L’initiative franco-allemande pour la relance européenne présentée par la Chancelière allemande et le Président français, le 18 mai, n’annonce pas, à ce stade, une grande bifurcation de l’Union européenne. Elle pourrait néanmoins être l’amorce d’un tournant. Si celui-ci n’était pas pris, le mur n’est pas loin sur lequel l’Union risque fort de se fracasser.
Un changement sur deux points
Le changement porterait sur deux points majeurs : d’une part le fonds de relance projeté de 500 milliards d’euros ne serait pas utilisé pour faire des prêts remboursables par les États qui en bénéficieraient. Ils pourraient être versés comme des dépenses budgétaires européennes aux pays, aux secteurs et aux régions les plus touchées par l’épidémie. L’argent ne serait pas remboursé par les bénéficiaires. D’autre part, le fonds serait financé par un emprunt souscrit directement par la Commission européenne et non par les États membres. La dette correspondant à cet emprunt serait une dette européenne mutualisée. L’Union européenne ferait en quelque sorte du déficit budgétaire à l’échelle européenne. Et pour un montant correspondant à trois fois le budget annuel de l’Union. Alors que, comme on le sait, la règle d’or du pacte budgétaire européen, qui n’est officiellement suspendu que pour 2020, exige un déficit public structurel inférieur à 0,5% du PIB pour les pays dont la dette publique excède 60% du PIB et 1% pour les autres.
Les Pays-Bas, l’Autriche, le Danemark, et la Suède ont affiché leur opposition. Ils ne veulent pas entendre parler de dette européenne mutualisée. C’est-à-dire de solidarité européenne. Dans la trinité de « la compétition qui stimule, la coopération qui renforce, la solidarité qui unit » censée selon Jacques Delors régir l’Union Européenne, cela fait longtemps que la compétition, ou pour le dire plus exactement, la concurrence libre et non faussée fait seule la loi avec jusqu’ici l’appui de l’Allemagne. Le gouvernement Tsipras et le peuple grec en ont fait les frais.
Les gouvernements de ces quatre pays ne veulent pas que cela change. Ils prétendent être vertueux. Mais c’est un système de prédation qu’ils défendent à l’instar des Pays-Bas qui joue les chefs de meute. Le Tax justice network a publié en avril deux rapports édifiants sur ce qu’il appelle « l’axe de l’évasion fiscale en Europe » (ici et là), c’est-à-dire le Royaume-Uni, la Suisse, le Luxembourg et les Pays-Bas. Dans son index des paradis fiscaux pour les entreprises, les Pays Bas se classent au quatrième rang derrière les îles Vierges britanniques, les Bermudes et les îles Caïmans. C’est « l’État membre le plus dangereux de l’UE ». Selon les calculs effectués par le réseau, ce vertueux pays coûte annuellement aux autres pays de l’Union européenne 10 milliards de dollars par an en perte d’impôt sur les sociétés. Parmi les plus gros perdants on compte notamment l’Italie, l’Espagne, la France et la Belgique. Les firmes américaines ne sont pas les seules à localiser leurs profits chez le moins disant fiscal néerlandais. Danone, Airbus Group, Renault-Nissan, et bientôt la nouvelle entité issue de la fusion entre Fiat-Chrysler et PSA ont aussi « choisi » les Pays-Bas pour y domicilier leurs holdings. « Son offre d’opacité fiscale n’intéresse ses "clients" que parce que le pays se situe au cœur de l’Union européenne, dont il détourne l’appartenance au détriment des autres membres. Ils privent ces derniers de montants considérables de recettes fiscales, alors qu’ils en auraient largement besoin pour lutter contre la pandémie actuelle », commente Christian Chavagneux dans Alternatives économiques.
Des insuffisances et de graves défauts
Comme il faut l’unanimité des États membres le marchandage entre les uns et les autres a de bonnes chances de réduire le plan comme une peau de chagrin. Et l’on pourrait se détourner de cette affaire et se dire que décidément l’Union européenne ne fait pas partie de la solution. D’autant plus que tel qu’il a été mis sur la table le plan franco-allemand présente de grands défauts et beaucoup d’insuffisances [1].
Le montant de 500 milliards d’euros est loin du compte, surtout s’il s’étale sur les six ans (2021-2027) du budget européen. Le 15 mai, au Parlement européen, les groupes PPE (où siègent les membres de la CDU, le parti de Madame Merkel) et Renew ( où siègent les députés LREM, le parti de Monsieur Macron) ont eux-mêmes fixé à 2000 milliards d’euros la barre d’un plan de relance crédible. Le fonds s’intègrerait dans le cadre du prochain budget européen. Sauf que celui-ci qui se dessinait jusqu’ici sous de sombres hospices, n’est toujours pas adopté. L’ancien ministre chiraquien Jean Artuis lui-même parlait le 16 mars dernier d’un projet « très en deçà des attentes du Parlement européen, conçu par des techniciens, des technocrates, hors de toute implication politique, minimisant les crédits destinés à l’agriculture, à la cohésion, à la recherche, aux infrastructures, au numérique, aux PME, à Erasmus, à l’emploi des jeunes, aux migrations, à la défense, entre autres ».
Selon le plan présenté par le couple Merkel-Macron, les conditionnalités des aides et des subventions restent dans le moule des règles néolibérales du marché unique et du pacte de stabilité : « Ce soutien à la relance complète les efforts nationaux et la série de mesures arrêtée par l’Eurogroupe ; elle s’appuiera sur un engagement clair par les États membres d’appliquer des politiques économiques saines et un programme de réformes ambitieux ».
Les emprunts seraient émis sur les marchés financiers, dont la tutelle continuerait de prévaloir. Ils ne seront pas financés par la Banque centrale européenne. Ils seraient remboursables par des impôts levés par les États au prorata de leurs contributions au budget européen. Et non pas par la création de ressources propres de l’union européenne comme par exemple une taxe sur les transactions financières ou une fiscalité commune sur les multinationales du numérique.
Enfin, comme le constate Thomas Piketty dans une interview à Libération le 19 mai dernier : « Rien n’est proposé pour changer de modèle et démocratiser enfin l’Europe. On en reste à l’unanimité et aux huis clos des conseils de chefs d’État et de ministres des finances […] Merkel et Macron devraient proposer que le plan de relance et l’emprunt commun soient adoptés par une nouvelle Assemblée parlementaire, à la règle de la majorité et au grand jour. »
Principe de réalité
Il reste que le plan franco-allemand mis sur la table constitue un signal supplémentaire que l’Union européenne telle qu’elle existe ne survivra pas à la crise du Covid-19. Si l’on considère qu’une contribution « ambitieuse » [2] de l’Europe est indispensable pour apporter des réponses immédiates et durables, c’est l’occasion de pousser le débat et la pression le plus loin possible.
Michel Husson a raison d’alerter :
« Le risque est grand que cette étape ( de la mutualisation) ne soit pas franchie et qu’au contraire on assiste à un repli sur les supposés intérêts nationaux, porté par des orientations politiques de type souverainiste. Mais cela signifierait une divergence accrue entre les pays de l’Union européenne, avec une tendance à la vassalisation des pays du Sud (à l’image de la Grèce) qui pourrait par contrecoup conduire à l’éclatement de la zone euro, dont on peut penser qu’il serait un désastre partagé. »
La chancelière a brisé le tabou allemand du refus de la mutualisation de la dette. Cela montre à quel point le modèle économique de l’union européenne subit avec l’épidémie, une crise dont il ne devrait pas se relever. La croissance allemande tirée par l’extérieur a pris beaucoup de plomb dans l’aile. Plonger la Grèce dans la dépression et l’y maintenir au nom du respect des règles n’était pas pour elle une affaire. Mais là, ce n’est pas la même chose. Certes, le plan de soutien allemand est le plus important de l’Union européenne. Les entreprises allemandes devraient en principe mieux s’en sortir et profiter des faillites et des fermetures plus nombreuses encore ailleurs. Mais cela ne suffira pas et de loin.
Selon une enquête publiée elle aussi le 19 mai, la fédération allemande des chambres de commerce et d’industrie (DIHK) anticipe une contraction « à deux chiffres » du produit intérieur brut (PIB) de l’Allemagne cette année, alors que le gouvernement table sur un recul de 6,3%. Elle s’attend notamment à voir les exportations, traditionnel moteur de l’économie allemande, plonger de 15%.
Comme l’analyse Eric Heyer, Directeur du département Analyse et prévision à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), « le modèle de croissance de l’Europe fondé sur la concurrence libre et non faussée et la compétitivité exacerbée était l’un des problèmes économiques majeurs avant la crise sanitaire. Toutes les réformes qui étaient imaginées en Europe ne visaient qu’à gagner des parts de marché, à accroître la compétitivité, sans jamais se poser la question de savoir sur qui on gagnait ces parts de marché, si cela se faisait à l’intérieur ou à l’extérieur de la zone euro ; et si c’était à l’extérieur sans se demander si les pays qui perdaient leurs parts de marché allaient se laisser faire. Trump et le Brexit sont venus apporter une réponse qui montrait bien qu’il fallait en finir avec cette façon de faire. On ne peut pas vivre avec des excédents commerciaux structurels, on peut éventuellement avoir des excédents budgétaires, mais on ne peut pas tous avoir des excédents commerciaux. Ce mercantilisme ordo-libéral a donc connu un coup d’arrêt, d’autant plus qu’il était de plus en plus visible que cette stratégie se soldait par le creusement des inégalités et par une polarisation du marché du travail portée à l’extrême. Donc, même si certains pays connaissaient une croissance économique grâce à ce système, ils subissaient des conséquences sociales qui le rendait insoutenable à moyen ou long terme. Il fallait changer progressivement de modèle. Cette crise sanitaire accélère le mouvement d’arrêt de cette croissance inégalitaire et tirée par l’extérieur, et la transition vers une croissance soutenable tout en changeant les critères de celle-ci : non plus la dette publique mais l’environnement et les inégalités sociales. »
Face aux difficultés d’obtenir un plan de relance européen qui tienne la route, il peut être tentant de s’en tenir à l’intervention de la BCE et de réclamer qu’elle ne se contente pas de racheter de la dette privée et publique existante, mais qu’elle finance directement les États par la création monétaire.
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L’avis de la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe a bloqué pour l’Allemagne le passage par la politique monétaire européenne. La chancelière n’affronte pas directement cette décision, en réalité désastreuse pour l’Europe, et sans doute y compris pour l’Allemagne. Avec le plan franco-allemand, elle cherche à la contourner en passant par la Commission qui émettrait une dette mutualisée très limitée.
Les enjeux cruciaux
Il faut certainement continuer de réclamer une mutualisation par la création monétaire de la BCE plutôt que des emprunts sur les marchés financiers. Mais, la Banque centrale n’est ni légitime, ni équipée pour transformer à elle seule le régime économique et social de l’Union européenne.
Pour Philippe Herzog, le Président-fondateur de Confrontations Europe, « il est urgent de bâtir un véritable budget européen (par transformation de l’actuel). Sa fonction serait de créer des biens publics communs en finançant des projets humains et productifs mutualisés. A cet effet il alimenterait la création d’un grand Fonds d’investissement, avec à ses côtés la BCE, la BEI, les banques publiques nationales et les assureurs […] Ce Fonds prendrait des participations dans des fonds décentralisés. Le budget européen devra disposer de ressources propres : un impôt européen sur les profits des grandes sociétés multinationales et une taxe carbone incluant les produits importés. »
Un enjeu crucial est celui du bon usage des fonds, de leur « fléchage », de leur conditionnalité (4). « Il faut, dit Michel Aglietta, une révision des règles budgétaires européennes pour conduire la stratégie d’investissements publics dans la longue durée et donc briser la tragédie des horizons, à l’encontre du court termisme des marchés financiers. »
Pour Philippe Herzog, il faut déterminer le bon usage des fonds à partir de l’objectif sociétal que l’on devrait se fixer : « Un meilleur et un plein emploi avec un nouveau mode développement impliquant une stratégie européenne industrielle européenne de repositionnement dans les chaînes de création de la valeur. Des secteurs essentiels comme la santé et la formation, l’alimentation et le transport, le traitement des données, doivent être considérés comme des biens communs. »
L’économiste atterré Dominique Plihon insiste sur l’objectif sociétal de la transition écologique et sociale. « Pour l’instant, dit-il, on semble plutôt parti pour faire une relance "aveugle", sans aucun critère climatique. » Il faut aussi raisonner en termes de souveraineté, alimentaire et sanitaire par exemple, en relocalisant une grande partie de notre production. Il ne s’agit pas de protectionnisme tous azimuts. Les pays du Sud ont besoin de commercer avec nous, donc il faut reconstruire des échanges avec ces régions moins favorisées que nous, en sortant de la logique et de l’idéologie des accords de libre-échange... « C’est tout l’enjeu des relocalisations, ajoute-t-il. Le Green new deal n’intègre pas cette dimension pour le moment. Il est pourtant vital de redonner du pouvoir et de l’importance aux territoires. C’est exactement ce qu’a détruit la mondialisation : elle a "déterritorialisé" les biens et l’argent, qui circulent désormais sans aucune référence aux territoires et à leur population. »