Au Caire, sur le campus universitaire de Tahrir, à deux pas de la célèbre place, se déroule chaque automne, le festival Cairo Comix consacré à la bande dessinée indépendante. Là, se retrouvent pendant trois jours des artistes et des lecteurs des pays arabes. L’automne dernier, le bédéiste tunisien Seif Eddine Nechi, cofondateur du collectif Lab619 qui édite la revue du même nom, y donnait une conférence, comme le jeune Libyen Abdullah Abdia de la revue Habka, fondée en 2015 à Benghazi et qui compte déjà six numéros sur papier, ainsi que Rawand Issa et Karen Keyrouz, bédéistes libanaises du tout jeune collectif Zeez.
Cairo Comix est depuis quatre ans le cœur battant d’un mouvement artistique qui a émergé dans le même élan que les Printemps arabes. Depuis 2011, une quarantaine d’albums ont été publiés (souvent à compte d’auteurs) et une quinzaine de collectifs de bédéistes se sont formés dans une dizaine de pays, du Maroc à l’Irak. Ces artistes autoproduisent des fanzines, publient en ligne ou chez les rares éditeurs intéressés et défrichent un territoire neuf dans les sociétés arabes : la bande dessinée indépendante destinée aux adultes. Les styles, variés, puisent dans le comics américain de Marvel, le manga, l’école "franco-belge" (Tintin, Astérix...), le roman graphique expérimental. Certains adoptent une narration classique tandis que d’autres déconstruisent la case ou s’approprient la veine satirique. La Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, à Angoulême, consacre une exposition à cette "Nouvelle génération" de la bande dessinée arabe.

Les Passants, album de Brahim Raïs (Maroc), éditions Alberti (Maroc).
De la géopolitique à l’intimité
Ces hommes et ces femmes âgés de vingt-cinq à quarante ans ont souvent participé aux manifestations pour la démocratie entre 2011 et 2012, réclamant "du pain, la liberté et la dignité", subissant la répression. Dans leurs bandes dessinées, ils observent, témoignent, se racontent, balayant des thèmes très larges, de l’histoire politique à la sphère de l’intime. Ils exercent avant tout leur droit à la liberté d’expression. Commissaire de l’exposition d’Angoulême, la Libanaise Lina Gaibeh, universitaire spécialiste de la bande dessinée, explique : « Ces artistes veulent montrer l’actualité, leur quotidien, leur vie amoureuse. Ils veulent montrer qu’ils sont simplement des humains. »
Les jeunes Irakiens du collectif Mesaha veulent « comprendre et explorer la réalité contemporaine et son désordre à travers des dessins satiriques ni trop polis ni trop diplomates », comme ils l’écrivent dans le catalogue La Bande dessinée arabe aujourd’hui. Ils traitent du problème des crimes d’honneur, de l’embrigadement dans l’État Islamique, de la guerre avec les États-Unis. L’auteur-dessinateur marocain Brahim Raïs se positionne, lui, contre la guerre dans son album Les Passants (2011), et dans L’Assaut de Bou-Gafer (2017), il scrute l’histoire d’une bataille coloniale en 1933. Quant à l’Algéroise Nawel Louerrad, elle explore de manière picturale la mémoire, l’identité et l’histoire de son pays depuis l’Indépendance (Les Vêpres algériennes, 2012). Le Syrien Hamid Suleiman, maintenant réfugié en Europe, a signé de son côté, dans un noir et blanc très contrasté, la chronique amère d’un hôpital clandestin sur fond de trahisons et de montée en puissance des islamistes (Freedom Hospital, 2016).
Au milieu de la guerre civile syrienne, entre 2012 et 2016, des artistes ont osé publier en ligne des planches et des histoires courtes sur les horreurs de la répression du régime de Bachar El-Assad et du conflit armé, pour réclamer justice. Afin de préserver leur sécurité, ils signaient de manière anonyme sous l’étiquette Comics4Syria. Salam Alhassan, désormais réfugié en Allemagne, fut l’un d’eux. Contacté par téléphone à Berlin, il raconte :
« Nous étions des dessinateurs et des caricaturistes fous de bande dessinée, et nous mettions notre espoir dans la révolution. Nous voulions faire connaître cet art et en même temps protester contre la guerre, donner à voir la vérité. Avec une simple page, nous avons tenté de témoigner de ce qui se passait, ou de faire une satire du régime. L’humour permet de parler de sujets très durs. Cela a plu aux gens : Comics4Syria a eu des milliers d’abonnés. »

Couverture de la revue Samandal, publiée au Liban depuis 2007, en arabe, anglais et français.
Des femmes en première ligne
La majorité de ces auteurs écrivent en arabe local dit vernaculaire. Un choix significatif, selon Georges Khoury, pionnier de la bande dessinée expérimentale au Liban et observateur attentif du renouveau actuel. « Le monde arabe a été marqué par l’idéologie panarabiste totalitaire, rappelle-t-il. Avec des publications en arabe classique. Aujourd’hui, les singularités nationales émergent. Ces jeunes reflètent cette tendance dans leur bande dessinée. Ainsi, en Égypte, leur BD parle l’arabe égyptien, avec un contenu égyptien et un humour propre. Par ailleurs, certains osent aller plus loin que nous ne l’avons fait dans les années 1980 avec les tabous religieux et sexuels. C’est parfois un peu provocateur, mais peut-être que nous avons besoin de provocation ! »
Les artistes égyptiens qui publient dans TokTok (quatorze numéros) et dans Garage (deux numéros) se penchent sur la vie trépidante des rues de la capitale, les quartiers populaires, l’absurdité de la bureaucratie. Le fanzine marocain Skefkef parle également de la vie de tous les jours à Casablanca, mais aussi d’expériences autobiographiques, et revisite la mythologie traditionnelle. Ramadan Harcore, webzine marocain, a épinglé entre 2012 et 2014 la tension régnant pendant le ramadan au travers des péripéties de Miloud et Saïd, deux « pieds-nickelés ». Les Tunisiens de Lab619 (sept numéros) s’intéressent à la lutte contre le terrorisme, la religion, la société de consommation, l’homosexualité même. Dans son hors-série sur les migrations, les auteurs ont témoigné de la situation difficile des réfugiés sub-sahariens en Tunisie.
Avec leur album, certains artistes prennent le détour du fantastique pour amener une critique politique, comme le Libanais Jorj Abu Mhaja dans une fable sombre et kafkaïenne superbement dessinée au lavis (Ville avoisinant la terre, 2011). La bédéiste égyptienne Deena Mohamed imagine, elle, un monde proche du nôtre où les souhaits s’achètent et se vendent sur le marché dans l’album Shubeik Lubeik (2017). Très actives, dans les collectifs ou en solo, les femmes bédéistes racontent la révolution, comme le harcèlement sexuel dans l’espace public, les violences domestiques, la maladie aussi. « Les femmes qui osent parler de leur intimité, écrit Lina Gaibeh, sont les mêmes qui descendent manifester dans la rue et qui participent activement au mouvement de transformation du monde arabe ».

Point Zéro, histoire courte de Kamal Zakour (Algérie) pour le dessin et Abir Gasmi (Tunisie) pour le scénario.
Un lectorat encore réduit
Le lectorat de ces revues et de ces albums est jeune, urbain et plutôt éduqué, mais encore restreint. Dans ces pays, la bande dessinée reste synonyme de loisirs pour la jeunesse. Même en Égypte, au Liban et dans le Maghreb, où les lecteurs goûtent la caricature et le dessin de presse, la bande dessinée n’est guère prise au sérieux. En Algérie, où se tient le Festival international de bande dessinée d’Alger, il reste beaucoup à construire. L’élan donné par le succès, dans les années 1990, de journaux satiriques tels El Manchar (à ne pas confondre avec le webzine du même nom) inspiré de l’esprit Charlie Hebdo, a été brisé par la "décennie noire" qui a vu l’assassinat par les islamistes de plusieurs dessinateurs (Dorbane, Brahim Guerroui, Saïd Mekbe). Aujourd’hui, Salim Zerrouki continue l’humour au vitriol avec son album 100% Bled ou Comment se débarrasser de nous pour un monde meilleur, qui tourne en dérision les travers de la société maghrébine.
Au Maroc, qui possède un cursus de formation à la bande dessinée et un festival, à Tétouan, une première BD pour adultes avait vu le jour en 2001. Abdelaziz Mouride y faisait le récit, sur un ton d’ironie cinglante, des tortures vues et subies en prison où ce militant d’extrême gauche avait été enfermé dans les années 1970 (On affame bien les rats, traduit et publié par Paris Méditerranée, 2010). Une BD poignante qui a « modifié l’idée que les Marocains se faisaient de la bande dessinée », selon Brahim Raïm, joint par mail.
Le premier album égyptien pour adultes est apparu il y a dix ans : Metro de Magyd el Shafee, aujourd’hui un pilier du festival Cairo Comix. On y suit le parcours d’un jeune informaticien, parmi la pauvreté et la corruption sous le régime de Hosni Moubarak. Le livre fut interdit, l’auteur et son éditeur condamnés pour "atteinte à l’ordre public", emprisonnés et contraints de payer une lourde amende.
Le Liban fait figure de foyer ardent pour la bande dessinée arabe. Dès 1980, le "pays du Cèdre" a vu naître Carnaval de Georges Khoury (sans doute le premier album de BD en langue arabe pour adultes) – puis le premier collectif d’auteurs de BD, JAD Workshop. Depuis 2007, le collectif Samandal est l’héritier de ce mouvement. En dix ans et une vingtaine de numéros, sa revue plutôt expérimentale a accueilli les planches de 166 auteurs de BD, en majeure partie de pays arabes. Les auteurs-illustrateurs Barrack Rima et Zeina Abirached ont, quant à eux, ouvert la voie à des romans graphiques sur la société libanaise, régulièrement traduits et diffusés en France.

La recherche de l’utopie, histoire courte de Lena Merhej (Liban)
Fragilité économique
Même au Liban, publier reste une bataille. Cairo Comix est d’ailleurs un espace où les artistes débattent des problèmes de publication, de diffusion et de censure. Cette dernière est nette dans certains pays comme le Maroc, où il demeure risqué de critiquer le gouvernement ou la famille royale, ou en Égypte où elle s’accentue avec la politique du général Abdel Fattah Al-Sissi. Au Liban, le collectif Samandal a eu la surprise d’être attaqué par des institutions religieuses. Condamné en 2015 pour "incitation au conflit confessionnel" à une amende d’environ 20.000 dollars, il aurait mis la clé sous la porte sans un mouvement de solidarité internationale.
Les difficultés économiques pèsent lourd sur cette effervescence créative. Une industrie du livre et des réseaux de distribution faibles ou quasi-inexistants, un cloisonnement entre les pays, un trop petit nombre d’éditeurs : tout cela empêche pour le moment une quelconque professionnalisation. Les auteurs gagnent leur vie dans la communication, l’animation 3D, les jeux vidéo ou l’enseignement. L’expérience du Collectif 12 Tours en Algérie, qui a tenu un blog entre 2010 et 2011, avant de s’arrêter faute de contributeurs motivés, montre la fragilité de ces initiatives.
Les soutiens viennent des structures européennes (Institut français, Fondation allemande Rosa-Luxembourg, Cité internationale de la bande dessinée...) et de fondations comme celle du mécène libanais Mu ‘taz Al Sawwaf qui attribue chaque année des prix aux auteurs de dessins de presse, de dessin d’humour et de BD du monde arabe.
Animés par la foi dans leur art, ces militants ont réussi à tisser des liens solides par-dessus les frontières. À créer même les conditions d’une "fraternité", palpable au festival du Caire, selon l’artiste libanaise Lena Merhej, cofondatrice de Samandal. Pour cette dernière, la bande dessinée a le pouvoir de « toucher des publics très différents dont certains qui ne sont pas intéressés par la politique », et de « changer les choses, en abordant des sujets dont les gens ne peuvent pas parler ». Ces artistes animent des ateliers de bande dessinée pour la jeunesse en Lybie, en Irak, en Égypte et ailleurs, jettent des passerelles vers le graffiti et la musique comme le font les membres de Skefkef à Casablanca ou Cairo Comix au Caire. Ils ouvrent ainsi un espace de parole libre et d’échanges. Un territoire précieux pour la liberté d’expression qui demande encore à être pleinement conquise.

Cocktail, histoire courte de Salam Al Hassan (Syrie)