Accueil | Reportage par Fabien Perrier | 13 mars 2020

Escalade militaire à la frontière gréco-turque

Entre la Grèce et la Turquie, le torchon brûle. La bataille de communication qui se fait sur le dos des migrants se double, désormais, d’une escalade militaire.

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Des tirs sur un véhicule militaire grec stationné sur la rive occidentale du fleuve Evros qui délimite la frontière avec la Turquie, des avions de combat F-16 violant l’espace aérien au nord de la Grèce, ou encore un navire turc enfonçant un bateau des garde-côtes helléniques au large de Kos, île de la mer Égée orientale : ces informations des deux derniers jours sont passés quasiment inaperçues dans les médias européens focalisés par la guerre contre le coronavirus. Pourtant, tout au long de la frontière gréco-turque, terrestre comme maritime, la tension ne cesse de croître. L’escalade militaire prend le pas sur la bataille de communication qui se joue depuis deux semaines avec, comme seule constante, l’utilisation d’êtres humains comme chair à négociation.

 

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Tout a commencé fin février quand le Président turc Recep Tayyip Erdogan a annoncé ouvrir les frontières avec la Grèce. Or, 3,5 millions de migrants vivent actuellement en Turquie et nombre d’entre eux espèrent franchir la porte d’entrée de l’Union européenne. Fin février, au poste frontalier d’Ipsala, en Turquie, des centaines de réfugiés sont ainsi regroupés sur un parking aux allures de terrain vague. Parmi eux, un Afghan de 20 ans, Mohamad, explique : « Erdogan a dit que nous pouvions passer ! Nous sommes venus et nous sommes bloqués. Les Grecs ont fermé les frontières. » Le jeune homme est dépité. Il est là avec 14 autres membres de sa famille. Tous sont arrivés le matin même. Mais à Ipsala, juste avant le pont permettant de franchir l’Evros, leur chemin s’est transformé en impasse. Auparavant, dans l’Afghanistan natal qu’ils ont fui, pourchassés par les talibans, ils vivaient un calvaire. Désormais, désespéré, Mohamad se demande quand lui et sa famille pourront gagner l’Europe. Et surtout l’Allemagne où son oncle est arrivé il y a « quelques années ». Mohamad répète : « Pourquoi le gouvernement turc a-t-il dit que la frontière était ouverte ? C’est un mystère ! »

À midi, une rumeur se répand : « La frontière est ouverte au nord ». Pour ces exilés en détresse apparaît une nouvelle lueur d’espoir. Comme dans un ballet bien orchestré, pick-up et bus déboulent sur le parking. Les migrants négocient avec leurs conducteurs pour être conduits à Pazarkule, dans la province d’Edirne à une centaine de kilomètres. Là-bas, les scènes sont identiques. Des migrants arrivent, en bus, en taxi, en tracteur, à pied. Pourtant, leur espoir échouera sur les mêmes portes closes. Aujourd’hui, nul ne sait combien de migrants attendent à Pazarkule – journalistes et humanitaires sont interdits de se rendre sur la rive – mais le lieu semble transformer en camp à ciel ouvert. que les migrants ne peuvent pas quitter, bloqués là par les autorités turques selon différents témoignages. Elles font, ainsi, monter la pression sur l’Union européenne, via la Grèce.

La peur des migrants

De l’autre côté de Pazarkule, dans le village grec de Kastaniès, le ras-le-bol est à son comble. Il mêle sentiment de solitude – voire d’abandon – sur la question migratoire et craintes démultipliées sur les motivations réelles du Président turc. Vangelis tient une supérette dans le village frontalier : « Le problème, c’est la Turquie. Nous ne pouvons pas accueillir tous ces migrants. Mais que peut faire le gouvernement grec ? Pas grand chose », enchaîne le cinquantenaire. Pour lui, « c’est un problème européen, or, la Grèce doit se débrouiller seule ». À quelques pas, la patronne d’une taverne, elle, veut « renvoyer ces migrants chez eux ». Elle se félicite que militaires et policiers grecs aient renforcé leurs patrouilles. En effet, tout au long du fleuve Evros défilent des jeeps militaires grecs dont les hauts-parleurs crachent l’interdiction de pénétrer le territoire « aux envahisseurs » – ce sont les mots de la patronne de la taverne. « Il était temps d’agir », lance-t-elle tout en se félicitant que son fils, âgé de 16 ans, ait rejoint les « patrouilles de citoyens qui défendent la patrie ». Officiellement, ces groupes d’hommes aux allures de milices apportent leur soutien à l’armée et à la police en leur divulguant leur connaissance de ce terrain frontalier et marécageux, en distribuant du café et de la nourriture. Dans la pratique, ils sont sur les rives, armes à la main, repoussant les migrants « de l’autre côté » et suppléant un État qu’ils jugent défaillant. Pour la tenancière du lieu, des années ont été perdues : celles pendant lesquelles le parti de la gauche grecque, Syriza, a été au gouvernement de janvier 2015 à juillet 2019.

D’ailleurs, le successeur d’Alexis Tsipras, Kyriakos Mitsotakis, de Nouvelle Démocratie (droite), avait notamment surfé, pendant sa campagne, sur la peur des migrants. Il proposait la création de « centres fermés », l’accélération des renvois dans le pays d’origine. Sauf que quand il a voulu les établir sur les îles à quelques encablures de la Turquie, comme sur le continent, il s’est heurté à une farouche opposition de la population. Sur les îles de Lesbos et de Chios, des manifestations violentes ont même eu lieu.

Les migrants comme moyens de pression sur l’UE

Déstabilisé sur les îles, le gouvernement grec est-il en proie d’une déstabilisation à sa frontière nord ? Il a, en tout cas, foncé tête baissée dans la bataille de chiffres engagée par Recep Tayyip Erdogan. Les premiers jours de la crise, le gouvernement turc a annoncé que près de 80.000 migrants avaient passé les frontières, puis près de 150.000. Tous les jours, les autorités grecques annoncent avoir « empêché » des migrants d’entrer. Entre le 29 février et le 11 mars, 45.000 migrants auraient donc été refoulés sur les près de 200 kilomètres de frontière terrestre ; seuls 348 ont été arrêtés sur le sol hellène. Ces chiffres contribuent à renforcer la peur de l’invasion. Pourtant, l’agence de l’ONU en charge de la question (HCR), estime à 20.000 le nombre de migrants attendant aux frontières turques, terrestres comme maritimes.

En réalité, « Erdogan fait pression sur le gouvernement grec. Or celui-ci ne peut pas trouver, seul, une réponse à cet enjeu », explique Menelaos Maltezos, un des responsables de Syriza pour la région de l’Evros. Lui en appelle à l’UE, à une solidarité européenne et à un partage des responsabilités entre les différents États-membres. Car dans le fond, les migrants sont utilisés comme outils par un pouvoir turc qui doit affronter une double crise, économique et social, qui risque d’écorcher sa légitimité. Depuis plusieurs mois, il utilise donc les questions géopolitiques pour renforcer son assise dans la population et a besoin des Européens pour arriver à ses fins sur différents dossiers (Syrie, exploitation pétrolière et gazière, etc.).

Lors d’un discours à Ankara, le 11 mars, Erdogan a d’ailleurs prévenu : « Nous maintiendrons les mesures actuellement mises en place à la frontière jusqu’à ce que les attentes de la Turquie [...] reçoivent une réponse concrète ». Conscient que laisser passer les migrants revient à agiter une peur sur laquelle de nombreux dirigeants ont surfé pendant des années, et continuent de le faire. La réponse apportée, avec le soutien des institutions européennes, est une militarisation de la frontière. Reste que dans ce rapport de forces, les migrants sont pris en étau. Au prix, parfois, de leur vie.

 

Fabien Perrier, envoyé spécial à la frontière Evros

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