle plaide publiquement pour le rétablissement de l’ISF qui, selon elle, n’aurait jamais dû être aboli, et pour taxer les revenus de la richesse au même titre que les salaires. Nous voici prévenus. Des femmes oui, mais pas trop. Mais pas proposer de rétablir l’ISF et de taxer les revenus du capital comme ceux du travail.

La sélection est également monocolore du point de vue géographique. Les experts sont tous du Nord. Aucun d’Asie, aucun d’Amérique latine et aucun d’Afrique. Le climat, les inégalités, la démographie sont évidemment des questions qui se posent et se traitent du niveau local au niveau mondial. « Le grand danger serait d’oublier l’avenir de la France et de l’Europe », affirme Jean Tirole. Exact. Mais le grand danger serait aussi de vouloir en traiter entre soi ou avec ses seuls semblables américains, en ignorant l’expertise de tous les autres.

Il devrait être question de dépassement de la domination productiviste, extractiviste et consumériste des marchés et du libre- échange par l’organisation de coopérations et de co-développement y compris à des niveaux inter-zonaux de type euro-africain. Il devrait être question du dépassement des impératifs de croissance et de rentabilité financières et de la promotion de services et de biens communs de l’humanité. Il devrait être question du dépassement de la crise de la civilisation libérale- occidentale-mondialisée en s’ouvrant aux apports de solidarité des autres cultures du Sud. Dans l’entre soi des experts du Nord, ce sera d’autant plus impossible que, comme le constate l’économiste atterré Jean-Marie Harribey, l’homogénéité revendiquée de la commission est celle la théorie économique néo- classique.

Jean Gadrey est allé voir ce qu’il en est des sept leaders des trois ateliers thématiques.

Sept leaders mais une seule famille

Pour le climat, les deux leaders sont Christian Gollier et Mar Reguant. Le premier est un proche de Tirole actuel directeur de Toulouse School of Economics. C’est un adepte de la méthode du calcul coût-avantage, c’est-à-dire de la mise à prix de tout, y compris l’homme et la nature. Son livre majeur, rappelle Jean Gadrey, s’intitule Pricing the planet’s future [3]« Rien de tel, dit-il, que d’attribuer un prix à la nature pour décrocher le "prix Nobel", mais l’ennui c’est que ça ne règle pas les grands défis climatiques et écologiques. » Mar Reguant, pour sa part est une spécialiste des mécanismes d’enchères sur les marchés de l’énergie, dans une perspective typiquement néoclassique. « On peut être certains, conclut-il, d’avoir droit à la croissance verte résultant de marchés, d’enchères et de taxes pas trop gênantes pour les grands pollueurs qui pourront continuer à détruire le climat et la biodiversité. »

Pour les inégalités, les deux leaders sont Stefanie Stantcheva et Dani Rodrik. Stefanie Stantcheva est une économiste néoclassique qui, dit le communiqué de l’Élysée, « cherche à comprendre comment concevoir un système fiscal en favorisant l’innovation ». C’est justement ainsi qu’Emmanuel Macron a conçu et justifié sa réforme fiscale supprimant l’ISF et instituant une flat tax sur les revenus du capital, Dani Rodrik est atypique. Il est critique du néolibéralisme et formule avec d’autres universitaires travaillant aux USA comme Gabriel Zucman des propositions pour « une prospérité inclusive ». Mais il veut continuer de s’inscrire dans l’orthodoxie de la science économique au point que la sociologue Eve Chiapello [4] s’interroge à juste titre sur le caractère à la fois scientiste et conservateur de cette conception de la science économique. « On peut parier, conclut sur ce sujet Jean Gadrey, que les riches ne souffriront guère au terme des travaux de la commission mais qu’il y aura quelques mots pour déplorer la pauvreté et pour proposer de petits filets de sécurité sous réserve qu’ils ne soient pas trop "désincitatifs" au travail. »

S’agissant enfin de la démographie, les leaders sont tout aussi typés dans le même moule, qu’il s’agisse d’Axel Börsch-Supan membre du comité des retraites allemands et de Carol Propper économiste de la santé, experte en théorie des incitations monétaires, « la clé des politiques de santé néolibérales qui ont si bien fonctionné ces dernières années et ces derniers mois ».

Enfin la leader pour les questions de migrations, Claudia Diehl, est la seule non économiste. Elle est membre du Conseil d’experts des fondations allemandes sur l’intégration et la migration et membre du Comité consultatif pour les affaires familiales. Elle travaille actuellement sur les processus d’intégration des nouveaux immigrants en Europe, sur la xénophobie et la discrimination ethnique. On n’est pas rassuré pour autant.

Carol Propper est sociologue, plus précisément micro-sociologue, qui est à la sociologie ce que la micro- économie est à l’économie : la plus soumise à l’individualisme méthodologique de la culture néolibérale.

Bref, il y a fort à parier que ceux et celles qui n’attendent rien de cette initiative ne seront pas déçus.

 

Bernard Marx

Notes

[1Élysée, conférence de presse à l’issue du « Grand débat national », 25 avril 2019, voir de 1:04:30 à 1:10

[2Citée par Jean Gadrey : De la « commission Stiglitz/Sen » de Sarkozy à la « commission Blanchard/Tirole » de Macron : un virage vers l’orthodoxie néolibérale, avec quelques nuances de rose, Blog Debout !, 3 juin 2020

[3Christian Gollier : Pricing the Planet’s Future : The Economics of Discounting in an Uncertain World, Princeton University Press, 2012. Paul Krugman, un autre expert sélectionné Prix Nobel et éditorialiste du New York Times, est réputé plus critique. Mais, mauvais présage, il a signé la veille de sa sélection une chronique dans laquelle il reprend à son compte le calcul coût-avantage et l’estimation du prix de la vie face à la crise sanitaire.

[4Eve Chiapello est la coauteure avec Luc Boltanski du Nouvel esprit du capitalisme, l’un des essais les plus marquants de la fin du siècle dernier (Gallimard, 1999).

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