Le 14 avril 2021, la justice a définitivement jugé que Kobili Traoré était privé de discernement au moment de son acte. Depuis, l’institution essuie de virulentes critiques pour s’être rendue, aux yeux d’une large part de l’opinion, coupable d’un « déni de justice ».
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Compte tenu de l’indignation compréhensible suscitée par cette décision, il semble utile de chercher à comprendre les raisons qui ont pu conduire la plus haute juridiction judiciaire à déclarer le meurtrier de Sarah Halimi irresponsable pénalement et à priver les victimes d’un procès ; que cette indignation serve à un dialogue entre les citoyens et la justice qui est rendue en leur nom.
Trois points cristallisent les critiques.
D’abord, il serait incohérent d’admettre, d’une part, le caractère antisémite du meurtre tout en reconnaissant, d’autre part, qu’il a été l’œuvre d’une personne dont le discernement était aboli au moment des faits.
Pour le droit pénal, il n’y a là aucune incohérence, ni mépris pour les victimes.
Au contraire, cette apparente contradiction s’explique par l’intérêt croissant de la justice pour les victimes. En effet, depuis 2008, lorsqu’une juridiction pénale déclare un individu irresponsable, elle doit tout de même qualifier les faits comme ils auraient dû l’être s’ils avaient été commis par une personne capable de discernement. C’est à cette condition que le procès pénal accompli son rôle à l’égard de la victime, en la reconnaissant comme telle et en exprimant publiquement que, s’il a été déclaré pénalement irresponsable, l’auteur n’en a pas moins commis des faits graves. C’est notamment ce qu’a rappelé à la Cour de cassation l’Avocate générale.
Ici, la cour d’appel de Paris a d’abord considéré que l’auteur des faits était, au moment de l’acte, privé de discernement avant, comme la loi le lui impose, de qualifier l’infraction comme elle l’aurait été s’il y avait eu un procès.
Mais les deux étapes du raisonnement sont successives et autonomes : lorsqu’elle a envisagé le caractère antisémite de l’acte, la cour avait déjà, au préalable, constaté que l’auteur était irresponsable pénalement (rappelons qu’il est rare que les juges reconnaissent l’abolition totale du discernement d’un mis en examen).
Cette décision est conforme aux éléments des expertises psychiatriques, lesquelles emploient des expressions différentes mais s’accordent pour retenir que la religion de la victime a amplifié les effets d’une bouffée délirante préexistante. Selon une expertise, l’auteur était « au moment des faits, du fait de la prégnance du délire, un baril de poudre. Mais […] la conscience du judaïsme de [la victime] a joué le rôle de l’étincelle ». Dans son délire, elle devenait le diable.
Image glaçante, certes, qui ne peut faire oublier qu’elle est causée par un délire total.
Ensuite, cette décision serait incompatible avec le fait que la consommation d’alcool ou de drogue devrait être une circonstance aggravante.
Depuis 2007, l’agissement sous l’empire de stupéfiants ou d’alcool est une circonstance aggravante de certaines infractions.
Toutefois, le procès pénal obéit à une chronologie fondamentale à laquelle il ne peut se soustraire. Schématiquement, le raisonnement se tient en trois temps. La responsabilité de l’accusé est d’abord envisagée puisque, s’il n’est pas responsable de ses actes, il ne sera pas jugé : « On ne juge pas les fous » [1]. Ce n’est que si l’accusé est responsable pénalement que l’infraction peut lui être imputée et, enfin, que la peine peut être fixée.
Cette méthode du procès pénal en garantit l’intégrité et l’efficacité. Pour simplifier, on peut donc retenir que la question des circonstances aggravantes ne se pose qu’au moment de la détermination de la peine encourue dont elles viennent augmenter le quantum.
Ainsi, les circonstances aggravantes n’entrent en compte que pour les personnes douées de discernement, c’est-à-dire celles qui sont véritablement capables d’expliquer tout ou partie de leur acte.
Enfin, certains estiment que la personne dont le discernement a été aboli, notamment par le cannabis, doit être tenue responsable pénalement car cette consommation est volontaire.
Nous l’avons dit, il résulte tant de la loi que de la jurisprudence que lorsque le discernement est aboli la responsabilité pénale ne peut être retenue, et ce, quelle que soit la cause de cette abolition.
Ainsi, pour juger que la consommation volontaire de cannabis – parce qu’elle est, en elle-même, fautive – rendait l’auteur responsable de ses actes en dépit de l’effet qu’elle avait eu sur son état psychique, la Cour de cassation aurait été contrainte de dépasser son office et de remettre en cause des principes fondamentaux du droit pénal.
Or, cette dernière est chargée d’appliquer la loi, non de la créer. Surtout, la question de l’irresponsabilité pénale dans ces conditions particulières ne fait consensus ni parmi les juristes, ni parmi les psychiatres. Il s’agit d’une véritable question de politique pénale et il apparaît sain, dans une démocratie, que la réponse à une question aussi sensible résulte d’un débat parlementaire et non d’une décision de justice.
En effet, seul le législateur a le pouvoir de modifier une conception historique de la responsabilité pénale, à charge pour lui d’interroger l’impact d’une telle modification dans l’ordre juridique et social.
En faisant elle-même un tel choix, la Cour de cassation aurait pris le risque, au mépris de toute forme de sécurité juridique, d’adopter une solution contraire à celle que le législateur pourrait adopter dans les mois à venir.
Car deux propositions de loi ont d’ores et déjà été déposées afin d’écarter l’irresponsabilité pénale en cas d’abolition du discernement consécutif à une intoxication volontaire. Et une mission, composée de juristes et de médecins, a été chargée, en juin 2020, par la ministre de la Justice de réfléchir à cette question, dans tous ses aspects.
On comprend finalement que la Cour de cassation ne disposait pas d’une grande marge de manœuvre.
En outre, précisons que le cas de M. Traoré est tout à fait particulier et, fort heureusement, d’une extrême rareté : en effet, dans cette affaire, il semble que le meurtrier de Sarah Halimi soit entré dans une crise délirante – dont les experts n’ont pu déterminer précisément si elle était due à la consommation de cannabis sur le long terme ou à une pathologie mentale associée – dans les quelques jours précédents le meurtre. Il a ensuite consommé du cannabis. Mais, si cette consommation n’a fait qu’aggraver le processus délirant déjà à l’œuvre, elle a pourtant pu être pensée par l’auteur comme un moyen de calmer une angoisse grandissante liée à la bouffée délirante.
Qui plus est, même si cet élément est de moindre importance, si le meurtrier de Sarah Halimi consommait, certes, du cannabis depuis de nombreuses années, il n’avait jamais déliré auparavant et ignorait, comme la plupart des consommateurs, que cette consommation pouvait induire un tel délire. M. Traoré ne semblait pas avoir eu conscience que le cannabis pouvait s’inscrire dans une progression violente.
Autrement dit, au-delà du droit applicable, la question posée aux juges dans cette affaire était bien plus complexe que les critiques ne veulent l’admettre. Dans la plupart des situations qui les inquiètent, la responsabilité pénale serait retenue : dans le cas par exemple de celui qui a fomenté un projet criminel et a, ensuite, consommé des substances ayant aboli son discernement afin de se donner le courage de réaliser son crime ou de se mettre dans un état psychologique permettant sa réalisation. Il en irait sans doute de même de celui qui a consommé des drogues en ayant conscience qu’elles provoqueraient un comportement à risque voire la commission d’une infraction.
La question qui est mise dans le débat public est donc la suivante : est-il légitime ou nécessaire que, sur la base d’une affaire qui fascine parce qu’elle est inédite, le législateur s’attaque aux principes fondamentaux et historiques de la responsabilité pénale pour mettre en prison des personnes atteintes de maladies mentales graves que la médecine pénitentiaire ne peut traiter ?
C’est en tout cas celle que beaucoup de juristes se posent, dans un contexte où de nombreux principes de la procédure pénale et du droit pénal sont critiqués sans être articulés avec les droits et libertés fondamentales qu’ils ont pour fonction de protéger.
Hugo Partouche, spécialiste du droit pénal
Luca Bordas, élève-avocat