Accueil | Chronique par Bernard Marx | 28 avril 2021

Changement de politique économique : le front du refus néolibéral

Pendant que Joseph Biden met en place un changement incontestable de politique économique, Emmanuel Macron et les dirigeants allemands s’arc-boutent sur les réformes néolibérales. Trois documents assez peu commentés en font foi.

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MAD MARX. La politique économique de Joseph Biden marque un tournant. Pour l’économiste atterré Christophe Ramaux, « une réhabilitation de l’intervention keynésienne est en train de venir des États-Unis. Cela constitue un vrai changement ».

L’économiste américain James Galbraith, soutien de Bernie Sanders, juge encourageant le plan de soutien de 1900 milliards de dollars, conjugué à l’annonce d’un plan d’investissement de 2000 milliards de dollars sur huit ans, et à une hausse de la fiscalité sur les multinationales. S’y ajoute même maintenant un plan « pour les familles américaines de 1500 milliards de dollars, qui prévoierait aussi une hausse de la fiscalité des plus riches et sur les revenus du capital ». Pour James Galbraith, « tout indique, que l’on a tiré les leçons des dernières décennies en matière de politique économique. Lorsque les gouvernements ne savent pas saisir audacieusement le moment, ils échouent » [1].

 

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La rupture avec la doxa et la politique néolibérale est en tout cas significative. Elle constitue un fait politique majeur. Cette doxa repose sur cinq grands piliers, explique Christophe Ramaux : la finance libéralisée et la domination actionnarial sur la gestion des grandes entreprises, le libre-échange, l’insécurité salariale, la contre révolution fiscale et la privatisation des entreprises publiques et des services publics. Bien entendu les choses ne s’appliquent pas de façon linéaire dans chaque pays et parce que le capitalisme néolibéral n’est pas une petite entreprise, il connait la crise. Il y a donc déjà eu des politiques de relance et des politiques monétaires très expansives après la crise de 2008-2009. Et avec Donald Trump, une certaine mise en cause de la politique de libre-échange. Mais limitées et sans que cela change la ligne générale et empêche la poursuite de la politique néolibérale.

Avec les débuts de Joseph Biden, l’ambition de rupture parait plus forte et plus systématique. Elle se heurte du reste aux critiques et à l’opposition des économistes démocrates de l’ancien monde comme l’influent conseiller de Clinton et d’Obama, Larry Summers ou l’économiste en chef du FMI Olivier Blanchard. « La crise de la pandémie a montré que l’économie bâtie par cette génération de démocrates, à coups de déréglementations et de privatisation des services publics, était extrêmement fragile, analyse James Galbraith. Et on se rend compte qu’il faut inventer un autre système. Cela passera par des investissements publics dans les infrastructures, la transformation énergétique, la santé… »

Cette politique a ses limites. Comme l’explique le journaliste Romaric Godin dans Mediapart, elle est au mieux d’inspiration social-démocrate, mais elle ne vise certainement pas un dépassement du capitalisme.

Elle ne s’affronte, ni à la domination de la finance et aux pouvoirs exorbitants des actionnaires, ni aux dominations monopolistiques des géants du numérique. On peut, à bon droit, s’interroger sur la fiabilité d’un tel néo-capitalisme et sur sa capacité à mettre en œuvre un nouveau régime de développement égalitaire social et écologique. James Galbraith lui-même souligne des obstacles : « Utiliser les ingénieurs et les talents qui sont dans l’industrie militaire, aéronautique, technologique pour les faire travailler sur ces grands projets d’infrastructures est, dit-il, un casse-tête qu’il faudra résoudre ». Et plus globalement, il se dit convaincu que les plans actuels de Joe Biden ne suffiront pas : « Il ne doit pas s’en satisfaire, il devra aller plus loin ».

Et pendant ce temps-là, le gouvernement français et les dirigeants allemands s’arc-boutent au nom de la dette et de la limitation des déficits sur la défense des politiques néolibérales du vieux monde. Trois documents en attestent. C’est sans doute parce qu’ils sont éclairants qu’ils ont été peu commentés.

Programme de stabilité 2021-2027 : Keynes réveille- toi, ils sont devenus fous !

Le 14 avril, le Conseil des ministres a adopté le programme de stabilité (PStab) des finances publiques pour les années 2021-2027. Il sera transmis à la Commission européenne avant la fin du mois. La presse en a très peu parlé. Elle n’a pas fait son métier puisqu’il définit l’encadrement de la politique des dépenses publiques pour le prochain quinquennat. À tout le moins un gros morceau du programme du futur candidat Macron. Et ce qu’il contient est pour le moins significatif de sa volonté d’aller toujours plus vite plus haut, plus fort dans la voie néolibérale. C’est pire encore que le rapport Arthuis. L’économiste Éric Héyer de l’OFCE et membre du Haut Conseil des Finances Publiques a fait le calcul suivant. Il a comparé les dépenses publiques prévues en 2027 dans le plan de stabilité d’il y a deux ans avec celles programmées à la même date dans le programme actuel. Celles-ci seraient inférieures de 22 milliards d’euros à celles prévues il y a deux ans. Sauf qu’entre temps, il y a eu une pandémie gigantesque et qui n’est pas encore finie. Les dépenses publiques ont explosé. Et des besoins d’investissements publics pour la transition écologique, et des besoins de redressement des systèmes publics de santé, d’éducation,de recherche et de formation sont révélés considérables. Face à cela, constate Éric Héyer, ce qu’il y a dans le programme de stabilité, ce n’est même pas simplement dépenser moins, c’est dépenser moins que ce qu’on comptait faire il y a deux ans avant la pandémie mais avec pourtant déjà la réforme des retraites et celle de l’assurance chômage.

La croissance en volume des dépenses publiques, précise François Ecalle, président de Fipeco (Finances publiques et Économie) et ancien membre du Haut Conseil des Finances Publiques, serait de 0,7% en moyenne annuelle sur la période 2023-2027, soit 1,0% en moyenne sur l’ensemble des années 2021-2027. Or, elle a été de 2,1% en moyenne annuelle dans les années 2001 à 2008, puis ramenée à 0,8% en moyenne annuelle dans les années 2012 à 2019. Et comme on le sait la mise en œuvre de cette politique appliquée en France et dans toute la zone Euro a fait replonger celle-ci dans la récession et dans une crise quasi existentielle soldée notamment sur le dos du peuple grec. Bis repetita puisque comme le précise François Ecalle, « le programme de stabilité suppose la mise en œuvre de réformes d’une ampleur équivalente à celles des années 2012-2019 (freinage des dépenses de santé, baisse des dotations aux collectivités locales, gel du point d’indice de la fonction publique etc.) ». « Etc », c’est-à-dire effectivement une réforme brutale des retraites, la contractualisation devenant le régime général de la fonction publique et d’autres babioles de ce genre.

Le retour de Wolfang Schauble

La nouvelle politique économique des États-Unis peut entraîner une montée des importations et des déficits extérieurs au lieu du développement de production et de l’emploi intérieur. La gauche française a connu cela en 1981 et on sait ce qu’il est advenu.

Bien entendu cela dépendra notamment de la capacité des politiques industrielles et commerciales à juguler ce risque. L’administration Biden s’oriente ainsi par exemple vers un renforcement du « Buy American Act ». Et il misera aussi sans doute sur le privilège du dollar. Mais l’avenir dépendra aussi de l’attitude de l’Union européenne.
L’Allemagne a conduit jusqu’ici une politique mercantiliste d’excédent extérieur qui a poussé toute l’Union européenne sur la voie de la concurrence sociale et fiscale, bien encadré par le pacte de stabilité budgétaire et les règles du marché intérieur. Au lieu de pousser à une rupture avec la politique néolibérale, la politique de relance de Joseph Biden peut, au contraire, conforter les dirigeants européens dans une politique d’austérité, en misant sur les exportations vers les États-Unis et la Chine. « Ce serait terrible pour l’Europe du Sud, mais aussi pour la France », juge Christophe Ramaux. Le danger est réel.

Sur leurs comptes Twitter les économistes Philipp Heimberger et Bruno Amable s’inquiètent du fait que l’Allemagne commence à exiger les premiers ajustements budgétaires de l’Espagne. C’est le journal El Pais qui a lancé l’alerte. Elle n’a pas du tout été reprise dans la presse française. En dépit du fait que la communauté internationale est largement favorable à la poursuite de la stimulation des économies touchées par le coronavirus, explique le journal, dans une recommandation adressée à l’OCDE, Berlin demande des réductions budgétaires et affirme que « le plus tôt sera le mieux ».

Et, de son côté, Wolfgang Schauble, l’homme qui a imposé le carcan que l’on sait à la Grèce pour mieux discipliner toute l’Europe [2] et présentement président du Bundestag, a publié en anglais et en allemand sur le site Project Syndicate un point de vue qui aurait dû retenir l’attention. Le fondateur du journal La Tribune, Bruno Bertez qui en approuve la teneur l’a traduit sur son blog. Cela mérite le détour. Wolfang Schauble explique-t-il, rameute les troupes afin de bien marquer la fin d’une époque de folie. Il veut rassurer les contribuables de son pays et en sens inverse alerter ceux des autres pays qu’il leur va falloir se resserrer la ceinture. Son propos ne souffre d’aucune ambiguïté : « La perspective d’une reprise rend d’autant plus urgente d’avoir une vision ferme de la manière dont le fardeau de la dette publique peut être réduit une fois le coronavirus vaincu. Sinon, le COVID-19 pourrait être suivi d’une "pandémie de dettes", avec des conséquences économiques désastreuses pour l’Europe. Pour cette raison, chaque pays doit travailler sur lui-même et s’efforcer de maintenir une discipline budgétaire ».

Selon lui, « une chose est claire : livrés à eux-mêmes, les membres d’une confédération d’États comme la zone euro sont trop facilement tentés de s’endetter aux dépens de la communauté ». Et donc « des budgets équilibrés sont presque impossibles à atteindre dans les pays très endettés sans pression extérieure ». Voila qui annonce effectivement clairement la couleur de la « réforme du pacte de stabilité budgétaire ». Vu d’Allemagne ce sera nein !

Pour Thomas Piketty, invité d’Arrêt sur Image, le tournant de la politique économique des États-Unis vers plus d’État et plus d’égalité sociale ouvre, dans la perspective de la présidentielle de 2022, « un boulevard pour les partis qui défendront une stratégie d’investissement dans la santé, dans l’éducation ». On peut sortir du piège identitaire tendu par l’extrême droite et retrouver le chemin des urgences sociales et environnementales, surtout avec une candidature unique de la gauche ajoute-t-il.

C’est vrai on aurait pu espérer que les représentants des partis qui se sont rencontrés le 17 avril prennent une initiative adaptée à l’urgence comme par exemple la création d’un Conseil National de la Reconstruction écologique et sociale. Mais une chose est sûre le boulevard qu’évoque Thomas Piketty ne s’ouvrira pas de lui-même. Il faudra pour cela au minimum « dire quelque chose de gauche », comme le disait Nanni Moretti, sur la réforme de l’État et le redressement de l’efficacité des dépenses publiques et sur la transformation du pacte de stabilité européen.

 

Bernard Marx

Notes

[1James Galbraith : « Les Américains ne voient pas l’État comme un monstre ». Entretien à L’Obs, le 12 avril 2021.

[2Yannis Varoufakis : Conversations entre adultes. Dans les coulisses secrètes de l’Europe, Les Liens qui Libèrent, octobre 2017.

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