Secouée par une ridicule et inénarrable affaire de « conflit d’intérêts » – une expression qui convient mieux au secteur bancaire qu’aux prix littéraires – l’Académie Goncourt s’en sort, cette fois-ci, par le haut. Elle vient d’attribuer son prix au meilleur et au plus littéraire roman de la rentrée : La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr. C’est la quatrième fiction de cet écrivain sénégalais d’expression française, né à Dakar en 1991. C’est aussi la deuxième fiction publiée par un éditeur français indépendant (Philippe Rey) en association – il est important de le signaler – avec une maison d’édition, Jimsaan, fondée par trois écrivains sénégalais en 2012 à Saint-Louis du Sénégal. Quelques semaines donc après l’attribution du prix Nobel de littérature à l’écrivain tanzanien Abdulrazak Gurnah, l’Afrique se voit à nouveau distinguée en littérature. Dans la période traversée, la résonance géopolitique du message n’échappera à personne.
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La littérature africaine, ou plutôt son idée, est au cœur de La plus secrète mémoire des hommes, ce qui en fait non seulement un roman littéraire mais également métalittéraire, dans la lignée du dernier grand écrivain post-moderne, le chilien Roberto Bolano, décédé en 2003, chez qui Mohamed Mbougar Sarr est allé chercher beaucoup plus que le titre de son roman et beaucoup plus qu’une image qui hante depuis Borgès la littérature sud-américaine : celle du labyrinthe.
Il y a pourtant au cœur du roman de Sarr un autre livre, imaginaire lui, qui s’intitule Le labyrinthe de l’inhumain. Paru en France en 1938, il serait l’unique livre de T.C. Elimane, écrivain sénégalais qui a disparu après cette publication qui a divisé la critique littéraire française de l’époque. Certains voyaient en lui un « Rimbaud nègre ». D’autres un vil plagiaire de la littérature mondiale qu’il maîtrisait sur le bout des doigts.
En 2018, un autre jeune écrivain sénégalais, Diégane Latyr Faye, qui fait ses études à Paris et rêve avec ses compatriotes de bamboche, de l’avenir de la littérature, africaine ou non, se lance donc sur les traces de son ancêtre disparu. Son enquête le mènera loin, jusqu’à Buenos Aires où Elimane, apprendra-t-on, aurait fréquenté l’exilé Witold Gombrowicz et le génie local, Ernesto Sabato, dans une idée plus qu’universelle de la littérature.
Comme tous les grands livres, La plus secrète mémoire des hommes est une machine performative par laquelle Mohamed Mbougar Sarr cherche à résoudre la quadrature du cercle : comment être un écrivain africain sans être un écrivain africain ?
Mais si ! Vous savez, foin de cet universalisme qui n’a plus lieu d’être après les remontrances d’Etiemble (« son modèle critique est Etiemble », lit-on page 61 sur un total de 476 pages) et d’Edward Saïd, ces écrivains africains que Sarr décrit d’une main qui ne tremble pas dans des pages inoubliables.
Ces écrivains africains que « leurs lecteurs occidentaux (osons le mot : blancs) » lisent « comme on fait charité, aimant qu’il les divertisse ou leur parle du vaste monde avec cette fameuse truculence naturelle des Africains, les Africains qui ont le rythme dans la plume, les Africains qui ont l’art de conter comme au clair de lune, les Africains qui ne compliquent pas les choses, les Africains qui n’ont toujours pas cédé au fat nombrilisme où s’embourbent tant d’auteurs français, ah, les merveilleux Africains dont on aime les œuvres et les personnalités colorées et les grands rires remplis de dents et d’espoir… » Et la charge de Sarr continue ainsi sur des lignes et des lignes.
Le performatif de Mohamed Mbougar Sarr, la grandeur de son livre, est d’inventer une autre programmation, moins convenue, à la littérature d’Afrique et du monde. Ou à l’Afrique fantôme, comme disait Michel Leiris. Car si les êtres et notamment les écrivains, et parmi eux notamment les écrivains du continent africain, vivent parfois en exil, dans d’autres cultures que la leur, la littérature est pour sa part l’exilée du monde.
Si le roman de Sarr parcourt trois continents à différentes époques, c’est néanmoins dans l’Afrique contemporaine qu’il s’achèvera en multipliant l’intertextualité entre le sérère et le français. Car si la littérature est devenue mondiale, intertextuelle et labyrinthique, sa vérité gît en revanche le plus souvent au fond de ce puits qu’est une langue, ainsi qu’on l’apprendra dans les pages les plus assourdissantes de ce grand roman.

Un grand Goncourt et un grand Renaudot.
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