Une jeune femme blonde au visage grave fait flotter le drapeau du Front de Libération du Sud Vietnam au-dessus des manifestants : cette photographie de Jean-Pierre Rey est l’une des plus reproduites lorsqu’il s’agit d’illustrer le mouvement de Mai 68. L’exposition « Icônes de Mai 68 » de la Bibliothèque nationale de France décrit comment au fil des décennies, d’un anniversaire à l’autre, les médias ont consacré cette allégorie de la Révolution comme un des emblèmes de l’évènement.
Le parcours met également en lumière des visuels que la mémoire collective n’a pas retenu. Par exemple, les clichés couleurs qui, à l’époque, faisaient la une de Paris Match, de L’Express ou du Nouvel Observateur. Ces images vivantes des manifs et des affrontements ont été supplantées d’année en année par celles en noir et blanc. Tombées dans l’oubli également, les images produites par les professionnels et amateurs du Club photographique de Paris « Les 30x40 ».
Ces témoignages de la répression policière et des occupations des lieux de travail furent exposés notamment à la Maison pour Tous de la rue Mouffetard, en marge des grands médias. La BNF a également exhumé des cartons d’archives le diaporama « Mai 68. Nous ». Réalisé par les photographes Jean Pottier et Jacques Windenberger, il est constitué de plus de 200 clichés sur les conditions de vie des ouvriers, des employés et des paysans, des mères de famille, des retraités et des enfants aussi. Cet outil d’éducation populaire servit à amorcer de multiples débats dans des cercles citoyens sur les raisons d’agir pour transformer la société.
Les icônes de 68
A l’Hôtel de Ville de Paris, dans l’exposition qui rend hommage au photographe Gilles Caron (disparu en 1970), on retrouve une autre "icône" de Mai 68 : l’instantané du jeune Daniel Cohn-Bendit jetant un sourire insolent à un policier. Cette rétrospective replace ce cliché, publié à l’époque de manière confidentielle, parmi les reportages faits cette année-là par le jeune homme de 28 ans.
Gilles Caron, infatigable, couvrit la terrible guerre du Biafra, la guerre d’indépendance de Guinée-Bissau, le mouvement étudiant au Mexique, en plus du printemps parisien. Il s’intéressa aux prémices du mouvement social en France : les manifestations des agriculteurs à Redon en septembre 1967 ; les débats étudiants sur le campus de Nanterre, en mars et en avril. Plongé dans le bouillonnant mois de mai, Gilles Caron suivit l’insurrection, particulièrement les lanceurs de pavé qu’il traita comme un symbole de la révolte.
Le photographe de l’agence Gamma enregistra aussi les effets des grèves des transports et des éboueurs sur le quotidien des Parisiens, et les innombrables manifestations. Dans les défilés, son objectif se focalise sur les visages anonymes, jeunes et vieux, hommes et femmes, Français et immigrés. Il réussi à capter l’élan collectif, par exemple de ces jeunes salariées avançant bras-dessus bras-dessous et que rien ne semble pouvoir arrêter. Sous l’oeil de Gilles Caron, la foule devient un acteur essentiel de ces semaines.
En province aussi
Mai 68, bien sûr, n’a pas été circonscrit à Paris. Une exposition d’envergure à la Bibliothèque universitaire de Strasbourg le rappelle. Les images spectaculaires d’une foule compacte défilant dans le quartier de la cathédrale, ou d’une "AG" dans un Palais universitaire plein à craquer parlent d’elles-mêmes. Des affiches anti-gaullistes produites localement, des publications, des films d’époque et des tracts retracent aussi le dynamisme du mouvement en Alsace et reviennent sur le« scandale de Strasbourg » ; quand des étudiants situationnistes firent de la ville un berceau de l’agitation.
Après avoir pris le pouvoir à la branche locale de l’Unef, ils imprimèrent et diffusèrent le pamphlet Chronique de la misère en milieu étudiant, véritable appel à la révolte distribué en 30.000 exemplaires à la rentrée 1966. Deux ans plus tard, les étudiants strasbourgeois réunis en Conseil seront parmi les premiers à proclamer l’autonomie de leur université.
A Marseille, les films, les photographies, les tracts et les affiches réunis au Musée d’histoire mettent en regard les évènements parisiens et la mobilisation dans la cité phocéenne. Le mouvement lycéen y fut intense, la grève, massive et durable. Celle-ci fut suivie, entre autres, par les marins, les dockers, les métallurgistes, mais aussi les cafés-restaurants, les banques et même les employés municipaux.
A Arles, on interroge le social
Aux fameuses Rencontres de la photographie d’Arles, l’exposition « 1968, quelle histoire ! » propose un panorama large des évènements, avec une cinquantaine d’affiches montrant également la diversité des catégories professionnelles en arrêt de travail : les pêcheurs, les personnels de santé, les taxis... Ces productions relayaient les revendications des travailleurs avec un graphisme épuré et efficace imaginé par l’Atelier populaire (ex-École des Beaux-Arts de Paris), les Arts Déco et la fac de Sciences de Paris, mais aussi les Beaux-Arts de Marseille.
Une sélection d’une dizaine de cinétracts réalisés par des cinéastes anonymes atteste de l’inventivité audiovisuelle des militants. La commissaire d’exposition Bernadette Caille met en parallèle le mouvement social dans l’Hexagone avec les mobilisations politiques ailleurs dans le monde grâce à un corpus d’une centaine de photographies, dont celles de Jean Pottier, « reporter du social, de la vie quotidienne et de l’emploi » (cité plus haut).
Grâce également à la série « 1968, le Feu des idées » de l’artiste argentin Marcelo Brodsky. Celui-ci intervient sur des images d’archives de manifestations, apposant des marques de couleur et des notes manuscrites liées au contexte. Au travers de cinquante images "rehaussées", il dessine une cartographie des mobilisations populaires en 1968, à Toronto et Bogota, Londres et Melbourne, Prague et Dakar, Rio de Janeiro et Bratislava. En réactivant les « relations constitutives entre l’image et la parole », l’artiste invite non seulement à se souvenir du passé mais à apprendre de lui.
Une prise de parole collective
A Arles, mais surtout sur les deux sites des Archives nationales, sont dévoilés des documents inédits. Cette année du cinquantenaire coïncide en effet avec l’ouverture de la majeure partie des archives des services de l’État jusqu’ici non accessibles. 300 documents sont ainsi présentés pour la première fois aux Archives nationales.
A Pierrefitte-sur-Seine (en Seine-Saint-Denis), des pièces saisies à l’époque par les services d’ordre ou collectées à l’initiative de chercheurs et d’archivistes reflètent le rythme trépidant de cette période. Les affiches, les journaux de grève, des tracts adressés aux fonctionnaires, aux artisans et aux chômeurs, disent encore une fois la diversité des catégories sociales impliquées.
Comme l’écrivent les commissaires d’exposition Philippe Artières et Emmanuelle Giry, « cette mise en question de la société française des années 1960 passe par la constitution de comités de réflexion, présents partout : dans les services d’un ministère, au sein d’une usine, dans la salle des professeurs d’un lycée agricole, dans un hôpital ou encore au cœur d’une classe de collégiens. 68 est d’abord la remise en cause d’un ensemble d’impensés sociaux par l’ouverture de grands chantiers collectifs. »
Le mai 68 officiel
Le site parisien des Archives nationales est, lui, consacré aux documents officiels de la présidence de la République, des ministères, de la Préfecture de Paris ou encore de la Cour de sûreté de l’État - juridiction d’exception maintenant disparue. L’ensemble donne la mesure de la crise que traversa l’État, qui organisa un service minimum dans les stations à essence et eu recours aux CRS pour distribuer le courrier.
Les nombreuses fiches des Renseignements généraux traduisent l’inquiétude d’un pouvoir surveillant tant bien que mal une mobilisation sociale qui le dépassait. Les dossiers de comparution immédiate des nombreux étudiants interpellés et le décret présidentiel de dissolution d’une dizaine de groupes d’extrême-gauche racontent, eux, les mécanismes de la répression.
L’effervescence d’une époque
Signalons également, dans un registre plus culturel, l’exposition du Musée de la Bande dessinée d’Angoulême. Elle met l’accent sur les journaux alternatifs créés dans l’effervescence du mouvement, tels Action et L’Enragé auxquels collaborèrent Cabu et Wolinski, assassinés en janvier 2015 ; et l’écho de Mai 68 dans les publications ultérieures, notamment la série L’An 01 de Gébé. Selon le commissaire d’exposition, Thierry Groensteen, cette année-là marque un tournant dans le développement de la bande dessinée pour adultes.
Plonger parmi ces documents visuels et textuels permet de saisir dans leur complexité ces années 1968, « une période du passé sur lequel un imaginaire historique très dense se construit au fur et à mesure de son éloignement », selon Philippe Artières [1]. Ces traces multiples aident, au fond, à percevoir l’ampleur de cette prise de parole collective historique, au-delà de la figure de l’individu jeune et rebelle à l’autorité.