Limoges. Des maisons à colombages, des rues pavées, des cris d’enfants qui s’échappent d’un square, quelques passants qui ne semblent pas pressés. Pressé, il vaut mieux ne pas l’être non plus quand on habite ailleurs. Car Limoges est une cité qui se laisse désirer. On n’y arrive pas en TGV mais en Intercités. Récemment promue ville idéale pour finir ses vieux jours, elle rassure les anxieux de la sécurité, avec un faible taux de crimes et délits.
Techniques simples
C’est pourtant là, dans un café du centre historique, que l’on retrouve Angel, formatrice d’autodéfense féministe, un soir pluvieux de mars. Elle a passé l’après-midi au Planning familial, dont elle était l’unique salariée – en contrat aidé – avant que son poste ne soit supprimé. Les bras recouverts de tatouages qui débordent aussi de son décolleté, la jeune femme souligne de son propre chef : « On en profite souvent pour me faire des réflexions sur mes seins ».
Au rez-de-chaussée de l’Espace El Doggo, un bistrot à l’ancienne qui ne paye pas de mine, avec son flipper qui attend les habitués à l’entrée, Angel déambule en sirotant un coca-cola. Les participantes n’arriveront que dans trois quarts d’heure. Depuis trois ans, elle donne des cours au sous-sol, dans la salle de concerts. Je patiente aussi, titillée par une petite inquiétude. Avec une tendinite récalcitrante et les cervicales fracassées, je crains que mon corps ne réponde pas tout à fait aux critères pour apprendre à faire des clés de bras. Ceci dit, on se rassure comme on peut. Ni tonique ni athlétique, Angel n’a pas non plus le profil-type de la prof d’arts martiaux. Plutôt rassurant.
Et son discours l’est tout autant : « Avec un travail sur ses émotions, on peut désamorcer 95 % des agressions sans avoir besoin de se servir de son physique », affirme-t-elle. C’est-à-dire ? « Le langage du corps nous trahit. Quand on a peur, on se recroqueville et on a le regard qui fuit. Il suffit parfois de travailler là-dessus pour que la situation ne bascule pas. » Comme ça ne marche pas à tous les coups, elle enseigne aussi des techniques corporelles très simples pour immobiliser son agresseur. Mais rien à voir avec un sport comme le Kravmaga, qui apprend à viser les points vitaux pour tuer quelqu’un.
Apprendre à réagir
La cinquantaine toute menue, le cheveu court et l’allure raide, une femme s’approche, attirée par l’annonce de ce cours lue dans le journal local, mais pas complètement sûre de vouloir rester. « Je suis juste venue voir comment ça se passe, mais j’ai trop mal au dos pour participer. » Angel a l’habitude : « J’ai trois disques vertébraux bousillés et ça ne m’empêche pas d’être formatrice », réplique-t-elle sans réfléchir. Vrai ou faux, peu importe, la phrase fait son petit effet.
Une adhérente du Planning familial se présente, plus détendue. Ce jour-là, celles qui viennent régulièrement ont prévenu de leur absence. Pour les présentes, qui arrivent au compte-gouttes, c’est une première. La séance commence donc par un tour de présentation. Chacune vient chercher quelque chose, mais aucune ne sait vraiment à quoi s’attendre. « Je viens là pour apprendre à me défendre plutôt qu’à attaquer comme j’ai l’habitude de le faire quand un mec me prend la tête », souffle Marie, qui semble à peine sortie de l’adolescence, avec l’air sur le qui-vive des écorchés. Ça tombe bien, « on n’apprend absolument pas, ici, à attaquer les gens », rebondit Angel.
Encore faut-il préciser que la rage n’est pas – et de loin – la réaction la plus fréquente. « Quand on se fait agresser, le cerveau lance l’alerte au corps, protège ce qui est vital et coupe tout ce qui ne l’est pas. Autrement dit, les bras et les jambes. Ce qui explique qu’on reste paralysé. Le rythme cardiaque s’accélère et la crise d’angoisse se déclenche. On pleure, on tremble, on saigne du nez… », explique la formatrice. Elle poursuit : « Pour surmonter la tétanie et réactiver la machine, il faut respirer par le ventre. On inspire par le nez, on expire par la bouche. C’est la base de l’autodéfense ».
Boîte à outils
Les exercices s’enchaînent. On se redresse, on trouve son point d’équilibre, on adopte une démarche bizarre sans se soucier du regard des autres, on évite d’avoir le regard fuyant… Mais pour arrêter les importuns, il en faut parfois plus. « Comment on crie, techniquement ? », interroge Angel qui propose un jeu de rôle avec des agresseurs et des agressés. D’abord, on s’insulte : « Toutes les insultes sont autorisées, y compris sexistes, racistes et homophobes. On débriefe après ». Les « casse-toi », « connasse », « sac à merde », « fils de pute » sortent difficilement, entrecoupés de silences. Et pour cause : on réfléchit à ce qu’on crie. Et en plus, on a toutes les chances d’énerver l’autre. Donc on oublie, c’est contre-productif. « Par contre, crier est utile. Pour poser les choses, donner l’alerte et lâcher la tension. »
Angel expose les outils : fuir, répéter « Je ne veux pas », surligner ce qui est en train de se passer (« Vous me suivez, je vous demande d’arrêter »), rappeler la loi, prendre à partie des personnes de l’entourage, tourner en ridicule la situation, etc. Bien que faux, l’adage « Qui ne dit mot consent » est un poison qui se nourrit de l’absence de réaction face au danger. Contrairement à une idée reçue, faire l’autruche encourage l’agresseur à passer à l’acte.
Pas à pas, la formatrice déconstruit les clichés qui alimentent la peur, à commencer par le fantasme de l’inconnu tapi dans l’ombre d’une ruelle glauque : « Dans les chiffres, qui ne tiennent pas compte du harcèlement verbal, les agressions sexuelles et sexistes sont plus courantes la journée que la nuit. Et l’immense majorité des agresseurs sont des personnes que l’on connaît et que l’on croise sur des trajets habituels. » Il est 22 heures. Agnès, qui était arrivée sur la pointe des pieds, a l’enthousiasme de quelqu’un qui se sent déjà plus légitime à affirmer ses choix et ses désirs. Mais pour s’initier aux techniques d’immobilisation, elle devra revenir.