Canoës de Maylis de Kerangal est indubitablement de la littérature. Il en déploie tous les signes, en aligne tous les signaux : de longues phrases qui s’étalent parfois sur toute une page, avec des subordonnées qui se déploient comme des bras mécaniques, des ponts suspendus ; des mots rares comme des copeaux de parmesan sur la salade de mâche du langage ; des descriptions auxquelles la littérature, avant l’invention du cinéma, de la télévision et des séries télévisées, devait nécessairement sacrifier pour bien se faire comprendre. Des images comme ce « ciel fade, couleur d’orge malade » qui sonne mieux qu’il ne parle à l’esprit. Même l’ennui dont tout amateur sérieux de littérature sait qu’il fait partie du jeu, qu’il est inhérent au plaisir de lire, est largement présent dans ces huit textes.
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Ils sont tous écrits à la première personne, à chaque fois une femme, ni tout à fait la même ni tout à fait une autre, comme on dit dans les poèmes. Sur le quatrième de couverture, Maylis de Kerangal parle d’une « tribu de femmes – des femmes de tout âge, solitaires, rêveuses, volubiles, hantée ou marginales ». Dont acte. Au même endroit, elle évoque aussi « un roman en pièces détachées » dont le sujet serait la voix humaine. Recueil eût été un peu plat, peu vendeur. Aux yeux des éditeurs français, les nouvelles ne sont jamais assez fraîches. Pour boulonner ou, comme l’écrirait Maylis de Kerangal, « calfater » ces huit pièces, toutes contiennent le mot « canoë » que le lecteur (ou assurément la lectrice) s’amusera à rechercher un peu comme dans les albums « Où est Charlie ? ». D’où le titre du livre.
J’ai peur d’avoir l’air de me moquer, un peu, mais pas tant que ça. Car il y a tout de même dans cette prose des morceaux de bravoure qui laissent coi. Par exemple, cette description d’une fille en train de décapsuler une Heineken avec ses dents :
« Cette capsule de bière qui roule dans ma bouche, cette couronne de métal cabossé, déformée d’un coup de mâchoire, son pourtour dentelé de pointes, le recto poli, émaillé sous ma langue, le verso râpeux, et cette façon qu’elle a de prolonger son goût de petite monnaie tiède, de faire durer sous mes lèvres ses arômes de foin et de houblon, de rappeler l’amertume, cette pièce d’or Heineken frappée d’une étoile rouge qui valdingue contre mes dents et que je colle sous mon palais comme une hostie clandestine… »
La phrase continue encore pendant un moment. On vous laisse le plaisir d’en découvrir la fin.
