Accueil | Chronique par Bernard Marx | 25 janvier 2021

Un mal qui répand la panique

L’épidémie provoque un tel désastre social et économique que nul ne semble à l’abri d’un pétage de plomb. Au point d’accepter la logique de « Soleil Vert ».

Vos réactions
  • envoyer l'article par mail envoyer par mail
  • Version imprimable de cet article Version imprimable

MAD MARX. Prenez l’économiste Gilles Raveaud, successeur, à bon droit admiratif de Bernard Marris dans les colonnes de Charlie Hebdo. Il est animé d’une saine colère contre le sort fait aux étudiants. Du moins aux étudiants qui ne constituent pas la future élite des grandes écoles. Une nouvelle étude de l’Institut des politiques publiques (IPP) vient encore de montrer que l’énorme inégalité sociale de leur recrutement ne recule pas. Elle est systémique. Gilles Raveaud proteste aussi contre l’explosion bureaucratique qui a accompagné le new management public dans les hôpitaux, la recherche ou l’enseignement. Il en résulte une multiplication des emplois et des tâches qui ne servent à rien au détriment même des objectifs de qualité et d’égalité de ces services publics.

 

LIRE AUSSI SUR REGARDS.FR
>>
Les Bouvard et Pécuchet de la crise Covid

 

Et il ne se contente pas de se scandaliser que l’année universitaire soit en réalité probablement déjà terminée. Nul ne sait quand et comment les universités pourront en réalité être en situation de refonctionner. Il préconise des mesures d’urgence autrement plus sérieuses et plus responsables de l’avenir des jeunes et du pays que les aumônes annoncées par Emmanuel Macron. Celles-ci sont si éloignées du « quoi qu’il en coûte » que le journal Les Échos, lui-même, les a qualifiées de « geste mesuré ». Comme l’explique de façon très pertinente Jean Gadrey, un autre économiste très hétérodoxe, de telles décisions « expriment le fond d’une représentation hiérarchique de la société et de ses membres, de ceux qui comptent le plus ou le moins. C’est un "séparatisme de classe" issu de leur mode de socialisation et profondément ancré dans leur "habitus". Et cela explique bien des aspects de leur gestion calamiteuse de la crise sanitaire, en particulier les choix inégalitaires ou discriminatoires de ce qui doit être privilégié ou préservé, et de ce qui peut être sacrifié ».

OXFAM publie ce 25 janvier son rapport annuel sur les inégalités. Il montre que les milliardaires de la planète ont récupéré leurs richesses en un temps record, alors que « des centaines de millions de personnes risquent de basculer dans la pauvreté pendant au moins 10 ans ». Et la France d’Emmanuel Macron et de Bernard Arnaud n’est évidemment pas un cas à part : « Les milliardaires français ont bénéficié d’une reprise exceptionnelle puisqu’ils ont gagné près de 175 milliards d’euros entre mars et décembre 2020, dépassant ainsi leur niveau de richesse d’avant la crise. C’est la troisième plus forte progression, après les États-Unis et la Chine ».

La logique du Soleil vert

Ce n’est pas une raison pour remplacer une discrimination par une autre, pas vraiment plus acceptable. « Notre pays va crever pour sauver ses (très) vieilles et (très) vieux », a pourtant twitté Gilles Raveaud. Et de le justifier, si je puis dire, par cette statistique officielle : l’âge médian des décès est de 85 ans.

Nous avons pourtant été échaudés lors du premier confinement. Déjà, certains avaient prétendu accepter ou justifier la logique de « Soleil Vert » [1]. Parmi d’autres, l’éditorialiste des Échos, Eric Le Boucher, croyait que la sélection darwinienne des morts âgés permettrait de mettre en œuvre pour les autres une stratégie d’immunité collective peu coûteuse au plan économique et humain.

Le philosophe André Compte Sponville en appelait déjà au sens « normal » de la solidarité intergénérationnelle : « Je préfère que les parents se sacrifient pour leurs enfants, comme c’est la règle, que l’inverse ! Qui d’entre nous ne donnerait pas sa vie pour ses enfants ? Qui accepterait qu’ils donnent la leur pour sauver la nôtre ? » Il trouvait inquiétant que l’on puisse « penser que la santé – à commencer par la santé des plus vieux – va devenir à long terme la priorité des priorités ». « Je m’inquiète plus, disait-il, pour notre jeunesse (et pour la dette que nous lui laisserons) que pour ma santé de presque septuagénaire. Je tiens plus à l’indépendance et à la sécurité de l’Europe qu’au prolongement indéfini de l’espérance de vie. Et, ajoutait-il, j’ai plus peur du réchauffement climatique que du Covid-19 ! »

Le triage des vivants et des morts est toujours une plongée abyssale dans un désastre sociétal lui avait répondu en substance son ami, également philosophe, Jean-Pierre Dupuy, par ailleurs tout aussi soucieux du réchauffement climatique.

Rien de neuf donc sous le soleil ? Sauf que les rebonds de l’épidémie, les incertitudes sur l’évolution du virus et les vagues successives de confinement accroissent et rendent plus durables des dégâts économiques et sociaux très inégalement répartis. Au risque que les défenses contre l’inacceptable s’érodent. De ce point de vue, la sortie de route de Gilles Raveaud me semble être un signe plutôt inquiétant.

Rappelons donc au moins trois choses.

D’abord quand on constate que l’âge médian des morts de la Covid est en France de 85 ans, cela signifie que la moitié des morts ont moins que cet âge ce qui fait quand même beaucoup. En fait 40% des morts ont entre 65 et 85 ans. Dira-t-on que ce sont des très vieilles et des très vieux.

Ensuite, que le prétendu sauvetage de l’économie au prix de l’acceptation d’un coût humain sanitaire plus élevé est un leurre et une illusion. Cette stratégie a échoué partout où on a prétendu la mettre en œuvre. Sur cette question, Robert Boyer a, me semble-t-il, tout à fait raison.

La proposition de mettre en place un confinement ciblé des populations âgées se propage à nouveau (par exemple Christophe Brabier ici ou Laurent Bigorgne de l’institut Montaigne ). Ce serait le moyen qui permettrait de « vivre avec le virus ». Elle permettrait de tenir les deux objectifs de ne sacrifier ni les très vieilles et vieux, ni les jeunes.

Mais là encore cela parait largement illusoire : d’une part les personnes très âgées pratiquent déjà largement l’auto-confinement. Et d’autre part, comme l’a expliqué l’épidémiologiste à l’Institut Pasteur, membre du Conseil scientifique, Arnaud Fontanet, « l’illusion serait de croire qu’à partir du moment où on aurait auto-confiné les personnes les plus fragiles et les plus âgées, on pourrait laisser le virus circuler dans le reste de la population. On aurait une épidémie dévastatrice ».

 

Bernard Marx

Notes

[1Ce grand film d’anticipation de Richard Fleischer date de 1973. L’action se déroule en 2022 dans un New York frappé par la pollution, l’épuisement des ressources naturelles, la pauvreté de masse, l’euthanasie plus ou moins volontaire et le recyclage des morts en boite de nourriture « Soleil Vert » pour les vivants.

Vos réactions
  • envoyer l'article par mail envoyer par mail
  • Version imprimable de cet article Version imprimable

Vos réactions

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.