L’exercice est difficile : écrire sur un ami qui vient de mourir. Les écueils sont nombreux : l’hagiographie, l’enfilement d’anecdotes trop personnelles ou de souvenirs que nous aurions du mal à faire partager, débordé par une émotion que l’on se doit de contenir. L’hommage ne doit pas non plus être sinistre ; Marcel Trillat, bon vivant, aimait accueillir, recevoir et partager, particulièrement autour d’un plat et autour d’un verre – ou plutôt, pour être plus précis, autour de plusieurs plats et de plusieurs verres. Pour rendre compte d’une vie passionnée et d’une carrière très riche, sans doute faut-il alors tenter ce qu’il pratiquait dans son métier, la rigueur et l’empathie. Marcel Trillat, né en 1940, était un journaliste de haute tenue, un syndiqué exemplaire, un communiste unitaire, un ami généreux.
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Cet acteur d’une information libérée des contraintes de l’argent, d’une information rigoureuse, partagée et émancipatrice, était aussi le témoin d’un siècle ravagé par les guerres. Combattant de la Première guerre mondiale, son père, agriculteur, fut un militant pacifiste et socialiste dont la ferme accueillit pendant la Seconde guerre mondiale différents maquis ainsi qu’une famille juive. Pour des questions politiques, Marcel se heurta un temps violemment à son père – ce dernier, à l’instar de la majorité de la SFIO, celle de François Mitterrand et de Guy Mollet, était favorable à l’Algérie française. Marcel n’aimait pas cette guerre-là, ni cette gauche-là. L’opposition à la guerre d’Algérie, alors qu’il était élève-instituteur, est une matrice fondamentale dans l’engagement politique et professionnel de Marcel Trillat. Il y puisa une grande partie de son antiracisme et jamais, des guerres coloniales aux mobilisations pour les travailleurs sans-papiers et les migrants, il ne toléra une quelconque concession au racisme et à l’antisémitisme. Rappelons qu’il fut le premier journaliste français à évoquer les noyades d’octobre 1961 aux informations télévisées, en 1981, au moment où l’audiovisuel publique, grâce à l’arrivée de la gauche au pouvoir, profitait d’une belle et brève embellie. En 1991, alors que l’armée américaine bombardait l’Irak, sa haine de la guerre et des déferlements de propagande qui lui sont inévitablement liée, son goût de la vérité également, l’amenèrent à dénoncer en direct les manipulations médiatiques de grande ampleur. Son intervention courageuse se fit remarquer par un large public et provoqua l’hostilité de sa direction, au sein de la rédaction d’Antenne 2.
Journaliste exemplaire et respecté au-delà du vaste cercle de ses amis et camarades, Marcel Trillat vit un de ses premiers reportages, le si émouvant Premier Mai à Saint Nazaire (1967) co-réalisé avec Hubert Knapp, interdit d’antenne, avant d’être lui-même exclu de la télévision pour fait de grève en 1968, avec des dizaines d’autres journalistes. Il rejoignit à nouveau l’audiovisuel public en 1981, après l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République et il y travailla jusqu’à la fin des mandats syndicaux que la CGT lui avait confié, en 2006. C’est à la fin de sa carrière de journaliste qu’il a entamé un nouveau parcours, celui de documentariste filmant les classes populaires, les prolos et les femmes précaires, les ouvriers virés de leurs usines et les femmes et les hommes sans papiers errant dans la rue et dans les couloirs des administrations – ou se planquant. Son regard humaniste et sa culture politique l’ont toujours amené à privilégier les émancipations individuelles et les mobilisations collectives.
Marcel Trillat était un homme de gauche, profondément et définitivement à gauche, rationaliste et humaniste, souhaitant et arrivant à dialoguer avec toutes et tous et se méfiant des anathèmes.
Sa sincérité et son exigence morale, Marcel Trillat les a également exercé contre lui-même. Je me souviens lui avoir montré un film auquel il avait participé Le Frein ou la fleur carnivore (1970), film de la CGT se situant alors sur une ligne très anti-gauchiste. Marcel avait oublié ce documentaire, son visionnement l’affligea au point qu’il en tomba un temps malade. Sa réaction fut rare et exemplaire. Au lieu de se réfugier dans le déni ou dans l’hyper-contextualisation auto-justificatrice, il fit part de son regret et désarroi et analysa lucidement cet excès d’engagement propagandiste et circonstancié. Parmi les nombreux acteurs et militant des combats sociaux et politiques du XXème siècle que j’ai rencontrés, il fut une des rares personnes à pouvoir faire un tel cheminement. Marcel Trillat était un homme de gauche, profondément et définitivement à gauche, rationaliste et humaniste, souhaitant et arrivant à dialoguer avec toutes et tous et se méfiant des anathèmes.
Marcel Trillat n’aimait pas la guerre et il n’aimait pas l’argent. À ce journaliste populaire, à la voix chaude et grave, au regard bleu, reconnu pour son art de portraitiste et d’intervieweur ainsi que pour ses qualités d’enquêteur, il fut fait, à plusieurs reprises, des offres alléchantes par des médias privés. Il les déclina toutes. Marcel était profondément attaché à l’audiovisuel public et il enrageait de voir celui-ci abandonner sa mission initiale d’éducation populaire et mettre à mal le pluralisme. Sa générosité était concrète. Marcher à ses côtés et passer un temps avec lui, c’était le voir boire le sirop de la rue, vider son porte-monnaie pour soutenir les plus précaires, acheter les mets les plus divers sur les marchés, laisser de généreux pourboires, accueillir chez lui des amis de passage ou des personnes dans la galère, sans compter ses nombreux versements à L’Huma, journal qu’il lisait quotidiennement et attentivement, avec empathie, tout en conservant sa liberté d’esprit et son esprit critique.
Après avoir vendu sa maison de Vitry et s’être débarrassé de sa voiture, Marcel s’est installé dans le XXème arrondissement de Paris. C’est rien de dire qu’il s’y sentit à l’aise. Entre la place de la Réunion et la place des Grès (où la section du PCF a son siège), l’homme aux racines populaires et rurales naviguait de marchés en restaus, de bistrots en librairies. Avec son ex-compagne et copine de toujours, la monteuse Catherine Dehaut, il aimait se rendre au Méliès à Montreuil. Il n’a jamais refusé de nous accompagner dans les villes et les autres cinémas publics de Saint-Denis, La Courneuve, Aubervilliers, Bobigny, Bagnolet ou Pantin, territoires qu’il avait déjà arpenté lors de la réalisation d’Étranges étrangers durant l’hiver 1969…
Arrivé à la fin de cet hommage, il est trop tard pour tenter de définir quel type de communiste Marcel Trillat fut le nom. Lui rester fidèle serait de partager ses convictions et son éthique. Ne rien lâcher. Oser lutter. Combattre le sectarisme, le dogmatisme et l’opportunisme, y compris dans son propre camp, y compris contre soi. Être résolument antiraciste, internationaliste et anticapitaliste – unitaire également. Ne pas considérer la culture, l’humour et le partage comme superfétatoires mais au contraire comme essentiels à sa propre émancipation, condition – on le sait maintenant – de l’émancipation de toutes et tous. C’est un vaste programme. Quant aux qualités humaines de Marcel, qui appréciait les catégories populaires non pas comme une fantasmagorie mais comme une source d’espoir et de résistances, elles sont aussi pour nous, en ces temps critiques, de doux souvenirs et un précieux réconfort.
Tangui Perron, historien, chargé du patrimoine audiovisuel à Périphérie.