MAD MARX. Après la dette, place à l’inflation. C’est le sujet qui couve et prend même de l’ampleur en Allemagne, explique Alexandra Bensaid, l’animatrice d’« On n’arrête pas l’Éco » sur France Inter. Il fait aussi florès concernant les États-Unis. Olivier Blanchard, le co-rapporteur de la Commission d’économistes missionnés, il y a un an, par le Président Macron sur « les grands défis économiques » [1], et son collègue Laurence Summers, conseiller des Présidents démocrates du monde d’avant, ont très vite lancé l’alarme : le plan de relance Biden qu’ils jugent surdimensionné pourrait « réveiller le monstre de l’inflation ».
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L’enjeu est au fond toujours le même : justifier les politiques austéritaires au nom de risques de cercles vicieux particulièrement catastrophiques : si l’inflation repart au-dessus de 3%, les politiques des Banques Centrales devront être plus restrictives. Et cela va provoquer des crises des dettes publiques devenant insoutenables, multipliant les risques de faillites des entreprises endettées et un retournement de la bourse qui pourrait rapidement devenir une crise financière majeure.
« L’inflation pour 90%, c’est les salaires »
Certes, les économistes et les commentateurs qui font les plateaux audiovisuels spécialisés ne sont pas tous d’accord avec ce diagnostic alarmiste. Le problème est que même ceux qui se veulent plus rassurants scrutent, le plus souvent, la même boussole. Et ils nous disent au fond la même chose : que l’inflation cela vient des salaires et que si l’on veut éviter la spirale inflationniste, il faut d’abord veiller à la limitation de leur hausse. La reprise oui, mais surtout pas celle des salaires.
Prenons Patrick Artus, le chef économiste de Natixis, (ici et là). Il ne croit pas aux risques d’inflation et se démarque nettement de ses collègues Summers et Blanchard : « Qu’il y ait transitoirement un peu plus d’inflation aux États-Unis et même en Europe, parce que le prix du pétrole et que le prix des autres matières premières a monté, oui ! Mais, se dépêche-t-il d’ajouter, je ne crois pas du tout qu’il y ait des risques inflationnistes profonds ». La raison est simple : « L’inflation pour 90% c’est les salaires, c’est ce qui se passe sur le marché du travail et les salaires. » Et de ce point de vue, selon lui, il n’y a pas de symptômes inquiétants. Y compris aux USA. La pandémie a beaucoup fait baisser le taux d’emploi. Il n’y a pas de changement du fonctionnement du marché du travail. Joe Biden n’a pas augmenté le salaire minimum. Et « il faudra au moins trois ans pour retrouver une situation d’emploi équivalent à celle de l’avant crise ». Certes McDonald, d’autres chaines de fast-food et Amazon ont annoncé des embauches avec des salaires minimum de 15 dollars. Mais « l’inflation est à 4,2 et les salaires horaires à 0,7 ». Cela ne fait pas, selon lui, de l’inflation.
Sur France Inter, les débatteurs Laurent Bigorgne de l’Institut Montaigne et, plus étonnamment, Christian Chavagneux, d’Alternatives économiques argumentent autour de la même doxa. « Le risque, aux États-Unis, affirme ce dernier, ce serait la fameuse boucle prix/salaires. Les prix augmentent. Du coup les salariés veulent un peu plus d’augmentation des salaires. Du coup les entreprises veulent augmenter les prix pour compenser l’augmentation des coûts salariaux ». Et ainsi de suite. Mais, explique-t-il, « cette boucle prix/salaires n’a pas du tout lieu aux États-Unis ».
L’enjeu du « coup de l’inflation », quelle que soit au final l’appréciation portée sur l’ampleur de son risque, est donc clairement de faire sortir le débat sur les salaires de l’agenda politique. Celui-ci avait émergé pendant la pandémie, à propos des salariés, souvent salariées, de « première » ou de « deuxième » ligne de la santé, et des soins, de l’éducation, du commerce, ou des travailleurs, des plateformes, etc. Il ne doit pas revenir sur la table.
Une thèse marxiste ?
« Les bas salaires, ce sont quand même des emplois de services assez peu qualifiés, sur lesquels il est difficile de faire des gains de productivité. Donc si vous augmentez les bas salaires, vous avez de l’inflation », assène le chef économiste de Natixis. « On peut revenir à l’économie des années 1970, insiste-t-il. C’est-à-dire dans une économie où il y a un conflit pour le partage des revenus. L’inflation quand j’étais jeune économiste, on baignait dedans, c’était la thèse marxiste sur l’inflation comme conflit entre les salariés et les capitalistes pour la répartition des revenus ». Nous avons changé de monde dit-il : les salaires sont désindexés de l’évolution des prix. Et on a tué le pouvoir de négociation des salariés. Et, ajoute-t-il, il ne faut surtout pas y revenir : si on a un conflit de répartition, on ne peut pas en même temps avoir des dettes parce qu’alors les taux d’intérêt seront élevés. Il faut choisir.
Dans les années 70, le marxisme en France était, en réalité, moins caricatural que ce qu’en dit aujourd’hui Patrick Artus. Les analyses de cette époque ne sont pas toutes à jeter au panier. Certaines peuvent encore aider à comprendre les enjeux d’aujourd’hui.
Ainsi, je me souviens d’un article de Paul Boccara « Inflation accélérée, suraccumulation et politique des revenus » paru dans la revue Économie et Politique en mai 1976. J’en ai retrouvé la trace ici. L’économiste néo-marxiste expliquait que la base de l’inflation n’était pas un conflit sur la répartition des revenus. « Afin de préciser la base économique fondamentale de l’inflation accélérée nouvelle, il convient de considérer le gâchis devenu intolérable de l’accumulation des capitaux dans la production capitaliste. Ce gâchis est devenu tel qu’il suscite désormais l’inflation accélérée pour maintenir à tout prix la rentabilité des capitaux dominés par les monopoles. Et, ajoutait-il, en liaison intime avec cet excès formidable des capitaux investis, cumulés depuis des années, on doit aussi considérer la question de l’excès d’exploitation des travailleurs, la surexploitation, qui constitue la seconde face de la suraccumulation durable des capitaux qui a éclaté depuis quelques années dans nos pays ».
Ainsi, au-delà de l’enjeu de la répartition des revenus, mettait-il en question les enjeux de la rentabilité financière des capitaux, la lutte contre les gâchis du capital, le rôle des nationalisations pour combattre les dominations monopolistiques, la transformation des pouvoirs et des critères de gestion des entreprises et la possibilité d’une croissance nouvelle de la productivité axée sur le développement des capacités humaines.
Au lieu de cela, comme on le sait, l’inflation des prix des biens et services a été « vaincue » par les politiques néo-libérales et la transformation du capitalisme en capitalisme financier mondialisé. Mais les contradictions de la domination de l’accumulation du capital n’ont pas disparu. Comment débattre des risques inflationnistes des salaires en laissant sous le tapis l’inflation des dividendes [2], celle des fortunes, celle du prix des actifs financiers et immobiliers ou encore les pouvoirs monopolistiques et prédateurs des géants du numérique ?
Le plus dingue, si l’on peut dire, est que Patrick Artus n’y va pas de main morte dans son dernier livre La dernière chance du capitalisme, co-écrit avec Marie-Paule Virard [3]. Les auteurs sont déchaînés comme de jeunes marxistes dressant le constat implacable des échecs du capitalisme néolibéral « non seulement injuste et inégalitaire mais aussi, en définitive, inefficace ». Résumé dans la quatrième de couverture : « La dévaluation du travail par le profit, le choix de privilégier l’actionnaire au détriment du salarié et des autres partenaires de l’entreprise constituent, selon Patrick Artus et Marie-Paule Virard, l’ADN du capitalisme néolibéral et expliquent l’asthénie de la demande ». Les auteurs apportent également un éclairage intéressant sur les béquilles de ce système, c’est-à-dire la façon dont il cherche à résoudre ses contradictions économiques tout en les reproduisant. Non plus par des cycles d’accélération de l’inflation comme à la fin des trente glorieuses. Mais par des spirales croissantes d’endettement des ménages, des entreprises et des États.
La frustration est d’autant plus forte quand on arrive aux réponses et au dépassement urgent et indispensable de ce système. Patrick Artus et Marie-Paule Virard préconisent « une distribution de capital de toutes les entreprises à l’ensemble de leurs salariés ». C’est leur proposition centrale : l’intéressement de tous les salariés à la réduction de leurs salaires et des « charges sociales » pour augmenter les profits des actionnaires ; beaucoup pour les gros et quelques miettes pour eux. C’est sûr : à Auchan comme à Ibis, à Amazon comme à Uber, à l’hôpital et dans les EPHAD, comme à l’école ou à l’Université, les salariés ne rêvent que de cela.