MAD MARX. Sur BFM Business, les « Experts » apportent souvent une contribution active à l’actualisation du Dictionnaire des Idées Reçues. Ainsi le 17 février, les participants ont, une fois de plus, « tonné contre » [1] le principe de précaution et le mal français de la normalisation à tout-va, qui ont pourri son économie. Et l’animateur Nicolas Doze a, une fois encore, tonné contre l’obsession écologique dans une France qui pourtant n’émet qu’1% des gaz à effet de serre mondiaux et contre le verdissement de l’économie qui abaissera forcément le pouvoir d’achat.
LIRE AUSSI SUR REGARDS.FR
>> Loi Séparatisme : qui protège la République de La République en marche ?
Le blast de Gaël Giraud
Dans son élan, le Pascal Praud des débats économiques audiovisuels a, ce jour-là, franchi un pas supplémentaire. Il souhaitait sans doute apporter une contribution personnelle à la croisade de la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation pour protéger les Universités de la confusion entre « ce qui relève de la recherche académique et ce qui relève du militantisme et de l’opinion ». Et il s’en est pris à une interview de Gaël Giraud sur la nouvelle chaine en ligne Blast, créée par Denis Robert.
Celui-ci, explique Nicolas Doze, « s’était illustré dans son attaque (sic) de la chambre de compensation Clearstream il y a quelques années. Et il avait cosigné en 2019 une tribune en faveur des gilets jaunes dans Libération ». Deux très gros mauvais points visiblement rédhibitoires pour le journaliste de la filiale du groupe Altice-SFR.
Quant à Gaël Giraud, « prêtre, jésuite, chercheur au CNRS, ancien chef économiste de l’Agence Française de Développement, il travaille actuellement un peu dans l’ombre (sic) pour construire une pensée économique pour le programme de gauche de 2022. » Contradictoirement, si Nicolas Doze s’en prend à lui, ce n’est pas pour ce qu’il complote, « un peu dans l’ombre », mais pour ce qu’il dit en pleine lumière : « Voilà ce qu’il dit dans ces 2 minutes 20 d’interview que l’on voit sur la chaine Blast, expose le courageux lanceur d’alerte : il considère qu’Emmanuel Macron orchestre un plan dogmatique de privatisation du monde. C’est un point de vue, on doit l’admettre », accorde-t-il. Mais, « par contre, quand il dit qu’on privatise la SNCF, qu’on privatise ADP, qu’on privatise EDF, qu’on va privatiser la Caisse des dépôts, qu’on va vouloir privatiser les routes nationales et qu’en cas de réélection de Macron en 2022, je prends le pari dit-il qu’on va vouloir privatiser l’hôpital public. Est-ce qu’on a le droit de dire n’importe quoi ? Il est hyper compétent Gaël Giraud. Et on a le droit d’avoir une opinion. Mais est-ce qu’on a le droit d’aller jusqu’à balancer des contrevérités quand on sait exactement que ce qu’on dit n’est pas vrai ? Si on est dans l’opposition, si on est à la France insoumise et au Rassemblement national c’est de bonne guerre, on raconte des trucs bidons, parce qu’il faut porter des idées. Mais là c’est un expert ! »
Sommé de réagir, Eric Heyer, directeur du département analyse et prévision de l’OFCE, professeur d’économie et membre du Haut Conseil des Finances Publiques, soutient son collègue. Mais, hélas, un peu comme la corde avec le pendu.
« Ce qui est important, expose-t-il, c’est que, lorsque vous parlez en tant qu’expert, vous vous appuyez sur des écrits qui sont validés par des pairs… Après, si vous avez une prise de parole ailleurs, sans engager votre institution vous avez le droit comme citoyen de dire ce que vous voulez. » Bref, « il y a le Gael Giraud qui est l’économiste en chef de l’Agence Française de Développement et, quand il publie quelque chose à ce titre, c’est lu et relu. Et quand il publie un livre, il peut dire l’inverse ». « Ce qui est important pour vous journaliste, c’est de dire "Attention cette personne-là, parle en tant qu’expert de l’AFD ou là, elle parle en son nom propre. Cela n’a pas la même valeur" », a conclu l’économiste.
Et je me demandais s’il parlait, alors, à titre d’expert de l’OFCE ou en son nom personnel. Inextricable.
Macron privatiseur en chef
Qui plus est, Eric Heyer a semblé avaliser le fait que, dans son interview, Gaël Giraud a balancé sciemment ce qu’il sait être des contrevérités. Simplement, il en aurait le droit comme citoyen, à titre d’auteur de livre ou d’interviewé. Sauf que le chercheur qui ferait cela serait un bien mauvais citoyen et un chercheur sans éthique ou un chercheur soumis à un système autoritaire de recherche.
Eric Heyer a lui-même co-écrit en 2018 un livre stimulant avec Dominique Meda et Patrick Lokiek : Une autre voie est possible [2]. Y contredisait-il sciemment ce qu’il écrit comme économiste à l’OFCE ? Et si oui, comment créditer alors et ce qu’il écrit à ce titre professionnel et ce qu’il écrit ou dit ailleurs ? C’est ce qu’on appelle se tirer une balle dans le pied.
Dans leur livre, les coauteurs fustigeaient, en effet, « l’idéologie dominante qui a tout imprégné et tout emporté sur son passage, les responsables politiques de droite mais aussi les partis socio- démocrates pris à leur tour dans les filets du marché ». Ils critiquaient vertement les dix-huit premiers mois de l’ère Macron. Et ils appelaient à « bifurquer de manière radicale », notamment pour « repenser enfin la place de l’entreprise dans la société ».
Au lieu d’admettre l’accusation de contrevérités portée par Nicolas Doze contre son collègue Gaël Giraud, Eric Heyer aurait mieux fait de la rejeter. Il aurait pu se prévaloir de ne pas avoir vu l’interview de Gaël Giraud, qui dure en fait 1 heure 14, et qui ne manque ni de rigueur, ni de pédagogie, ni d’intérêt (c’est ici). Mais tenons-nous en aux 2 minutes 20 incriminés.
La question de la privatisation du monde n’est quand même pas de celles qu’on devrait écarter si facilement comme une opinion, alors que les multinationales du numérique font la loi et que celles de la pharmacie empêche les vaccins anti-Covid d’être considérés comme des biens publics mondiaux. Et la privatisation de la France n’a-t-elle pas effectivement avancé sous la conduite passée et présente d’Emmanuel Macron ? La privatisation d’ADP n’a été remise dans les tiroirs qu’à cause de la crise Covid du transport aérien. Face au projet Hercule, parler de privatisation d’EDF, est-ce tromper son monde [3] ? Parler de privatisation des routes nationales, est-ce un bobard ou la réalité d’un décret d’application de la loi d’orientation des mobilités publié le 14 aout 2020 au Journal Officiel [4] ? Craindre la privatisation de la Caisse des Dépôts (CDC), est-ce une lubie ou une inquiétude légitime au vu de la loi Pacte de 2019 qui la transforme en une entreprise gérée selon les « standards » des marchés financiers et menace sa capacité à remplir ses missions publiques fondamentales ? [5] Et considérer que Macron, s’il est réélu en 2022, pourrait privatiser les hôpitaux publics, est-ce un pari si stupide que cela ?
« Les grandes crises sont des occasions de sortir du sommeil dogmatique », affirme Gaël Giraud dans cette même interview. Il a raison. Et c’est toujours une énorme bataille face à ceux qui par intérêt, par crainte ou par paresse, ne veulent rien en savoir et crient alors au loup.
L’interview de Gael Giraud sur Blast est excellente mais ses propos sont un peu complexes, notamment sur la déflation et l’annulation de la dette, et c’est dommage car la gauche a besoin de faire de la pédagogie pour convaincre les électeurs que d’autres choix socio-économiques sont possibles. Ce manque de pédagogie sert les néolibéraux (notamment sur BFM Business) qui -eux- ne s’embarrassent pas de la complexité du monde puisque la vie se résume pour eux à : concurrence dans tous les domaines de la vie et production de fric à tous les étages. Par ailleurs si Gael Giraud leur fait si peur c’est que les français de culture catholique pourraient se réveiller, et finir par se dire que le néolibéralisme pour lequel ils votent depuis des décennies est contraire à la doctrine catholique. Enfin, mon point de désaccord avec l’auteur de l’article : il n’est pas certain que Macron ose tout privatiser tout de suite. L’idée, me semble-t-il, est de maintenir un service public largement dégradé pour les pauvres afin de contrer les accusations d’ultra-libéralisme, tout en privilégiant les riches notamment grâce à l’instrument fiscal. Par exemple : Issus de familles riches, les étudiants de la bourgeoisie française partent faire leurs études dans des universités anglo-saxonnes prestigieuses très coûteuses parce qu’ils "le méritent" selon les dirigeants néolibéraux ; alors que les étudiants français de classe populaire doivent se contenter d’une université publique française dégradée car ils n’ont pas réussi à être "parmi les meilleurs" donc on ne peut rien leur proposer de mieux ; et bienheureux déjà que l’Etat français leur permette d’accéder aux études supérieurs sans trop payer. En ce sens le néolibéralisme est plus pervers que l’ultra- car il fait mine de s’intéresser aux classes populaires tout en maintenant le discours fallacieux de la méritocratie pour justifier les inégalités de traitement.
Répondre