Accueil | Chronique par Bernard Marx | 3 octobre 2019

Sauver le capitalisme ou le dépasser ?

Lorsque qu’une crise du capitalisme devient trop éclatante, on voit des loups se prendre pour des chiens et proclamer le changement.

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En septembre 2008, énorme crise financière oblige, Nicolas Sarkozy découvrait que « l’idée de la toute-puissance du marché qui ne devait être contrarié par aucune règle, par aucune intervention politique, était une idée folle ». Et il annonçait urbi et orbi « la fin du capitalisme financier ». Aujourd’hui, face aux énormes crises sociales et écologiques d’un capitalisme toujours néo-libéral et financiarisé, Emmanuel Macron remet ses pieds dans les mêmes pas, presqu’au mot près, comme il le fait aussi, par ailleurs, en matière d’immigration.

 

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Il proclame à la Saint-Sylvestre que « le capitalisme ultra libéral guidé par le court terme et l’avidité de quelques-uns va vers sa fin ». Et il stigmatise en juin « les inégalités de ce capitalisme devenu fou ». Cependant, qu’en même temps, contre vents et marées de gilets jaunes, il maintient le cap de sa baisse trumpienne des impôts sur le capital et de sa guerre sociale néolibérale. [1]

L’alerte est si forte, la crise du néolibéralisme si profonde et si grave que même ceux qui en sont les meneurs du jeu prétendent changer de base.

Ce sont eux qui le disent

Ainsi, le Business Roundtable (BRT), influent lobby dirigé par le PDG de la banque JP Morgan en personne et qui rassemble 188 PDG de grandes entreprises américaines a publié le 19 août, une retentissante déclaration. Depuis des décennies, ils revendiquaient haut et fort la primauté des actionnaires et de la maximisation de la valeur actionnariale, c’est-à-dire des profits et des cours en bourse des actions. Ils affirment maintenant :

« Nous nous engageons à :
 Apporter de la valeur à nos clients…
 Investir dans nos salariés...
 Traiter équitablement et éthiquement nos fournisseurs…
 Soutenir les communautés dans lesquelles nous travaillons. Nous […] protégeons l’environnement en adoptant des pratiques durables dans toutes nos entreprises.
 Générer de la valeur à long terme pour les actionnaires… »

Et ils concluent : « Chacune de nos parties prenantes est décisive ». Pour un peu, on croirait Paul sur le chemin de Damas. Autre symptôme de l’étendue du malaise dans l’élite du capitalisme, le Financial Times soutient l’initiative du BRT et l’a largement popularisée. Il a mis en ligne le 18 septembre un dossier spécial, en accès libre, emphatiquement intitulé « Le nouvel agenda. Capitalisme : il est temps de réinitialiser ».

Certes, comme l’avait dit, parait-il, Jacques Chirac, « les promesses n’engagent que ceux qui y croient ». Comme il n’est pas question de réglementations et de transformation effective de la répartition des pouvoirs dans l’entreprise, mais avant tout d’autorégulation, cela ressemble beaucoup plus à une diversion et à une réinvention de la cosmétique Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) qu’à une nuit du 4 aout. « Ces chefs d’entreprise pensent-ils véritablement ce qu’ils disent ?, interroge Joseph Stiglitz, ou leur déclaration n’est-elle qu’un gage rhétorique devant l’impopularité que leur vaut une mauvaise conduite trop répandue ? Il existe bien des raisons de croire qu’ils font montre d’une certaine hypocrisie, pour ne pas dire d’une hypocrisie certaine. » Et l’économiste de pointer la participation toujours active de ces patrons à l’évasion fiscale, à la déréglementation financière, à la politique de baisse d’impôts de Donald Trump et à la prise en otage financière et lobbyiste de la politique.

Il y a cependant quelque chose d’encourageant dans cette évolution du discours. D’une part elle révèle l’inquiétude que le mot socialisme lui-même ne soit plus tabou aux USA et que le débat sorte enfin de son enfermement d’avoir à choisir entre une version trumpienne et une version « modérée » de la politique néolibérale. D’autre part, pour avoir un minimum de crédibilité, les dirigeants patronaux américains sont amenés à mettre sur la table la domination des actionnaires dans la gestion et la gouvernance des entreprises, c’est-à-dire non pas une question annexe mais l’un des piliers essentiels des institutions du capitalisme néolibéral. [2]

Les nouveaux livres de Thomas Piketty et de Joseph Stiglitz, parus ces dernières semaines et promis au succès contribuent à aller bien au-delà de ces faux semblants. Ils aident à resituer le débat politique là où il devrait l’être : faut-il sauver le capitalisme ou faut-il le dépasser ? [3]

« Sauver le capitalisme de lui-même »

Dans son livre Peuple, pouvoirs et profits qui vient de paraitre dans sa traduction française, Joseph Stiglitz se concentre essentiellement sur le cas du capitalisme américain et de son évolution néo-libérale. Mais sa critique et le programme de réformes qu’il propose peut aussi contribuer au débat politique ici et maintenant. D’autant plus que le prolixe « prix Nobel » d’économie traite notamment de la façon de « réparer la mondialisation » autrement que par le protectionnisme, la guerre commerciale ou les accords de type CETA.

Pour Joseph Stiglitz, les structures, les institutions du capitalisme actuel et son emprise sur les comportements individuels créent une dynamique ravageuse pour la société et la planète et « autodestructrice ». « Elle risque d’anéantir toute apparence de marché impartial et concurrentiel et toute démocratie digne de ce nom. » Les réformes devront être radicales, multiples et cohérentes. « Une légère modification du système n’y suffira pas. » Les réformes devront « à la fois de réglementer le marché et de faire ce que le marché ne peut pas faire ». « Les pays ont deux moyens d’acquérir de la richesse, explique Joseph Stiglitz, la créer ou la voler. » On peut s’enrichir en créant de nouveaux produits, en innovant, en investissant, en apprenant, en améliorant la qualification des travailleurs. Mais on peut aussi s’enrichir par les rentes, en prélevant sur les richesses, en « exploitant » une domination sur d’autres pays ou un pouvoir de marché. Le capitalisme néolibéral n’a pas libéré la création de richesse (la croissance américaine depuis les années 1980 est en moyenne ralentie). Il a multiplié les prélèvements des rentes par les entreprises dominant les marchés et par l’accumulation financière. Un premier axe de reformes viserait donc à briser le « pouvoir de marché » des plus puissants et à rétablir l’équilibre de marché, par exemple en démantelant les géants du numérique à l’instar d’une politique anti-trust déjà appliquée à plusieurs reprises aux Etats-Unis.

Ses « réformes structurelles », analyse Romaric Godin, sont donc inversées par rapport au néolibéralisme : « Elles visent à briser le "pouvoir de marché" des plus puissants au nom de la démocratie... il ne s’agit pas d’avoir recours à l’État pour faire accepter la marchandisation de la société, mais de réduire et équilibrer cette marchandisation pour la rendre plus efficace et créer une économie plus redistributive ». Mais il s’agit bien de sauver le capitalisme, c’est-à-dire de maintenir l’essentiel de la propriété privée, du rôle régulateur du profit, de l’accumulation et de la croissance. Joseph Stiglitz livre beaucoup d’analyses simples et percutantes et de propositions stimulantes. Mais, comme le souligne Romaric Godin, la crise sociale et écologique exigent sans doute « plus qu’un simple mouvement de balancier en faveur de l’État régulateur ». La perte de la recette de la croissance par le capitalisme peut être catastrophique si c’est ce système qui la gère selon ses propres paradigmes. Mais comme le souligne Jean-Marie Harribey, « au vu de la dégradation écologique, on serait plutôt enclin à considérer cette perte comme un bienfait pour trouver une autre problématique du progrès humain ».

La justice viendra…

A la différence de Joseph Stiglitz, Thomas Piketty considère que l’alternative à l’organisation socio-économique actuelle et au « récit hyper-inégalitaire qui s’est imposé depuis les années 1980-1990 » peut être celle d’un dépassement du système capitaliste. Il s’attache à la fin de son ouvrage à dessiner les contours « d’un nouveau socialisme participatif pour le XXIème siècle, c’est-à-dire une nouvelle perspective égalitaire à visée universelle, fondée sur la propriété sociale, l’éducation et le partage des savoirs et des pouvoirs ». Thomas Piketty n’a heureusement pas pour ambition d’apporter des réponses « totalement satisfaisantes » et des solutions toutes faites. Mais il prétend malgré tout fournir des éléments suffisamment élaborés pour être livrés à la discussion et contribuer à l’action collective.

Le simple fait de réinscrire le dépassement du capitalisme comme le projet politique possible et souhaitable pour sortir des maux de sa version actuelle est essentiel. Imaginez que le débat recommence à se focaliser sur cet enjeu ! En tout cas Les Echos de Bernard Arnaud ne s’y sont pas trompés et avec eux d’autres professeurs ès sciences économiques et ès sociologie de la nécessité du capitalisme (voir ici, , ou , ou encore ).

Comme la rappelait Paul Boccarra [4], le terme « dépassement », qu’il utilisait, lui aussi, pour qualifier ses propositions d’alternatives à « la crise du capitalisme mondialisé », renvoie à Karl Marx, « à ce qu’il appelle après Hegel, "le dépassement" ou "aufhebung" ». Ce concept expliquait-il, « veut signifier à la fois supprimer et conserver. Il s’agit ainsi d’arriver à avancer au-delà des libertés conservées des décentralisations et des souplesses des marchés développés dans le capitalisme, mais d’une tout autre façon et en éradiquant leurs maux sociaux. Il s’agirait donc de maîtriser et de commencer à dépasser les marchés et non de régresser par rapport à eux, en s’y opposant de façon étatiste, autoritaire, voire totalitaire comme jadis en Union soviétique ».

Pour sa part, et dans un état d’esprit que je trouve assez comparable, Thomas Piketty insiste notamment sur quatre grands enjeux : la propriété, l’éducation, la démocratie et la frontière. A chaque fois, c’est la question de la justice et non la suppression des différences qui sert de fil conducteur pour un dépassement de la société inégalitaire actuelle. Deux grandes propositions visent à répondre à la question des conditions « d’une propriété juste ». D’une part « développer de nouvelles formes de propriété sociale, de partage des droits de vote et de participation à la prise de décisions des entreprises ». Thomas Piketty les détaille en distinguant soigneusement le cas des grandes et des petites entreprises où il considère que « la propriété privée continuera de jouer un rôle dans la société juste ». Dans le cas des grandes entreprises, selon lui, même si divers moyens sont envisageables, « la déconcentration de la propriété et le plafonnement des droits de vote actionnariaux les plus importants constituent les deux façons les plus naturelles d’aller au-delà de la cogestion germanique et nordique ». Mais quel que soit son importance la propriété sociale et le partage des droits de vote ne suffiront pas à dépasser le capitalisme. « Il est donc, selon lui, essentiel de trouver des dispositifs institutionnels permettant d’éviter que la propriété se concentre sans limites » comme c’est le cas actuellement, « cela n’aurait aucun intérêt du point de vue de l’intérêt général ». Sa proposition qui le fait accuser d’être un partageux archaïque et liberticide consiste « à remplacer la notion de la propriété privée permanente par celle de propriété temporaire, au travers d’un impôt fortement progressif sur les propriétés importantes permettant de financer une dotation universelle en capital et d’organiser ainsi une circulation permanente des biens et des fortunes ». La proposition est radicale, et, comme on dit, cela dépoterait. Mais il me semble qu’elle mérite une vraie discussion parce que le financement des services publics et des biens communs comme le logement social me parait davantage prioritaire que la mise en place d’une dotation universelle de capital.

Plus généralement, il me semble que les propositions de Thomas Piketty concernant la propriété laisse trop de côté l’enjeu des contenus des gestions des entreprises. Il s’agit de faire reculer, de dépasser les critères de rentabilité et la prédominance de l’accumulation du capital matériel et financier sur les dépenses de développement des êtres humains et la sauvegarde de la planète. Il tend de plus à insister surtout sur les enjeux économiques et démocratiques de la fiscalité et des budgets. Il sous-estime, me semble-t-il, l’importance des transformations nécessaires de la monnaie et du crédit depuis les banques et les marchés financiers jusqu’au banques centrales et au système monétaire mondial toujours fondé sur la domination du dollar.

La question cruciale de la frontière

Une autre dimension essentielle des propositions de Thomas Piketty, concerne ce qu’il appelle la question de la frontière juste, question qu’il considère, à raison, comme « la plus délicate pour définir la société juste » et aussi l’une des plus urgentes. C’est là que la faiblesse idéologique, social et politique d’un projet égalitaire est la plus grande. La question a été évacuée par les sociaux-démocrates à l’époque de l’Etat-nation social de l’après-guerre. Et ils ne s’en sont « jamais véritablement saisis jusqu’ici, en particulier dans le cadre de l’Union européenne, et plus généralement au niveau mondial ». Le dépassement de la mondialisation actuelle devrait, selon lui, consister dans la mise en œuvre d’un « social fédéralisme » non seulement à l’échelle européenne mais aussi, sous des formes sans doute différentes à l’échelle mondiale. La crise du régime actuel de la mondialisation est évidente. Mais il faut arriver à sortir du choix entre la poursuite du régime d’accords de libre échange du type CETA et les guerres commerciales et technologiques mobilisant les ressorts si dangereux du nationalisme.

Pour Thomas Piketty, il s’agirait de remplacer les actuels accords commerciaux par des traités beaucoup plus ambitieux de co-développement d’un type nouveau. La libéralisation des flux commerciaux et financiers n’en serait plus le cœur. Ils devraient inclure « des objectifs communs vérifiables (notamment sur l’impôt juste et les émissions carbones) et au besoin des procédures de délibération démocratique adaptées sous la forme d’assemblées transnationales) ». Ces propositions méritent certainement confrontations et développements. Mais ce qui importe le plus, c’est l’axe du travail idéologique et du combat politique qu’elles cherchent à construire.

 

Bernard Marx

Notes

[1Romaric Godin : La guerre sociale en France aux sources économiques de la démocratie autoritaire. La Découverte, septembre 2019

[2Grégoire Chamayou : La société ingouvernable une généalogie du libéralisme autoritaire. La fabrique, septembre 2018

[3Joseph E. Stiglitz : Peuple pouvoir et profits. Le capitalisme à l’heure de l’exaspération sociale. Les Liens qui Libèrent, Septembre 2019
Thomas Piketty : Capital et idéologie, Seuil, Septembre 2019

[4Paul Boccara : Le Capital de Marx, son apport, son dépassement au-delà de l’économie. Le Temps des cerises, août 2012

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