Le déroulement de l’affaire Fillon et la révélation récente d’une deuxième affaire des écoutes de Nicolas Sarkozy mettent à jour l’ignorance d’une très large part des journalistes non spécialisés et de nos élus quant au fonctionnement de la justice pénale.
Principe de légalité
Les citoyens sont en droit d’attendre que le débat politique soit mené par des individus qui s’intéressent au droit, sa fabrique et sa logique. Ils en sont, après tout, les premiers producteurs et leur légitimité repose sur leur capacité à le produire. Or, contrairement à la politique économique, à l’épidémiologie ou au changement climatique, le droit pénal a ceci de particulier qu’il est nécessairement prévu par la loi, en application du principe de légalité des délits et des peines. Rien alors ne justifie que les élus de la République et les journalistes politiques ne soient pas meilleurs spécialistes de ce champ du droit, celui qui est le plus nécessairement régi par la loi.
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À la limite, on pourrait considérer que le droit pénal de fond fait appel à des notions externes au droit, elles aussi techniques car relatives au fait criminel. Il s’agirait alors de politique criminelle : dangerosité, radicalisation, criminalité organisée, techniques d’enquête, etc. Admettons. Il en va différemment de la procédure pénale. La procédure, comme son nom l’indique, n’a de technique que le fait qu’elle est constituée d’un ensemble de règles propres. En sciences, les règles sont tirées de (modélisées sur) l’observation du réel. Il se trouve qu’en procédure pénale, les règles sont celles que le législateur nous a données, il n’y en a pas d’autres.
Dans ces conditions, comment expliquer que les élus de la République et les journalistes politiques ne soient non seulement pas spécialistes de procédure pénale, mais encore qu’ils soient totalement incompétents en la matière ? Si les trois branches du gouvernement (judiciaire, exécutif, législatif) tiennent ensemble le poids d’une société démocratique, comment expliquer que le judiciaire soit ignoré des gouvernants et de leurs bardes ? Comprendrait-on qu’un magistrat, à l’audience, affirme que le Premier ministre de la République française est chef de l’Etat, que les députés sont élus par scrutin de liste ou que les Sénateurs sont tirés au sort ? Non. De la même manière, il n’est pas acceptable que des élus et des journalistes politiques parlent de « juges » du parquet ou affirment que c’est le PNF qui a jugé François Fillon.
Lorsque l’ancien procureur national financier, Madame Eliane Houlette, a évoqué des pressions subies dans ce dossier, certains ont poussé le comique jusqu’à demander à la ministre de la Justice d’engager des poursuites pour « forfaiture », infraction disparue depuis 26 ans. Plus drôle encore était l’idée (circulaire) d’interpeller la ministre de la Justice pour qu’elle ordonne des poursuites contre des procureurs qui auraient reçu et suivi des instructions particulières dans un dossier – autrement dit qu’elle mène elle-même l’action du parquet contre des procureurs au motif justement qu’ils auraient accepté que le ministre de la Justice mène lui-même l’action du parquet. On doit ce trait d’esprit à Monsieur Eric Ciotti, député Les Républicains, questeur et, même, membre de la commission des lois de l’Assemblée nationale.
En bref, les appels à la suppression du PNF ou à une plus grande indépendance du parquet sont inaudibles car ils émanent de n’importe qui pour n’importe quelle raison, les mêmes pourtant qui devraient être informés, à défaut d’être experts.
Opportunité des poursuites
L’un des principes les plus importants de la procédure pénale française, parmi la légion de ceux que le débat politique ignore, est celui de l’opportunité des poursuites. En application de l’article 40-1 du code de procédure pénale : « Lorsqu’il estime que les faits qui ont été portés à sa connaissance […] constituent une infraction commise par une personne dont l’identité et le domicile sont connus et pour laquelle aucune disposition légale ne fait obstacle à la mise en mouvement de l’action publique, le procureur de la République territorialement compétent décide s’il est opportun » ou non d’engager des poursuites.
Ce principe est particulièrement d’actualité à deux égards. En premier lieu, il signifie que le procureur de la République est libre de poursuivre ou non. Il n’est aucunement précisé ce qui doit présider à sa décision. De nombreux pays ne connaissent pas une telle liberté et les procureurs sont tenus de poursuivre lorsqu’il existe des indices suffisants de la commission d’une infraction – ce qu’on appelle le principe de légalité. En France, même si les indices sont sérieux, le procureur peut toujours décider de ne pas poursuivre, dans le respect toutefois du principe d’impartialité [1]. Parfois, c’est pour le mieux. C’est ainsi que, dans les pays qui connaissent l’opportunité des poursuites, la poursuite de certains délits a été progressivement abandonnées lorsqu’ils sont apparus obsolètes (homosexualité par exemple). En second lieu, l’article 40-1 du code de procédure pénale relatif aux pouvoirs des procureurs de la République éclaire le débat sur les « pressions » qu’aurait subies Madame Eliane Houlette car il permet d’évoquer les contraintes qui sont les leurs.
Autrement dit, qui peut donner des ordres à ce procureur ? À proprement parler, il n’y a qu’un seul procureur de la République pour chaque juridiction. Les autres doivent respecter ses instructions. Lui-même est soumis à un double pouvoir hiérarchique. En tant que fonctionnaire, il est soumis au pouvoir de sa tutelle : le garde des Sceaux. En tant que titulaire de pouvoirs juridictionnels, dont l’opportunité des poursuites, il est soumis, au pouvoir du procureur général près la cour d’appel dont dépend son tribunal. En effet, le procureur général peut « enjoindre aux procureurs de la République […] d’engager ou de faire engager des poursuites ou de saisir la juridiction compétente » [2].
Finalement, l’opportunité des poursuites appartient bien au procureur de la République compétent mais sous l’autorité du procureur général. Dans certaines matières, le parquet national financier est compétent sur l’ensemble du territoire national. Il est rattaché au tribunal de Paris. Il s’agit donc d’un procureur de la République sensiblement différent de ceux que l’on vient de citer. Est-il alors soumis à une autorité hiérarchique ? À vrai dire, les textes ne le disent pas explicitement. Toutefois, « le procureur général près la cour d’appel de Paris anime et coordonne, en concertation avec les autres procureurs généraux, la conduite de la politique d’action publique » pour les infractions de la compétence du parquet national financier.
En outre, le ministre de la Justice lui-même estime que le parquet national financier est « sous l’autorité hiérarchique » du procureur général près la cour d’appel de Paris [3].
Pressions et instructions
Tout ceci doit éclairer les propos de Madame Eliane Houlette lorsqu’elle évoque les pressions de la procureure générale près la cour d’appel de Paris. S’agissait-il d’instructions légales ou de pressions illégales ? Pourquoi tant d’agitation ? Soit, elle estime qu’elle ne dépendait pas hiérarchiquement de la procureure générale – et considère donc que les instructions qu’elle a reçues étaient illégales – (c’est fort peu probable et ce n’est pas ce qui ressort du reste de son audition devant la Commission d’enquête parlementaire). Soit ce n’est pas exactement l’instruction reçue qui pose problème mais la manière dont elle a été donnée, un sentiment diffus, le caractère éventuellement exceptionnel de celle-ci.
Dans le premier cas, il s’agit d’une position (un peu technique) de politique pénale relative au rôle, aux pouvoirs et au rattachement hiérarchique du PNF. Dans le second cas, la question n’est pas celle du respect ou non de la loi, mais de la remise en question du pouvoir du procureur général dans la mise en œuvre du principe de l’opportunité des poursuites.
Il s’agit alors d’un débat sur une tradition ancienne. Sa seule alternative connue est le principe de légalité des poursuites qui oblige à poursuivre. Ce principe paraît difficilement conciliable avec les contraintes budgétaires actuelles de l’institution judiciaire.
Par ailleurs, il convient de s’interroger sur les pressions auxquelles le procureur général lui-même pourrait être soumis. Qu’en est-il ? Est-il lui-même soumis à une autorité hiérarchique s’agissant de la décision de poursuivre ou de classer ? Celle du ministre de la Justice ?
Autrefois, il n’était pas interdit au garde des Sceaux de donner aux parquets des instructions spécifiques, dans des dossiers particuliers. Depuis la loi du 25 juillet 2013, ces instructions sont interdites : « Le ministre de la Justice conduit la politique pénale déterminée par le gouvernement. Il veille à la cohérence de son application sur le territoire de la République. À cette fin, il adresse aux magistrats du ministère public des instructions générales [mais il] ne peut leur adresser aucune instruction dans des affaires individuelles. » [4]
Toutefois, d’initiative ou la demande du garde des Sceaux, le procureur de la République ou le procureur général peuvent établir des rapports sur des affaires individuelles [5] pour rendre compte de la conduite de l’action publique au ministre. Ces rapports ne sont pas librement accessibles aux justiciables [6]. La survivance de ces rapports individuels est incompréhensible. À quoi servent-ils sinon à informer la décision d’une instruction dans une affaire individuelle ? Si celles-ci sont interdites, les rapports individuels n’ont plus d’utilité.
En disant cela, l’on dit encore qu’il faut un parquet plus indépendant. Effectivement, la suppression des rapports individuels lèverait certaines incertitudes quant à leur rôle politique. En revanche, pour les praticiens du droit pénal, l’idée que le parquet devrait avoir les coudées plus franches est loin d’être évidente compte tenu des pouvoirs très importants dont il dispose [7]. C’est ce que marque la révélation d’une deuxième affaire des écoutes de Nicolas Sarkozy, menée en secret pendant de longues années et susceptible d’avoir affecté de nombreuses décisions de politique pénale sans aucun contrôle.
Indépendance et contrôle
On touche là à une distinction importante et peu évoquée : il existe une différence notable entre l’indépendance dans la décision d’enquêter ou de poursuivre et la liberté dans le choix des actes d’enquête. Ainsi, le problème n’est-il peut-être pas celui de l’indépendance lors de la décision, même si c’est ce qui est aujourd’hui dénoncé pour des raisons politiques évidentes, mais celui du contrôle des opérations.
Sans rentrer dans le détail, ce sont des juges « du siège » (des magistrats qui jugent) qui contrôlent les actes pris par les magistrats du parquet (« debout »). Ils le font de diverses manières : à l’audience, en conduisant eux-mêmes les investigations (pendant l’instruction), en autorisant le placement sous contrôle judiciaire ou en détention provisoire, etc. Les juges sont garant de la liberté individuelle, c’est-à-dire celle de ne pas arrêter arbitrairement. Ces deux professions correspondent à des carrières le plus souvent distinctes, à tout le moins on observe en pratique que les magistrats sont rapidement habités par le poids de leur position structurelle et se comportent en conséquence.
Cependant, l’on voit rarement les juges du siège réclamer des réformes pour encadrer mieux les pouvoirs du parquet. En effet, en dehors d’une appréciation individuelle de chaque dossier, on peut légitimement se demander s’ils jouent le rôle qui est le leur, d’un point de vue institutionnel, pour équilibrer les pouvoirs des parties, notamment en contrôlant les pouvoirs d’enquête et de contrainte du parquet (pour cause, les autres parties n’ont pas de pouvoir en procédure, elles n’ont que des droits).
Formés dans la même école, appartenant au même corps de la fonction publique, travaillant dans le même bâtiment, leurs carrières se croisent et les magistrats de l’ordre judiciaire forment un tout, bicéphale mais néanmoins solidaire.
À l’audience, alors que le justiciable et les avocats sont de plain-pied dans la salle d’audience, les magistrats siègent ensemble à un niveau au-dessus, juges du siège et procureur. La Cour européenne des droits de l’Homme juge que cette circonstance n’est pas de nature à faire douter de l’indépendance du parquet et de l’impartialité des juges. Peut-être ! Mais dans un Etat où la culture judiciaire la plus élémentaire n’est pas partagée par nos hommes et femmes politiques, le premier impératif de réforme demeure la construction de cultures autonomes entre juges et procureurs, comme les avocats ont une culture propre qui leur font déployer leurs propres techniques pour défendre l’application égale de principes que ces trois professions chérissent, différemment.
Hugo Partouche, avocat au barreau de Paris