MAD MARX. Le ministre de l’Économie Bruno Le Maire l’a expliqué très crûment à Alexandra Bensaïd, le 20 mars sur France Inter : « La dette, c’est l’arbre qui cache la forêt. Ce n’est pas la dette en tant que telle qui pose problème. C’est la dépense publique qui nourrit cette dette. C’est ça la vraie difficulté. Le vrai sujet, celui qu’il faut mettre sur la table, c’est quel montant de dépenses publiques voulons-nous ? Avec quelle efficacité ? Parce que les Français nous demandent des comptes sur l’efficacité des dépenses publiques. Ils vont dire : "Nous on veut bien payer nos impôts, mais on veut en retour que nos services publics soient efficaces". Ce débat sur la dette cache un autre débat, beaucoup plus sensible, beaucoup plus essentiel pour la démocratie française : quel niveau de dépenses publiques voulons-nous ? Dans quels services publics, que nous jugeons essentiels, et aussi avec quel niveau d’impôts ? »
C’est une bataille incontournable. Les forces de la transformation écologique, de l’égalité et de l’émancipation sociale ont un an à peine pour marquer des points et même, pourquoi pas, pour la gagner. Pour cela, ces forces seraient évidemment bien avisées de faire bloc.
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À l’Assemblée nationale, le 22 mars, lors d’un débat sur la dette publique initié par le groupe Gauche Démocratique et Républicaine, Bruno Le Maire a présenté ce qu’il a appelé les quatre piliers de la sagesse financière : la croissance, la maîtrise des dépenses publiques, le cantonnement de la dette Covid et les réformes de structure (et notamment celle des retraites). Tout cela, bien sûr, au nom de l’incontournable remboursement de la dette. Car de la même façon que les trois mousquetaires étaient quatre, les quatre piliers de la sagesse Lemairienne sont cinq. Et bien entendu, le premier d’entre eux est le remboursement de la dette publique. Cela mérite quelques commentaires.
Il est où le changement ?
Avant l’énorme choc de la crise Covid, le poids de la dette rapportée au PIB (près de 100%) justifiait le programme macronien de réformes néolibérales de l’État que ses prédécesseurs n’avaient pas réussi à mettre totalement en place. Histoire de vous rafraîchir la mémoire, faites un tour sur la page « Le programme d’Emmanuel Macron pour les finances publiques » du site d’En Marche.
Sous la photo d’Emmanuel Macron et de Roland Castro (nobody’s perfect), il s’agissait déjà de « ne pas léguer une dette insoutenable à nos enfants » et de « réduire le déficit des comptes publics et la part de la dette publique dans la richesse nationale ». Pour cela, il s’agissait de mettre en œuvre un plan d’économies de « 60 milliards par an par rapport à la trajectoire spontanée (dite "tendancielle") des dépenses, celle qui aurait lieu si nous ne faisions rien ». Et, côté efficacité, il fallait miser sur le nouveau management public c’est-à-dire l’extension aux services publics des règles de management traditionnellement réservées au secteur privé.
Les résultats ont été si négatifs pour la santé, l’éducation, la recherche, l’innovation et la production de biens essentiels, la pandémie en a donné à voir si vite et si douloureusement les conséquences que le 12 mars 2020, le Président Macron annonçait, à la télévision, comme une grande bifurcation de sa politique : « Mes chers compatriotes, il nous faudra demain tirer les leçons du moment que nous traversons, interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour, interroger les faiblesses de nos démocraties. Ce que révèle d’ores et déjà cette pandémie, c’est que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre Etat-providence ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner notre cadre de vie au fond à d’autres est une folie. Nous devons en reprendre le contrôle, construire plus encore que nous ne le faisons déjà une France, une Europe souveraine, une France et une Europe qui tiennent fermement leur destin en main. Les prochaines semaines et les prochains mois nécessiteront des décisions de rupture en ce sens. Je les assumerai ».
C’était il y a un an. La pandémie n’est pas finie. Les menaces de répliques et de nouvelles crises sont d’autant plus réelles. Le diagnostic d’Emmanuel Macron vaut toujours. Mais ses paroles étaient purement verbales et les actes qu’annoncent Bruno Le Maire sont bien ceux du monde d’avant. Rien de mieux et plutôt du pire. Et tout cela, comme avant, au nom du remboursement de la dette.
Des « ultras » du remboursement
Le terme de remboursement de la dette publique est très ambigu. Un État ne « rembourse » pas sa dette puisque chaque tranche d’emprunts effectué dans le passé et arrivant à échéance est automatiquement réempruntée. Elle l’est sur les marchés financiers puisque c’est la règle, du moins en Europe, quitte à être massivement rachetée par la Banque centrale comme c’est le cas depuis des années et encore plus massivement depuis l’an passé. Aux tranches échues de la dette publique s’ajoutent, en effet, les emprunts supplémentaires pour financer les déficits courants.
Mais pour Bruno Le Maire, rembourser la dette ne signifie pas la faire rouler mais, au contraire, la diminuer. La rembourser au sens propre du terme et notamment celle qui est liée directement au financement budgétaire de la crise Covid. C’est très clairement le cap que fixait la lettre de mission du Premier ministre à la Commission sur l’avenir des finances publiques présidée par l’ancien ministre Jean Arthuis : « La définition d’une nouvelle trajectoire des finances publiques est nécessaire pour donner de la visibilité sur notre stratégie de redressement des comptes publics. Elle doit permettre de préserver les Français d’une hausse des prélèvements obligatoires dans le futur et de conforter auprès des investisseurs la valeur de la signature souveraine de notre pays. Elle doit prendre en compte la nécessité d’apurer l’important passif en cours de constitution du fait de la crise sanitaire par la détermination d’une stratégie de désendettement. Cette stratégie doit permettre de sécuriser l’apurement dans la durée de la dette de l’État et de la Sécurité sociale issue de la crise Covid-19 et d’éviter la reconstitution d’une dette non maîtrisée par les déséquilibres courants ». Comme le constate l’économiste Henri Sterdyniak, cela ne pouvait déboucher que sur la préconisation de la baisse des dépenses publiques, cela sans examen, ni de la pertinence macroéconomique de cette politique, ni de l’utilité des dépenses publiques. Avec de plus une réforme de la « gouvernance » des finances publiques renforçant sa gestion technocratique augmentant l’emprise de la dictature du nombre de la gouvernance européenne de la zone euro dont l’obsolescence ne serait donc plus programmée.
Sans surprise, les piliers ministériels de la sagesse financière reprennent l’essentiel des réponses de la Commission Arthuis à la question si mal posée par le Premier ministre. Bruno Le Maire préconise l’instauration d’une règle pluriannuelle sous forme d’objectifs de dépenses, par exemple pour cinq ans, qui seraient inscrits dans la loi de Programmation des finances publiques et seraient déclinés chaque année en loi de Finances. C’est bête et méchant. La politique contra-cyclique est réduite à sa plus simple expression et la gestion de crises du type Covid deviendrait totalement catastrophique.
Il préconise le cantonnement de la dette Covid, qu’il chiffre à 210 milliards d’euro (mais c’est sans compter l’année 2021). La dette Covid de la Sécurité sociale estimée à 75 milliards a déjà été cantonnée dans la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES). Pour la rembourser la Contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS) est prolongée de 2025 à 2033. Contrairement à ce que prétend le ministre, il augmente donc les impôts et de la plus injuste des façons : 0,5% prélevés chaque mois sur tous les salaires, des plus bas jusqu’aux plus hauts. Quant aux 140 milliards de dette Covid qui relève de l’État, le ministre préconise d’y affecter une part de l’augmentation future de l’impôt sur les sociétés (IS) : « Ne serait-il pas juste de consacrer, au remboursement de la dette covid, une part de ces recettes supplémentaires résultant de la protection que nous avons donnée aux entreprises ? », interroge-t-il benoîtement. C’est vraiment prendre les Français pour des imbéciles : le taux normal de l’IS est de 28%. Il est prévu une baisse à 25% en 2022. Bruno Le Maire n’annonce même pas la suspension de cette baisse. Compte tenu de l’ampleur des exonérations, des dégrèvements, de l’optimisation fiscale des grandes entreprises et des paradis fiscaux, l’IS rapporte de moins en moins : 33 milliards en 2019, une année faste pour les profits. Quoiqu’il en soit, ce serait bien entendu autant de ressources en moins pour financer les autres dépenses publiques.
Enfin comme il faudra tailler, forcément tailler sur les dépenses publiques et sociales, le ministre annonce le retour de la réforme des retraites.
Paroles… Paroles…
Bruno Le Maire prétend avoir tiré les leçons du passé : « Nous devons éviter de refaire les erreurs commises en 2010-2011 quand à peine sortis de la crise et tout juste convalescents, nous nous sommes précipités pour rétablir les finances publiques », a-t-il dit aux députés.
Une fois encore une telle promesse n’engagera que ceux qui y croiront. Le ministre vante tellement les capacités de rebond rapide de l’économie française qu’il parait déjà prêt à nous faire prendre des vessies pour des lanternes et un hypothétique retour en 2022 au niveau d’activité atteint fin 2019 pour une sortie de crise et le moment à partir duquel il faudrait donc entamer une politique de « rétablissement des finances publiques ».
En réalité, comme le souligne à raison l’économiste Patrick Artus lui-même, pour comprendre les effets de la crise et ses traces durables, « il faut regarder le graphique qui montre le niveau prévu du Produit Intérieur Brut d’ici 2022, et le comparer à ce qu’aurait été le PIB sans la crise, et non à ce qu’était le PIB à la fin de 2019 ». « On voit alors, constate-t-il, qu’à la fin de 2022, le PIB de l’OCDE devrait être toujours inférieur de 4% au PIB potentiel, c’est-à-dire qu’il devrait à cette date subsister un fort niveau de sous-emploi ». Bien entendu ces prévisions supposent une sortie rapide et durable de la crise sanitaire. De plus la prévision globale pour l’ensemble de l’OCDE masque des différences considérables. Les États-Unis pourraient avoir retrouvé fin 2022 le chemin de croissance de l’avant épidémie, tandis que pour l’Europe cela ne se produira certainement pas avant plusieurs années sauf changement radical de politique économique. Comme une réplique de l’après crise de 2008. La même erreur tout près d’être reproduite et pas du tout la leçon que l’Europe et la France aurait su tirer de l’expérience, comme le prétend Bruno Le Maire.
Car si les chemins divergent de cette manière ce sera du principalement d’une part à la différence des rythmes de vaccination et d’autre part aux différences d’ampleur, de contenu et de durée des plans de dépenses publiques « de soutien » puis « de relance » mis en œuvre des deux côtés de l’Atlantique.
Une autre politique de l’offre
Le remède « keynésiens », concentré sur le soutien de la demande ne doit pas être le seul. La politique économique devra également aborder les problèmes de l’offre. Mais à l’opposé de celle préconisée et mise en œuvre par les politiques néo-libérales, consistant à miser prioritairement sur les investissements privés et sur la compétitivité par la baisse des « coûts » salariaux, et des prélèvements sociaux et fiscaux sur les profits et sur le capital.
« La période que nous vivons confirme une fois de plus l’échec retentissant de ces politiques à assurer le bien être du plus grand nombre », écrivent avec raison les auteurs, tous Économistes atterrés, du Précis d’Economie citoyenne sur la dette publique [1]. Ils dressent une liste significative des dépenses publiques durablement nécessaires pour réaliser une réorientation indispensable des insoutenables modes de production et de consommation actuels : il faut investir massivement et durablement dans la réorientation énergétique des bâtiments, dans le développement des énergies renouvelables, et des transports collectifs peu polluants, dans la relocalisation de la production lorsque c’est possible et souhaitable, dans l’évolution de la production agricole. Cela exige des investissements de long terme dépassant la tragédie des horizons et le court-termisme des investissements privés et du capitalisme financier. Le fléchage vert de l’épargne et la mise en œuvre d’une politique monétaire proactive sont indispensables. Mais ils ne suffiront pas.
En même temps, il faut aussi « investir » massivement dans l’éducation, la santé, la recherche, la culture pour une société d’égalité et de bien-être. L’extension du domaine de la privatisation et de la marchandisation n’y pourvoiront pas.
À quoi il faut ajouter le rôle de l’État et des collectivités publiques dans la réalisation du plein emploi en tant qu’employeur en dernier ressort ou comme garant d’une sécurité d’emploi ou de formation [2]. Et leur rôle dans une lutte plus efficace contre les injustices territoriales, la pauvreté et les discriminations.
La bataille des dépenses publiques me parait donc urgente et incontournable. Etant bien entendu qu’elle ne peut être menée et gagnée isolément des autres : celle du traitement de la dette publique te de la politique monétaire, celle de l’efficacité des dépenses et de la réforme de l’État, celle des impôts et de la justice fiscale et celle de la transformation de l’Union européenne.