Il faudra un jour dresser le bilan de ce que cette crise a permis de (re)découvrir, de ce qu’elle a dévoilé de nos sociétés et de leurs conflits. L’incompétence de nos gouvernants, l’ignorance des prétendus experts, l’impunité de certaines pratiques policières, l’abandon du service public, l’existence de travailleurs nécessaires, etc. La liste est longue de ce qu’on ne peut plus ne pas voir.
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S’il existe bien un monde d’après, c’est celui où l’aveuglement n’est plus possible, et où l’ignorance est un choix qu’il faudra assumer. Qu’on nous permette pourtant d’insister sur la triste banalité de cette crise.
Il existe en effet deux catégories d’individus pour lesquels cette période a confirmé que l’extraordinaire peut devenir routinier. Ceux qu’on appelle confusément toxicos et migrants illustrent, à leur façon, à quel point cette crise n’en a pas été une.
Pourquoi rapprocher deux groupes si distincts ? Hormis une proximité géographique décidée par certains, peu de choses semblent rassembler ces groupes qui n’ont que la rue en commun. Et pourtant.
La rue et le mépris en commun
L’anti-crise que ces groupes ont traversée, tout d’abord. Quand une vie est définie par le mouvement, par l’incertitude du futur immédiat, par la pression constante de toutes les institutions, par l’exclusion sociale permanente et par la précarité sanitaire, alors le Covid n’est pas une crise – c’est la continuité d’un état de fait. Qu’on se le dise avec honnêteté : tout ce qui a rendu cette période si insoutenable et si traumatisante pour les Français fournit le quotidien aux êtres qui reçoivent leur mépris. Être contrôlé pour la seule raison qu’on est dehors, manquer de denrées élémentaires, faire l’expérience d’un isolement subi, douter de sa propre santé, être perçu comme une menace sanitaire pour autrui : ce sont quelques uns des marqueurs de la vie du tox et du migrant.
D’où une seconde proximité : le mépris. Certains préféreront parler d’ignorance, d’indifférence à l’égard d’une situation « devenue ingérable ». Qu’ils soient vite détrompés : il est des situations où l’indifférence est un mépris. Face à des êtres traînés d’un bout à l’autre du périphérique parisien depuis des années, face aux tentes arrachées à l’aube en plein hiver, face à l’interdiction de distribution alimentaire « pour cause de désordre », face à la rue, aucune indifférence n’est tolérable. Ces deux catégories sont bien unies par le mépris silencieux que nos sociétés leur portent.
Il n’y a donc jamais eu de crise. Ou il n’y a eu de crise que si l’on reconnaît que certaines vies sont toujours en crise – sans jamais mériter notre attention, semble-t-il. Ces deux groupes se rejoignent par le mépris et par l’insupportable exclusion qu’on ne veut pas voir. Ceux qu’on appelle confusément tox, drogués, camés, réfugiés, migrants, exilés sont à la fois trop voyants et invisibilisés.
Ce sont les angles morts de nos sociétés . Comme un angle mort, ils sont décrits comme une menace, comme ce danger qu’on ignore mais qui s’approche. Comme un angle mort, ils témoignent de ce que l’on refuse de voir, de ce pour quoi on n’a pas le temps : l’échec des politiques sanitaires et sociales, le mépris des droits de l’homme, l’inutilité des politiques policières et carcérales, la production de groupes exclus, etc. Comme des angles morts, enfin, personne ne veut ni ne pense à les regarder. Le tox et le migrant ont ceci de commun que la société voudrait qu’ils n’existent pas, qu’ils ne soient pas visibles.
Exister comme problème
On ne saurait nier une seule seconde les troubles et le malaise que connaissent ceux qui les côtoient au quotidien. Minimiser ou amplifier les dérangements, les violences, les « problèmes de riverains », c’est se tromper de débat. Car le tox et le migrant ne gênent pas tel ou tel quartier. C’est tout notre monde qu’ils mettent face à ses échecs. Et notre monde le leur rend bien : il les déplace où on ne les voit pas, il les laisse errer dans les quartiers déjà méprisés.
À Paris comme partout ailleurs, c’est leur simple existence qui pose problème. Nos sociétés, comme d’autres avant, acceptent ainsi que certains êtres humains existent en tant que problème (comme le démontre W.E.B Du Bois dans Les âmes du peuple noir. Qu’ils soient violents ou inactifs, demandeurs d’emplois ou mendiants, à la rue ou mal logés, bruyants ou shootés, isolés ou attroupés, rien ne semble les rendre acceptables.
Insistons donc sur la différence qu’il y a entre avoir et être un problème. Quand on a un problème, on s’en débarrasse, on trouve des solutions. Mais quand on est le problème, doit-on disparaître ? Toutes les actions et propositions politiques semblent confirmer cette distinction. L’État, depuis des décennies, traite le toxico et le migrant comme des problèmes dont il devrait se débarrasser. Aussi les politiques s’estiment-ils dispensés de leur assurer les droits plus élémentaires (sûreté de la personne, accès aux soins, protection contre les traitements dégradants, nourriture, logement, etc). Il est donc logique que les fonctions étatiques les plus banales aient été déléguées à d’innombrables associations surmenées. Ainsi, tel riverain qui croise un tox qui se shoot en voudra aux centres de Réduction des risques. Ainsi, on dénoncera celles et ceux qui encouragent les migrants en leur fournissant des tentes. Situation ironique, où aider son prochain revient à attiser un problème. Car on n’aide pas un problème…
Il existe donc une certaine proximité entre le tox et le migrant – c’est celle d’exister en tant que problème. On les dit omniprésents, sans jamais reconnaître leur existence.
Hypocrite abandon
Qu’on n’aille surtout pas croire que l’État a abandonné les usagers de drogues et les étrangers à la rue. Une caricature du néo-libéralisme voudrait qu’il signifie un retrait de l’État. Mais pour le tox et le migrant comme pour tout, l’État néolibéral ne s’est jamais retiré : il s’est déplacé. Pour les soins, le logement d’urgence, l’alimentation, on ne le croise pas. Il délègue, subventionne, coordonne, voire il encourage avec insolence. Il existe en revanche un domaine où l’État n’a jamais délégué, un champ dont le monopole lui est si cher – celui de la répression, de l’incarcération, du contrôle et de la violence (comme l’explique Loïc Wacquant dans La fabrique de l’Etat néolibéral). Pour l’État moderne, il n’y a pas d’usager de drogue ou d’étranger à la rue : il y a des tox et des migrants qui ne méritent que la police. Quand on gaze les points d’eau, quand on évacue d’une porte de Paris à l’autre, quand on n’a que la répression à proposer, c’est qu’on a remplacé des êtres humains par des problèmes.
Que la société montre son mépris à leur égard – et nos gouvernants l’écoutent avec attention.
La situation du tox et du migrant est donc éminemment politique. Et le silence de nos politiques – de tous bords - est significatif. On n’est silencieux que devant un problème qui gêne, un problème qu’on connaît mais pour lequel on n’a pas de solution. Mais surtout, l’apparent silence de nos politiques cache des actions bien concrètes. Ainsi, certains évoqueront le « problème des migrants » ou le « problème des drogues », se donnant l’apparence du courage et de la lucidité. Mais ces formules recouvrent des recettes vagues, répressives et inefficaces – gérer « l’insécurité » qu’on dira croissante, contrôler l’immigration, en finir avec la « saleté » des rues, mettre fin au « pouvoir des dealers »…
Bref, rien de nouveau pour les damnés de la rue – même en temps de crise. A cet égard, l’inaction et le silence de la gauche sont troublants. La mouvance politique définie par la lutte contre l’exclusion sociale et la défense des opprimés semble partager l’indifférence de notre société. Soyons honnête - on n’a rien à attendre des forces conservatrices quant au tox et migrant. Mais il est grand temps que nos sociétés réapprennent à voir l’humain derrière ces êtres problématiques.