MAD MARX. Tout le monde n’a pas, comme moi, la chance de s’appeler Marx, comme Karl, ou Groucho et, cerise sur le gâteau, de se prénommer Bernard, comme Bernard Marx le héros du Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley.
En matière d’aptonymie (c’est le nom donné à l’étude de la relation entre les patronymes et les activités de celles et ceux qui les portent), les références pour la ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion sont plutôt à rechercher du côté du père d’Ubu, Alfred Jarry, ou d’Alphonse Allais. On leur attribue, en effet, alternativement la sentence « Quand on passe les bornes, il n’y a plus de limites ».
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Et c’est ainsi, effectivement, qu’Elisabeth Borne a remis sur la table une réforme indéfendable de l’assurance-chômage destinée à être appliquée par décret à partir du 1er juillet prochain. Une réforme tellement indéfendable que même Dominique Seux ne l’a pas fait, face à Thomas Piketty vendredi 5 mars sur les antennes de France Inter. Et histoire de bien confirmer cette aptonymie, la ministre Elisabeth Borne a tiré en rafale, affirmant : « Je suis une femme de gauche et la justice sociale et l’égalité des chances sont les combats de ma vie. Et c’est en Emmanuel Macron que j’ai trouvé leur meilleur défenseur ». Et aussi : « Le gouvernement n’a de leçons à recevoir de personne sur la protection des plus fragiles ». Et encore : « La réforme que j’ai présentée hier est le fruit de six mois d’échanges ininterrompus avec les partenaires sociaux. Cette réforme veut lutter contre la précarité et assurer plus d’équité ».
Côté partenaires sociaux, justement, les cinq confédérations syndicales représentant les salariés ont publié un communiqué commun dans lequel ils affirment leur « profond désaccord » avec une réforme que l’un des dirigeants syndicaux qui n’est pas le plus radical, Laurent Berger, a qualifié « d’injuste, anachronique, incohérente et déséquilibrée ».
Mais regardons les choses de plus près. Et essayons de répondre aux questions basiques : de quoi s’agit-il ? Pourquoi faire une telle réforme ? Quels seront les effets ? Et quelle réforme faut-il faire ?
De quoi s’agit-il ?
Tout simplement de mettre en œuvre, à partir du 1er juillet de nouvelles règles restrictives de l’assurance-chômage, dans le droit fil de celles décidées par décret en juillet 2019.
Celui-ci contenait trois dispositifs de diminution des allocations :
- Une réforme du calcul de l’allocation (mensualisation du salaire journalier de référence) pénalisant considérablement les travailleurs précaires et sur contrats courts renouvelés plus ou moins régulièrement.
- Un allongement de 4 à 6 mois de travail pour l’ouverture des droits à une allocation et pour leur rechargement.
- Une dégressivité de 30% des allocations chômage pour les salaires supérieurs à 4500 euros bruts.
- Plus une disposition de bonus-malus sur les cotisations supposée inciter les employeurs à moins recourir au travail précaire et aux contrats courts.
Les dispositions concernant les modalités de calcul de l’allocation et l’instauration d’un bonus- malus sur les cotisations chômage avaient été retoquées par le Conseil d’État. Le gouvernement a suspendu les autres dispositions notamment celle concernant l’allongement des droits mais sans effet rétroactif et avec déjà des dégâts considérables constatés pour des dizaines de milliers de salariés précaires.
Et voici donc que le gouvernement décide de repasser ce plat pourri. À commencer, dès le 1er juillet, par le nouveau mode de calcul de l’indemnisation des demandeurs d’emploi, en fixant seulement une limite à la baisse. La dégressivité de 30% de l’allocation pour les rémunérations au-dessus de 4500 euros sera elle aussi enclenchée à compter du 1er juillet au bout de huit mois d’indemnisation (et donc effective à partir de mars 2022). L’allongement de la durée de travail conditionnant l’ouverture des droits à l’assurance-chômage pourra prendre effet dès le 1er octobre tout en restant soumise à des critères d’amélioration de la situation de l’emploi. Quant à la fausse fenêtre du bonus-malus… elle restera pour sa part fermée plus longtemps, au moins jusqu’en septembre 2022.
Quels seront les effets ?
Selon la CFDT, le nombre de perdants dans cette réforme (estimé en 2019 à 830.000 par l’Unedic) restera colossal. Certains demandeurs d’emploi dont les plus précaires risquant toujours de voir leur allocation baisser de 250 euros par mois en moyenne. Alors que la réforme de 2019 visait officiellement un objectif d’économie sur les prestations de 1 à 1,3 milliard d’euros, celle-ci devrait en réaliser le triple : de 3 à 4 milliards d’euros.
En pleine crise sanitaire, commente la CFDT, le gouvernement fait le choix de faire peser les efforts exclusivement sur les demandeurs d’emploi et qui plus est, sur celles et ceux dont la situation d’emploi est la plus précaire.
« Aie confiance » !
Encore ne s’agit-il ici que des effets les plus directs et les plus immédiats. En fait, l’acharnement gouvernemental a, au moins, deux dimensions :
- D’une part, il fait franchir un pas supplémentaire dans la prise de contrôle de l’assurance-chômage par l’État et la technocratie, au détriment de la négociation et de la gestion paritaire par les organisations patronales et syndicales. Cela figurerait du reste explicitement dans le programme du candidat Macron. L’offensive est menée depuis des années. La suppression de la cotisation chômage des salariés remplacée par la CSG a mis en cause la légitimité des syndicats à participer à la gestion. En 2019, le gouvernement a fixé un cadre inacceptable à la négociation sociale pour mieux reprendre les choses en main et décider unilatéralement par décret. Aujourd’hui il décide à nouveau à la place des organisations sociales. En attendant d’autres étapes encore plus définitives comme celle préconisée par trois économistes influents et néolibéraux du Conseil d’analyse économique auprès du Premier ministre [1]. Ceux -ci recommandent une emprise totale de l’État sur l’Unédic et l’assurance-chômage par son intégration dans la loi de Finance de la Sécurité sociale. On en connait les effets sur le système hospitalier. Comme l’explique l’économiste atterré Henri Sterdyniak, « ils prétendent rationaliser le système de prestations sociales, c’est-à-dire en fait supprimer la spécificité de l’assurance chômage en tant qu’assurance sociale ».
- En second lieu, le gouvernement signe clairement l’ambition de revenir aussi vite que possible à la politique sociale et d’emploi d’avant la crise Covid. Celle des ordonnances Macron sur le code du Travail complétant la loi El Khomri, celle de la réforme des APL, de la réforme des retraites. Bref, celle de la politique de compétitivité par la « modération salariale », la baisse des cotisations sociales, la flexibilité de l’emploi et l’affaiblissement des pouvoirs de négociation des organisations syndicales. On était sur le bon chemin, explique ainsi François Villeroy de Galhau, le gouverneur de la Banque de France, « indépendant » et en même temps entièrement d’accord avec le cap économique et social macronien. « La bonne nouvelle, explique-t-il dans le livre Retrouver la confiance en l’économie publié en février [2], c’est que globalement ces réformes ont porté des fruits : un million d’emplois nets supplémentaire créés entre 2016 et 2019. Un quart, soit autour de 250.000 emplois, est attribuable à l’effet des réformes selon les estimations de la Banque de France. Avec la baisse du coût du travail via les mesures fiscales et la simplification du droit du travail, les entrepreneurs avaient retrouvé l’envie d’embaucher. Il est essentiel, par- delà le rude choc Covid, de garder le fil de ces progrès collectifs ». Tout un programme que le gouvernement s’attache donc dès maintenant à mettre en œuvre. Quant à vouloir faire croire que c’est ainsi que l’on retrouvera la confiance perdue en l’économie, c’est un peu nous chanter la chanson du serpent Kaa du Livre de la Jungle.
La crise de la Covid n’est pas simplement une parenthèse extrêmement douloureuse. Elle a montré les dégâts qu’avaient produits cette politique sur les services publics, la capacité d’organisation de la puissance publique et sur l’économie en général. Certains parlent de déclassement de notre économie et d’impuissance de l’État. Ils sont aussi le fruit de cette politique effectivement aggravée ces dernières années.
Vouloir repartir sur la même voie, c’est-à-dire comme si de rien n’était, c’est pire qu’une erreur, c’est une faute majeure de politique économique. La priorité ne peut pas être la restauration des profits par la baisse des salaires « grâce » à la pression d’une dégradation de l’assurance-chômage et sa régression en un système d’assistance. C’est vouloir à la fois le beurre et l’argent du beurre : les profits et les débouchés. Et ceci d’autant plus que des secteurs particulièrement moteurs à l’échelle nationale (aéronautique, automobile, tourisme) font face à une remise en cause profonde de leur modèle productif. Comme l’affirme à juste titre l’économiste atterré Michel Husson, « il n’y aura pas de redémarrage de l’économie, ni de retour à une vie "normale" si ne sont pas effacées les cicatrices de la crise sur l’emploi et les conditions d’existence des salariés. Ce sont les pertes d’emplois qu’il faut récupérer, avant les pertes de profit ».
Ailleurs, aux États-Unis et en Asie, on mise prioritairement sur l’impulsion d’un plan de relance par la consommation massive. Comme l’explique le directeur de la recherche du groupe Xerfi, Olivier Passet. C’est une histoire que l’on a déjà connu après la crise de 2008-2009 : celle d’un retard à l’allumage même lorsque les vents sont porteurs. Et cela mine plus surement la croissance potentielle de l’Europe, dit-il, « que les réformes qu’elle n’aurait pas faite ».
Que faire ?
« Hier, aujourd’hui ou demain, pour vous, ce n’est jamais le moment de réformer l’assurance-chômage », a lancé la ministre du Travail au député Stéphane Peu qui osait critiquer son projet.
Au contraire, a commenté l’économiste Michael Zemmour spécialiste de la protection sociale sur Twitter : « Par exemple, ce serait le moment 1) d’étendre largement l’éligibilité, 2) d’allonger la durée d’indemnisation effective au vu du contexte, 3) de donner des vrais droits aux indépendant.e.s comme proposé dans le programme du candidat Macron ».
Et pour sa part, Henri Sterdyniak, souligne, à raison, l’actualité des propositions de réformes de l’assurance-chômage des économistes atterrés : « Rétablir les cotisations salariées à l’Unédic est la première des nécessités. La situation financière de l’Unédic serait rétablie si elle n’avait plus à financer Pôle emploi, et si l’État prenait en charge les coûts induits par le dépassement du taux de chômage d’un certain niveau (à partir de 7% par exemple). Chaque personne privée d’emploi, à la recherche effective d’un emploi à plein temps, devrait avoir droit à une prestation chômage fondée sur le salaire qu’elle touchait quand elle travaillait. Les jeunes à la recherche d’un premier emploi et les personnes en reprise d’emploi devraient avoir droit à une allocation d’insertion (permettant de cotiser pour la retraite). Les chômeurs de longue durée, sans espoir de retrouver un emploi normal, devraient avoir droit à une pension d’invalidité, à une retraite à plein temps ou à un emploi dans une collectivité locale, une association ou une entreprise à but d’emploi (en généralisant l’expérience des territoires zéro chômeur de longue durée). Le droit des syndicats à piloter l’assurance chômage devrait être pleinement assuré ».