Tiago Rodrigues © Filipe Ferreira
Accueil | Entretien par Caroline Châtelet | 5 juillet 2021

Tiago Rodrigues : bouleversements pour un futur désirable

Acteur, auteur, metteur en scène et directeur depuis 2015 du Théâtre National Dona Maria II de Lisbonne, Tiago Rodrigues remplacera Olivier Py à la tête du Festival d’Avignon à partir de 2022. Cette année, il monte La Cerisaie dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes. Entretien.

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Regards. Comment avez-vous accueilli la réouverture des théâtres et autres lieux culturels mi-avril à Lisbonne et partout ailleurs au Portugal, après trois mois de fermeture ?

Tiago Rodrigues. Si la réouverture a suscité beaucoup de joie, nous traversons cependant un moment complexe. D’un côté, il y a un soulagement, mêlé au sentiment que le chemin vers la normalité, s’il ne sera pas sans obstacles, sera moins turbulent qu’auparavant. D’un autre côté, la catastrophe économique déclenchée par la pandémie nous oblige à un effort pour accompagner dans les prochaines années la reconstruction de la scène indépendante portugaise. Les fermetures ont posé notamment un problème d’embouteillage : beaucoup de projets n’ont pas encore pu jouer, et il importe de ne pas les traiter comme des produits de consommation. Il nous faut trouver comment les faire vivre, imaginer comment ils seront présentés. Il faut, aussi, profiter de ce moment pour ne pas travailler à une restructuration à l’identique, mais faire un pari fort en pensant autrement. Il est temps désormais de s’atteler aux questions de développement durable, de changement des moyens de production vis à vis de la crise climatique. Si je parle ici du contexte portugais, celui-ci est – au moins – européen. La pandémie nous intime d’opérer des changements profonds – ceux trop longtemps repoussés, comme le pari sur la parité, la diversité, l’adaptation aux changements climatiques, etc. Ceux-ci sont essentiels pour éviter la dérive vers une société plus injuste et inégalitaire et il nous faut les penser d’une manière intersectionnelle.

Les défis que vous évoquez renvoient aux affiches ornant actuellement l’une des façades du Théâtre National Dona Maria II de Lisbonne. Celles-ci annoncent « desejamos o futuro » (« nous désirons le futur »)…

Cette façade du théâtre – située sur la place la plus centrale de Lisbonne – est très présente dans la ville. Avec l’équipe du théâtre, nous nous sommes dit qu’il serait bien d’avoir des pensées, des phrases affichées là. Nous l’avons tenté en 2015 et c’est depuis devenu un geste récurrent, les affiches étant changées tous les trois mois environ. L’idée est que cette phrase appartient plus à la ville et chacune tente d’établir une passerelle entre la programmation et la société. Nous souhaitons affirmer le dialogue qu’un théâtre doit avoir avec le présent, la cité, les gens qui passent par là – que ces derniers viennent, ou pas, au théâtre. Pour « nous désirons le futur », cela renvoie au fait qu’au début de la pandémie, nous avons tous eu la sensation que le futur nous était volé. Il nous était impossible de faire des plans, à moyen ou long terme. Il y a donc ici l’envie de surmonter le présent, de parvenir au futur, conscients de ce que nous avons appris avec cette crise sanitaire. Être conduit par le « désir », plutôt que par le besoin ou la volonté, est également un moteur dans l’art. Cela signifie ressentir une forme de liberté, l’imaginer, la construire. Après, cela donne une sorte de vie à cette façade certes belle, mais très imposante par son côté monumental et néoclassique. Ce monument peut impressionner, intimider et l’idée est par ces affiches de l’ouvrir, pour rappeler aux gens qu’en tant que bâtiment public, ce théâtre appartient à tous.

Votre rappel de la nécessité de penser et de travailler autrement s’accompagne également d’une critique de certains discours néolibéraux…

Deux expressions ont été largement répétées pendant cette pandémie. Selon l’une, il faudrait « réinventer le théâtre », comme si le théâtre n’était pas par nature un art de la réinvention. Comme s’il n’était pas nécessaire qu’il se réinvente à chaque instant et comme s’il ne le faisait pas déjà. Il y a dans cette formule une accusation de conformisme du théâtre. L’autre expression est celle de la crise censée permettre d’inventer ou d’emprunter de nouveaux chemins. Je me méfie énormément de ce mantra de la crise comme opportunité, car ce slogan n’émerge que pour justifier la diminution de l’investissement public dans les services publics – qu’il s’agisse de la culture, de la santé, de l’éducation, etc. La vie de manière générale est pleine d’opportunités, mais déclarer qu’une crise (comme une guerre, d’ailleurs) constituerait une opportunité relève d’un discours néolibéral et cynique. C’est une voix qui affirme la loi du plus fort et la libéralisation des marchés. Cette période nous a rappelé, au contraire, que la solidarité constitue encore l’une des clés fondamentale de la cohésion sociale et que l’application de ce principe dans la politique et l’économie a permis de conserver une cohésion. La culture et les arts peuvent jouer un rôle énorme dans ce mouvement.

Lors d’un entretien en avril 2020, vous déclariez que les réponses artistiques à cette crise traversée surgiront dès lors que les équipes artistiques pourraient à nouveau travailler. Comment La Cerisaie s’inscrit-elle dans cette réflexion ?

La Cerisaie a surgi – comme tout projet de spectacle pour moi – au croisement d’un désir de rencontre et de traitement d’une écriture. Le jour même de ma première rencontre avec Isabelle Huppert, nous avons parlé de Tchekhov et très vite l’envie de travailler ensemble sur La Cerisaie a émergé. Ce texte m’inspire beaucoup, car les dimensions intime et politique, toujours présentes chez Tchekhov, s’articulent dans cette pièce de manière particulièrement claire. Le changement social profond qui traverse la Russie à la fin du XIXe et au début du XXe siècle innerve toute la pièce. Tchekhov décrit la fin d’un temps et le début d’un autre, que l’on ne comprend pas encore. Il brosse le portrait de personnes habitant un nouveau temps, alors qu’elles ne connaissent que le temps qui est fini. Cette sensation d’une société évoluant plus vite que les corps humains ; comme ce sentiment du vertige du passage du temps sont des choses que nous connaissons bien – encore mieux, peut-être, que le public russe de 1904. Lorsque j’ai commencé en 2018 à échanger avec Isabelle Huppert, nous éprouvions déjà l’incertitude de l’avenir, mais la pandémie a posé avec plus de force encore ce sentiment. C’est comme si quelque chose s’était cassé ou plié dans les derniers mois, et qu’il nous était difficile de comprendre précisément où, comme d’appréhender où cela va nous mener. Notre organisation, notre façon d’être ensemble, de partager le temps et l’espace sont modifiés. Le fait que La Cerisaie soit une pièce collective m’intéresse aussi à ce titre. Même si le personnage de Lioubov, joué par Isabelle Huppert, est au centre de l’action – dans le sens où c’est elle qui anime les autres – c’est néanmoins une pièce très chorale, où il y a l’idée de groupe, de collectif.

Il y a, donc, diverses résonances historiques entre la pièce et notre monde ?

Écrite en 1904, La Cerisaie se déroule une quarantaine d’années après la fin du servage en Russie [aboli en 1861, ndlr]. En quarante ans, les enfants nés libres de serfs sont devenus adultes. Tandis que certaines personnes ont vécu l’essentiel de leur vie avant cette libération, d’autres ne peuvent concevoir ce monde d’avant car ils sont nés libres. La Cerisaie aborde les questions de la propriété, de la terre, du patrimoine et de l’incertitude de l’avenir dans un monde dont les références ont été bouleversées. Qu’elle soit montée après la Seconde guerre mondiale, la pandémie de sida ou maintenant, elle résonne avec de grands événements historiques. Pour autant, le rapport à la pandémie peut déjà être tellement présent dans le regard du public que nous ne souhaitons pas le souligner. Je pense qu’il serait même un peu démagogique, populiste d’y céder. La pièce porte déjà tellement d’échos avec l’actualité, elle nous renvoie à des questions essentielles pour nous : celles de la démocratie en Europe, comme de la diversité de ses peuples.

 

Propos recueillis par Caroline Châtelet

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