Des ateliers réservés aux femmes noires. Voilà ce qui a mis le feu aux esprits au printemps dernier. Le collectif Mwasi – qui signifie « fille » ou « femme » en lingala, langue parlée en République démocratique du Congo – était alors dans les préparatifs du festival « afroféministe » Nyansapo accueilli cet été par la ville de Paris. Et les organisatrices avaient prévu de mettre en place quelques espaces de discussion non-mixtes.
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En deux temps, trois mouvements, la polémique a enflé. Première à s’enflammer, la fachosphère. Puis à son tour, la Licra a dénoncé un festival « interdit aux Blancs », qui se complairait selon SOS Racisme « dans la séparation ethnique ». Comme à son habitude, l’essayiste Caroline Fourest s’est pour sa part attaquée à « un féminisme communautaire, simpliste et dangereux », tandis qu’Élisabeth Lévy, rédactrice en chef du journal Causeur, a déploré « une façon raciste d’aborder l’antiracisme ». Plus étonnant, l’élue socialiste Anne Hidalgo s’en est mêlée. Ainsi la maire de Paris a-t-elle menacé de contacter le préfet de police pour faire interdire l’événement. Avant de rétropédaler. « C’est bien la première fois qu’une élue de gauche parle d’interdiction de réunions non-mixtes, dont on sait qu’elles devaient se tenir dans un espace privé », s’étrangle la politologue et militante Françoise Vergès.
L’an passé, à Reims, un séminaire de formation à l’antiracisme baptisé Camp d’été décolonial, réservé « aux personnes subissant à titre personnel le racisme d’État en contexte français », avait déjà fait couler beaucoup d’encre. À l’Assemblée, interpellée par le député Bernard Debré, l’ancienne ministre de l’Éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem avait dénoncé « une vision racisée et raciste de la société qui n’est pas la nôtre ». Ajoutant : « Ces initiatives sont insupportables parce qu’au bout de ce chemin-là, il n’y a que le repli sur soi, la division communautaire et le chacun chez soi ».
Une rupture symbolique et théorique
Est-ce parce que cette non-mixité est désormais revendiquée par des groupes « racisés » qu’elle dérange autant ? Ou bien parce que la France est allergique aux revendications identitaires et aux outils qu’elles se donnent ? Autrement dit, est-ce une spécificité hexagonale que de critiquer, au nom de l’universalisme républicain, la stratégie de l’entre-soi ? Une chose est sûre, le procédé ne laisse pas indifférent.
En 2016, quand des féministes ont mis en place des commissions non-mixtes sur la place de la République, pendant la Nuit debout, les associations féministes – hormis Ni putes ni soumises – se sont montrées solidaires. Mais d’aucuns ont quand même eu du mal à le digérer, à commencer par Le Figaro qui leur a consacré un article titré « Nuit debout : quand les hommes "blancs" et "cisgenres" [le contraire de transgenre] se font exclure », suspectant cette initiative de sexisme à l’envers doublé de racisme anti-blanc. « À l’heure actuelle, les tensions se focalisent sur les musulmanes et les femmes de couleur, mais d’autres groupes ont subi les mêmes accusations de particularisme, d’entre-soi et de communautarisme », souligne l’historienne Michelle Zancarini-Fournel.
De telles attaques n’ont en effet rien de nouveau. Dans les années 1970, le MLF décide que ses assemblées générales seront non-mixtes pour s’épargner les remarques sexistes, les insultes et autres tentatives d’intimidation, et pour éviter que les hommes ne monopolisent la parole dans ces réunions. « Quand elle a été inventée dans les années 1970, la non-mixité du MLF a choqué l’ensemble de la société, y compris les féministes de la génération précédente », se souvient la sociologue Christine Delphy. « Car la non-mixité est la conséquence d’une rupture théorique qui remet en cause les analyses antérieures sur la subordination des femmes. Avec le MLF, il n’est plus question d’une "condition féminine" dont tous, femmes et hommes confondus, nous pâtirions également, mais de l’oppression des femmes », écrivait-elle dans Le Monde diplomatique en 2004.
Alors que des hommes pouvaient auparavant se dire féministes, ce terme se trouve dès lors réservé à celles qui font l’expérience de l’oppression dans leur chair. Pour pouvoir revendiquer l’étiquette, il ne suffit plus de compatir, il faut pâtir soi-même des inégalités de sexe. Dans les manifestations, s’affichent avec humour, souvent, des mots pour le dire : « Ne me libérez pas, je m’en charge », « Une femme a autant besoin d’un homme, qu’un poisson rouge d’une bicyclette », etc. Au début, ces groupes non-mixtes suscitent donc l’incompréhension, même à gauche. Certains leur reprochent notamment de mettre en avant une cause particulière et d’affaiblir la lutte des classes.
« Les revendications spécifiques des féministes ont été très longtemps mises sous le boisseau dans les partis et les syndicats. Le Parti communiste, par exemple, a eu du mal à prendre en compte les revendications spécifiques des femmes », ajoute l’historienne Michelle Zancarini-Fournel. Néanmoins, contrairement à aujourd’hui, la première Coordination des femmes noires ne soulève pas tant de débats lors de sa création en 1978. « Ça ne "comptait" pas. Elles n’ont pas rencontré d’hostilité ouverte, mais une indifférence », relève Françoise Vergès. Ces Africaines et ces Antillaises qui ne se reconnaissent pas dans le MLF ne parviennent pas à faire entendre leur voix.
Un problème français ?
La crainte de la non-mixité politique n’est pas une spécificité française. Dans les années 1960, les mouvements séparatistes noirs aux États-Unis essuient déjà des critiques qui ne se sont pas éteintes depuis. Quand le SNCC, coordination d’étudiants non-violents, dit à ses membres blancs qu’ils ne sont plus les bienvenus, il provoque des réactions indignées. Son chef, Stokely Carmichael, lance le slogan « Black Power » qui devient le nom d’un mouvement très vite diabolisé par les conservateurs, lesquels insistent sur son « radicalisme excessif », comme le rappelle l’historienne Caroline Rolland-Diamond dans Black America. « La non-mixité comme signe d’un questionnement de l’ordre social, avec pour objectif la justice sociale, qui est donc le fait de minorités, a toujours et partout été perçu comme menaçante », affirme Françoise Vergès.
Il n’empêche que la France occupe une place à part. La réprobation contre les mouvements non-mixtes y est portée par des milieux qui se veulent progressistes. Elle s’articule à la défense d’une laïcité fermée ainsi qu’à la dénonciation du multiculturalisme, et trouve sa caution théorique et politique dans un discours sur l’égalité républicaine. Des valeurs, une histoire, une culture lui servent de toile de fond : « L’insistance nouvelle sur la mixité, qui relève pratiquement de l’injonction, est très française. Elle est aussi plus affirmée dans ce pays à cause d’une idéologie qui voudrait faire croire que la non-mixité est un danger pour "l’universalisme des Lumières" et qu’elle déboucherait inévitablement sur des déviances dites communautaristes », ironise Françoise Vergès. « Ces problèmes se posent sous des formes plus exacerbées en France car il existe un universalisme plus fort en terme d’idéologie dominante », reconnaît l’historienne Danielle Tartakowsky. Et à sa manière, elle en est l’héritière. « Les mouvements non-mixtes sont l’illustration d’une déliquescence du sens commun, c’est-à-dire du politique. Donc j’y suis hostile philosophiquement et politiquement », estime-t-elle.
D’ailleurs, Danielle Tartakowsky a eu l’occasion de s’y confronter du temps où elle était présidente de l’université Paris-8. Un groupe d’étudiants de cette faculté implantée à Saint-Denis (93) avait monté un « collectif non mixte racisé », avec le soutien de quelques professeurs parmi lesquels la sociologue Nacira Guénif-Souilamas, lors du mouvement contre la loi Travail de Myriam El Khomri. Opposée à la tenue d’ateliers baptisés « Paroles non-blanches », Danielle Tartakowsky garde de cette confrontation un souvenir amer : « L’université est par excellence le lieu qui doit permettre d’échanger et de créer du sens commun. Elle n’a pas à abriter des mouvements non-mixtes. La notion de mixité est vieillie, mais le fait de débattre ensemble, ce qui suppose d’être deux qui s’écoutent, est fondamental. Quand il n’y a plus de dispute au sens de Marivaux, c’est mortel pour un universitaire », juge-t-elle.
L’épouvantail de « l’identité »
Mais force est de constater qu’il est des espaces non-mixtes qui dérangent plus que d’autres. Les assemblées d’hommes qui sont encore la norme dans le monde de l’entreprise, comme en de nombreux endroits, ne suscitent pas l’indignation. C’est que l’universel qui se veut indifférent au genre comme à la couleur de peau n’est neutre qu’en apparence. Au pays de la philosophe Élisabeth Badinter, qui estime qu’« on a toujours intérêt à mettre en avant nos ressemblances plutôt que nos différences », le modèle masculin, blanc, hétérosexuel persiste en effet à imprégner le tissu social. Du coup, seules les populations qui perturbent cet ordre dominant sont sommées de s’ouvrir à la différence.
À l’évidence, cette injonction ne s’applique pas à tous. « Les catégories d’individus ne sont pas toutes considérées sous les mêmes auspices. Quand vous menez des recherches sur les femmes, on vous reproche de travailler sur un groupe "particulariste", mais on ne s’en offusque pas quand vous choisissez un objet d’étude comme les chrétiens ou les gaullistes », relate Michelle Zancarini-Fournel. « Personne n’aurait le toupet de vouloir interdire des réunions de toxicomanes anonymes au motif que les personnes qui ne se droguent pas n’ont pas le droit d’y aller ! », renchérit Philippe Mangeot, ex-président d’Act Up et co-auteur du film « 120 battements par minute ». En revanche, quand un de ses amis a décidé de constituer à l’intérieur un sous-groupe de gays, pas sûr que l’initiative ait recueilli la même adhésion. Pourtant, explique Philippe Mangeot, « la structure même de l’échange de la parole dans ces réunions fait que ce copain n’avait pas envie de soupçonner la moindre homophobie chez les autres. Dans ce cas, renoncer à la mixité représente la condition d’un échange juste et fécond. »
La non-mixité des réunions syndicales ne choque plus personne non plus, alors que selon Francis Dupuis-Déri, professeur québécois en sciences politiques, elle rappelle le principe de certains rassemblements féministes : « Dans une assemblée syndicale, on n’invite pas le patron pour voter avec nous ! » Quoique réprimée à ses débuts, l’idée a fait son chemin et s’est imposée comme une évidence à mesure qu’elle s’institutionnalisait. « Quand on est membre d’un syndicat, on ne met pas en avant une identité syndicaliste. Or c’est ce mot d’"identité" qui représente aujourd’hui un épouvantail en France », analyse aussi Philippe Mangeot. Surtout, dans le climat actuel, quand il est revendiqué par des femmes « racisées ». Que beaucoup se gardent d’essentialiser leur identité, rappelant que celle-ci s’est construite dans une relation de domination, ne suffit pas à atténuer l’accusation de racisme à l’envers.
Quel espace commun ?
« L’exclusion des femmes comme sujets politiques s’aggrave ici du fait que s’y ajoutent des revendications propres aux minorités de couleur », résume Michelle Zancarini-Fournel. Dans les pays anglo-saxons qui revendiquent leur multiculturalisme, la question de la non-mixité se pose en toute logique de manière moins aiguë. Cette différence est d’ailleurs assumée en France, au point que le modèle américain fonctionne ici comme un repoussoir : on peut être fasciné par le côté romanesque de Malcolm X et rejeter en même temps le « communautarisme » des États-Unis.
Pour Danielle Tartakowsky, « l’universalisme conserve sa pertinence, à condition de le repenser fondamentalement et de partir des différences pour penser ce que les hommes et les femmes ont en commun ». Reste à savoir comment créer cet espace commun capable d’abriter des identités plurielles. « La non-mixité doit être envisagée pour ce qu’elle est, c’est-à-dire un moyen et non pas une fin en soi, qui doit en tous les cas se conjuguer avec des moments de luttes communes », avancent Stefanie Prezioso, professeure à l’université de Lausanne, et Audrey Schmid, déléguée syndicale, dans la revue suisse Solidarité(s). Pour mémoire, on oublie souvent qu’aux États-Unis, dans la seconde moitié du XXe siècle, le mouvement Black Power, considéré comme extrémiste et dangereux, a aussi été capable de créer des coalitions interraciales dites « arc-en-ciel ». À Chicago, il s’était allié à des étudiants blancs et des Portoricains pour militer contre les inégalités socio-économiques. Resserrer les rangs à certains moments, les rouvrir à d’autres ? Une subtile question de dosage.