Comme si nous manquions d’occasion de nous engueuler sur les réseaux sociaux et ailleurs, voilà une nouvelle polémique dans l’air du temps : pour ou contre la suspension des comptes de Donald Trump des plateformes (privées) à l’instar de Twitter, Facebook et autre Instagram ? Tout le monde y va de son analyse. Et de sa vérité.
La semaine dernière plusieurs plateformes numériques ont en effet décidé de supprimer, au moins momentanément – certains jusqu’à la prise de fonction du nouveau président élu, Joe Biden –, les comptes publics de celui qui est encore président des États-Unis. Quelques semaines plus tôt, le soir de l’élection américaine, le même locataire de la Maison Blanche s’était vu interrompre son discours par plusieurs chaînes de télévision, la très conservatrice Fox News comprise. Diffusion de fausses informations, appels à la mobilisation entraînant des violences – et même des morts lors de l’intrusion au Capitole après que Donald Trump a agité et mobilisé ses soutiens les invitant à manifester et se rassembler en masse – : les motifs sont nombreux pour justifier cette décision.
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Conscientes de l’impact des messages de Trump, avec ses dizaines de millions d’abonnés, les plateformes jouent la prudence et enrôlent pour une fois la casquette du gendarme de la pensée pour éviter toute nouvelle dérive que pourrait susciter un tweet du président américain. Une décision qui pose une question légitime. Celle de la modération des messages – et parmi eux, ceux à caractères diffamatoires, racistes ou homophobes tout comme les appels à la haine ou à la violence. Celle aussi de la liberté d’expression. Et enfin, celle du monopole qu’exercent à ce titre les réseaux sociaux.
En France, deux types de critiques ont émergé. Il y a celle incarnée par le monsieur numérique du gouvernement, Cédric O. Ainsi s’est-il exprimé sur Twitter : « La fermeture du compte de Donald Trump par Twitter, si elle peut se justifier par une forme de prophylaxie d’urgence, n’en pose pas moins des questions fondamentales. La régulation du débat public par les principaux réseaux sociaux au regard de leurs seuls CGU alors qu’ils sont devenus de véritables espaces publics et rassemblent des milliards de citoyens, cela semble pour le moins un peu court d’un point de vue démocratique. Au-delà de la haine en ligne, nous avons besoin d’inventer une nouvelle forme de supervision démocratique ». Une position qui ne manque pas d’incohérence. Le ministre dénonce une dérive de la modération des réseaux sociaux alors qu’il appartient à une majorité qui, avec la loi Avia, aurait pu nous conduire à introduire de la censure dans le débat politique et public – raison pour laquelle le Conseil constitutionnel a retoqué une grande partie des dispositions de la loi.
Cédric O affirme aussi que les réseaux sociaux sont devenus de véritables espaces publics. Mais le sont-ils vraiment ? La question est importante pour juger de l’affaire. Voilà des libéraux au pouvoir, des adeptes du « laisser-faire », et qui voudraient intervenir, réguler voire, une entreprise privée. Parce que si Twitter, Facebook & Cie sont devenus des espaces publics, alors il faut briser leur monopole et les démanteler, comme le suggérait d’ailleurs la candidate démocrate à la Maison Blanche, Elisabeth Warren. Et on imagine mal l’actuel gouvernement s’engager dans cette voie.
Et puis il y a ceux qui jugent légitime la décision des plateformes numériques – considérant la plupart du temps qu’il s’agit d’entreprises privées dont l’objet est encadré par une charte éthique. Tous ceux qui échappent ou contreviennent à cette charte – conforme la plupart du temps aux législations en vigueur dans les pays où l’application est utilisée – sont exclus momentanément du réseau social. Avant Trump, des milliers d’utilisateurs de tous horizons ont vu leur compte supprimé ou suspendu pour des raisons diverses – justifiées ou non d’ailleurs. On peut difficilement reprocher aux plateformes de passer sous silence bien des propos lus sur les réseaux sociaux en France – comme on le voit tous les jours avec agacement – et dans le même temps lui reprocher d’agir quand des propos, tenus par un président en exercice, menacent chaque jour les libertés. Des propos à caractères raciste, homophobe ou sexiste comme les appels à la violence sont répréhensibles par la loi. Et il s’agit bien là d’un « d’un contrôle disciplinaire », comme le rappelle Dominique Boullier, spécialiste des usages numériques, dans Libération. Et d’ajouter que la suppression de comptes par le passé « n’a jamais été présentée comme une politique éditoriale ».
Si sur le site Internet de Regards des messages de ce type devaient être diffusés, le directeur de la publication en serait pénalement responsable. Et Roger Martelli ne serait pas très content. De la même manière, la responsabilité des plateformes numériques est engagée. Et peut-être aimerait-on qu’elle le soit davantage. La suspension des comptes après des menaces de mort, du harcèlement, des attaques racistes, sexistes ou homophobes arrive parfois tardivement. Voire jamais. Il est vrai que le compte de Donald Trump est un peu plus visible avec ses millions d’abonnés. Ça lui donne une responsabilité supplémentaire. Mais ça ne le dispense pas non plus des règles fixées par les applications. Twitter n’est pas un journal. Ou alors c’est plusieurs journaux, plusieurs médias, avec une ligne éditoriale par abonné.
Trump a encore de la marge avant d’être censuré. Il a bien des espaces publics et médiatiques pour s’exprimer. Et si « ça n’est pas au GAFAM de faire la loi » ni « aux géants de la Silicon Valley de gérer notre liberté d’expression », comme on peut le lire ici ou là, à droite comme à gauche, alors il faut assumer vouloir réguler et peut-être même démanteler ces plateformes. Voire de mettre un terme à leur monopole. Ou peut-être faut-il tout simplement, comme le suggère Dominique Boullier, que « nos politiques se désintoxiquent de Twitter ».