Accueil > écologie | Chronique par Bernard Marx | 15 décembre 2020

Climat : les 7 enfumages de Total

Samedi 12 décembre, à l’occasion des cinq ans de l’accord de Paris sur le climat, Patrick Pouyanné, le PDG de Total, s’est livré à une opération de greenwashing de son entreprise sous la conduite bienveillante d’Alexandra Bensaïd, l’animatrice de « On n’arrête pas l’éco », l’émission économique hebdomadaire de France Inter.

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MAD MARX. Samedi 12 décembre, cinq ans après la signature des accords de Paris sur le changement climatique, c’est journée spéciale climat sur les ondes de France Inter. « On n’arrête pas l’éco », animé par la journaliste Alexandra Bensaïd, lui est entièrement consacré. Avec pour temps fort, une interview de Patrick Pouyanné, le PDG de Total, membre du Top 10 des compagnies pétrolières mondiales et du Top 5 de capitalisations boursières à Paris.

Cela aurait pu être l’occasion de mettre l’éclairage sur les responsabilités passées et à venir du géant de l’industrie pétrolière dont les émissions de gaz à effet de serre, encore croissante de 3% entre 2017 et 2019, représente à lui seul près de 30% des émissions du CAC 40. Occasion perdue dans une opération de communication assez complaisamment mise en onde autour de l’image d’entreprise engagée pour le climat que Total cherche dans l’urgence à construire.

 

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« Nous ne sommes pas un danger, nous sommes la solution », affirme le PDG qui prétend faire de son entreprise un modèle et un acteur majeur de la transition énergétique. À tel point, dit-il, que Total s’est doté d’un nouvel objectif : « Atteindre la neutralité carbone pour l’ensemble de ses activités à travers le monde d’ici 2050 ».

Total, dit Patrick Pouyanné, redéploie activement ses activités dans le secteur énergétique. En 2030, l’entreprise fera 15% de ses activités dans l’énergie renouvelable. En 2050 ce sera plus de 40%. En même temps cela ne signifie pas que l’entreprise doit abandonner le pétrole. Elle doit simplement accompagner un recul qui sera progressif à partir d’un pic qu’il prévoit pour 2030. Il s’agira juste de s’adapter à l’évolution de la demande au fur et à mesure que s’imposera la voiture électrique et d’autres transformations technologiques. Mais pas question donc d’abandonner ou de reculer trop fort et trop vite sur le Pétrole. D’autres prendraient la place laissée vacante. Même en 2050, le pétrole n’aura pas disparu. Il aura seulement reculé de 60%. Et selon le PDG, cela est tout à fait compatible avec un réchauffement climatique limité à 1,5°.

Les engagements de Total en matière de pétrole consistent donc à arrêter d’explorer le pétrole « dans les zones où il va coûter cher », dit-il, comme par exemple dans l’Arctique. Mais ajoute le PDG, notre mission est d’apporter l’énergie au monde tel qu’il est « et notamment aux Africains qui ont légitimement envie d’accéder au même niveau de vie et qui ont besoin d’énergie ».

Dans la transition, selon lui, il y aura deux clés de la réussite sur lesquels Total mise particulièrement : le gaz – qui serait beaucoup plus propre que les autres énergies fossiles – et la capture du carbone – qui va continuer d’être émis : « Il faut arrêter de déforester la planète ».

Selon le patron de l’entreprise phare du CAC 40, tout cela est parfaitement compatible avec les exigences de rendement financier et de dividendes des actionnaires. Les profits réalisés dans le secteur pétrolier vont financer les investissements dans le renouvelable et le renouvelable générera les dividendes futurs.

Du reste le PDG compte bien assurer la continuité des versements de dividendes puisqu’il n’a pas eu recours aux aides d’état. Et de même, affirme-t-il, « la masse salariale ne sera pas la variable d’ajustement », contrairement aux affirmations de la CGT concernant la suppression de 700 emplois en France.

Les 7 enfumages

L’économiste Maximes Combes, auteur de Sortons de l’âge des fossiles [1] et porte-parole d’Attac, a pointé des points clé de cet enfumage sur son compte Twitter et dans une analyse plus générale postée sur son blog.

1. Total n’est pas du tout le champion du climat qu’il prétend être parmi les compagnies pétrolières. L’association Oil Change International, organisation d’expertise sur la transition énergétique, a publié en septembre 2020 une étude approuvée par 22 associations dans le monde internationales sur les plans climat publiés par les majors pétrolières et gazières. Le rapport les évalue sur la base de dix critères fondamentaux. Tous sont systématiquement insuffisants. Total n’a pas de meilleurs résultats que les autres. Parmi ces critères, l’association souligne notamment l’importance qu’il y aurait à planifier et à mettre en œuvre une baisse significative de la production d’hydrocarbures d’ici 2030, c’est-à-dire dès maintenant et tout au long de la décennie. Patrick Pouyanné prévoit au contraire que le marché du pétrole va continuer de croitre au moins jusqu’en 2030.

Le 10 décembre, 18 ONG dont les Amis de la Terre et Reclaim Finance ont publié un rapport intitulé « 5 nouvelles années perdues pour la finance » qui pointe du doigt 12 « Méga clusters » d’énergie fossiles développés depuis l’adoption de l’accord de Paris. Si elles voient le jour, ces 12 bombes climatiques consommeraient à elles seules 75% du budget carbone disponible pour limiter le réchauffement climatique sous la barre de 1,5°. Le rapport souligne la double responsabilité des acteurs de la finance et l’industrie pétrolière à l’opposé des discours et des proclamations d’intention des uns et des autres sur le verdissement de la finance et la mutation des pétroliers. Coté finance, le rapport montre que BNP Paribas, Société Générale, Crédit Agricole et BPCE ont fourni près de 50 milliards de dollars de financements aux entreprises qui développent les hydrocarbures de schiste dans le Bassin Permien aux Etats-Unis et dans la région de Vaca Muerta en Argentine, les deux premières figurant même parmi leurs 15 plus gros financeurs. Et côté pétroliers, Total est impliqué parfois même en tant que chef de file dans la fabrication de la moitié des 12 bombes climatiques recensées.

Voir ici, pages 8 et 9

 

2. Le gaz n’est pas l’énergie fossile de transition qui permettrait de rester dans les clous du réchauffement climatique à 1,5° ou 2°. À la combustion, le gaz émet 30% de moins de CO² que le pétrole et moitié moins que le charbon. Mais, il en émet quand même. Et surtout à la production, les émanations dévastatrices de méthane sont systématiquement sous estimées. Si l’on ajoute les étapes de la liquéfaction et du transport, les bénéfices en termes d’empreinte carbone sont en réalité très en deçà des besoins. Patrick Pouyanné affirme, tranquillement et sans mot férir d’Alexandra Bensaïd, qu’il ne forera pas de pétrole dans l’Arctique. Mais en septembre 2020, le Monde a informé de la participation massive de l’entreprise à un gigantesque projet gazier dans l’Arctique russe.

3. L’injonction de Patrick Pouyanné contre la déforestation est d’autant plus ferme qu’elle s’adresse aux autres, et qu’Alexandra Bensaïd n’a pas interrogé le PDG sur les conséquences de l’appétit de son entreprise pour les « bio carburants » à base d’huile de palme, grands dévastateurs de forêt tropicale.

4. Le PDG de Total prétend que son entreprise cherche à répondre aux besoins énergétiques des Africains. En fait les projets africains de Total sont dévastateurs des conditions de vie des populations et de la nature. Ils s’inscrivent au contraire dans ce que le rapport « 5 années de perdus pour la finance » appelle la « malédiction des ressources naturelles », « selon lequel l’exploitation des ressources naturelles pour l’exportation enrichit une petite élite mais appauvrit encore plus la majorité de la population et enracine encore plus la corruption, les divisions sociales et l’instabilité politique ».

En Ouganda et en Tanzanie, Total est cheffe de file des projets Tilenga et Eacop développés à la suite de la découverte, en 2006, de gisements sous le lac Albert, sur la frontière de l’Ouganda et de la République démocratique du Congo. Les effets sociaux et environnementaux de ces projets sont à ce point dévastateurs que des ONG françaises et ougandaises ont intenté une procédure judiciaire pour non-respect de la loi sur le devoir de vigilance [2]. Au Mozambique, où Total est également fortement impliqué « les projets ne visent pas à accroître l’accès de la population à l’énergie : 90% de la production de GNL est destinée à l’exportation […] En outre, les réserves de gaz sont presque exclusivement détenues par des dizaines de sociétés transnationales – à l’exception de la société d’État mozambicaine ENH […] La plupart des emplois créés pour le développement de l’infrastructure gazière dans la région de Cabo Delgado échappe à ses habitants, car les majors et leurs entrepreneurs ont préféré contourner les faibles exigences en matière d’embauche de travailleurs locaux » [3].

5. L’affirmation que dans la situation actuelle Total ne bénéficie pas d’aides de l’État doit être relativisée. Total bénéficie directement et indirectement des refinancements particulièrement avantageux de la Banque Centrale Européenne sans que soit considéré l’évolution de son empreinte carbone. C’est en réalité un enjeu essentiel du changement indispensable de la politique monétaire et de son articulation aux politiques budgétaires de l’Europe et de l’État.

6. Patrick Pouyanné prétend que Total va pouvoir devenir le champion de l’énergie verte et de la transition énergétique réussie sans rien avoir à rabaisser des exigences de rentabilité financières et de dividendes de ses actionnaires. C’est au contraire une source essentielle de blocage.

7. L’affichage d’une neutralité carbone de l’entreprise à l’horizon 2050 aurait exigé quelques précisions. La promesse comme beaucoup d’autres n’engage que ceux qui y croient et elle est limite fake news. Selon l’analyse de Reclaim Finance, l’objectif annoncé par Total de neutralité carbone à l’horizon 2050 ne porte pas sur toutes ses émissions, et le groupe pétrolier a un simple objectif de diminution de l’intensité carbone de ses produits de 15% à l’horizon 2030.Qui plus est, 90% des dépenses d’investissements de Total restera consacré aux énergies fossiles sur les prochaines années et encore 80% en 2030.

« Un dangereux pis-aller »

Au reste, comme l’analyse Maximes Combes, l’émergence de cette notion flou et peu compréhensible de « neutralité carbone » et la multiplication des affichages par les pays et par les multinationales, prétendument plus ambitieuses les uns que les autres, constituent de dangereux pis-aller. Il conduit, souligne-t-il, à « invisibiliser les objectifs de court-terme pour lui substituer une promesse à long terme, oubliant de fait, que du point de vue climatique, c’est le stock de GES dans l’atmosphère qui compte plutôt que le niveau d’arrivée. La date du début d’une action résolue et l’ambition de cette action (pourcentage annuel de réduction) ont plus d’importance que la date d’arrivée : il faut donc réduire les niveaux d’émission aussi vite que possible. Sans attendre ».

Comme le dit le politiste et sociologue Stefan Aykut [4] dans une importante interview sur le site AOC, « le marketing politique pousse à fixer des objectifs à long terme, en 2030, 2050, mais pas à se mettre en conformité sur le terrain avec les belles histoires qu’on se raconte ». Ainsi explique-t-il, « la question de la limitation de l’extraction des énergies fossiles qui font marcher nos économies reste largement impensée. Ce qui est un vrai problème puisque la possibilité de réguler le réchauffement climatique en dépend ». Ainsi pour la France plutôt que de se prévaloir de la fermeture des rares centrales à charbon sur son sol tout en laissant EDF continuer d’en fabriquer à l’étranger, il faudrait plutôt regarder les stratégies de planification de Total, par exemple, et comment l’État français compte accompagner cette entreprise dans l’après-pétrole. « Or, constate Stefan Aykut, je n’ai pas l’impression qu’il y ait aujourd’hui de discussion sérieuse sur ce sujet ».

Un sentiment que l’on pouvait hélas continuer de partager après le passage du PDG de Total dans l’émission économique phare du service public de la radio. On n’arrête pas l’éco… mais pas non plus le réchauffement climatique !

 

Bernard Marx

Notes

[1Sortons de l’âge des fossiles. Manifeste pour la transition, Seuil, 2015.

[2La cour d’appel de Versailles vient de décider de renvoyer le cas devant le tribunal de commerce, ce qui, selon les ONG, va encore ralentir la procédure judiciaire et va à l’encontre de l’esprit et de l’objectif de la loi sur le devoir de vigilance : protéger les droits humains et l’environnement.

[4Co-auteur avec Amy Dahan du livre de référence Gouverner le climat ? 20 ans de négociations internationales, Les Presses de Sciences Po, 2015.

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