La scène se déroule en 2005 en Argentine, lors du « sommet des peuples » organisé pour s’opposer aux projets de zone de libre-échange en Amérique latine promus par les États-Unis. Hugo Chávez invite Diego Maradona à le rejoindre sur l’estrade montée dans le stade de Mar del Plata, et fait scander à la foule : « Vive Maradona, vive le peuple ! »
Maradona comme incarnation du peuple, c’est une évidence partagée par Jean-Luc Mélenchon (« Fortune ou pas, Maradona était resté du côté du peuple ») et l’Élysée (« Ce goût du peuple, Diego Maradona le vivra aussi hors des terrains »). Mais si l’insoumis crédite « un compagnon de combat », le palais désavoue « ses expéditions auprès de Fidel Castro comme de Hugo Chávez », leur trouvant « le goût d’une défaite amère ».
LIRE AUSSI SUR REGARDS.FR
>> « Castro, une figure populaire de l’Amérique latine populaire »
De fait, le maître à jouer argentin, entre autres transgressions, se sera affranchi de l’interdiction implicitement faite aux sportifs de s’aventurer sur le terrain politique – du moins au-delà des causes consensuelles. Il s’est ainsi placé, assez tôt, aux côtés d’un grand nombre de chefs d’État, couvrant presque tout le spectre du socialisme latino-américain.
« Chaviste jusqu’à la mort »
Cela commence par une amitié avec Fidel Castro, rencontré lors d’un premier voyage à Cuba en 1987 et qui voit en lui le « Che du football ». Une admiration que lui rend le joueur : « C’est un révolutionnaire. Les politiciens accèdent au pouvoir avec le fric, lui c’est avec le fusil », confiera-t-il à Emir Kusturica dans le documentaire que lui consacre le cinéaste en 2008.
Il reviendra souvent sur l’île, sa « seconde maison », pour y soigner son addiction à la cocaïne, sa surcharge pondérale et ses troubles cardiaques. Et, en 2016, pour assister aux funérailles de son « second père », avec lequel il a aussi filmé un long entretien pour la télévision argentine, en 2005. Pour le symbole, tous deux sont morts un 25 novembre.
Les liens sont à peine moins étroits avec Hugo Chávez, qu’il salue à son décès en 2013 comme l’homme qui « a changé la manière de penser des Latino-Américains, soumis leur vie entière aux États-Unis », se déclarant « chaviste jusqu’à la mort » en 2017. Il se dira aussi « le soldat » de son successeur Nicolás Maduro, dont il soutient les campagnes électorales, se présentant avec lui à la tribune en 2018.
L’année suivante, il réagit aux contestations de sa réélection : « Ils n’ont pas réussi avec Fidel, ils n’ont pas réussi avec Hugo, encore moins avec vous. Le Venezuela vaincra ! » « Ils », ce sont « les shérifs du monde que sont les Yankees », également visés quand il évoque la présidence brésilienne « volée » à Lula et « le coup d’État orchestré » en Bolivie contre Evo Morales – qu’il avait rencontré en 2005 dans le « train de l’Alba » (Alliance bolivarienne pour les Amériques).
Maradona aura exprimé avec constance l’antiaméricanisme profondément enraciné en Amérique latine. « Je suis prêt à me battre contre l’impérialisme et contre ceux qui veulent s’emparer de nos drapeaux », lance-t-il en 2017. Sa veine péroniste lui avait cependant fait manquer de discernement lorsqu’il avait soutenu le très libéral Carlos Menem en 1989, avant de le désavouer deux ans plus tard. On la retrouvera dans sa caution des présidences de Néstor et Cristina Kirchner.
Tout sauf exemplaire
Toutes les fréquentations du « compagnon de combat », selon le terme de Jean-Luc Mélenchon, n’auront pas l’aval de la gauche altermondialiste ou bolivarienne. Comme celle de Mouammar Kadhafi et de son fils (qui l’engage comme conseiller quand celui-ci se prend de devenir footballeur professionnel en 1999). Il a aussi été, en 2011, la tête d’affiche grassement rémunérée d’une opération de propagande de l’autocrate tchétchène Ramzan Kadyrov, à l’occasion de l’inauguration du nouveau stade de Grozny.
Et quand, bombardé président du FC Brest en Biélorussie en 2019, il veut rencontrer Alexandre Loukachenko, c’est pour « faire une photographie », comme s’il voulait compléter une collection dont il cite les meilleures prises : Castro, Chávez, Kadhafi, Poutine… Est-ce sa faute si tout le monde voulait être sur la photo avec lui pour s’attribuer une part de sa légende ?
Lui-même n’était pas dupe, qui aura frayé avec les patrons de la Camorra comme avec ces chefs d’État. Quelle exemplarité voulez-vous exiger d’un toxicomane, d’un fraudeur fiscal, d’un voyou génial ? En définitive, la substance politique de Maradona – dont l’engagement aura surtout consisté en déclarations cinglantes et en poses devant les caméras – réside dans ce qu’il a incarné : l’insolent pibe des bidonvilles de Buenos Aires élevé au rang d’icône mondiale.
On pourrait s’en tenir prudemment à ce qu’il a exprimé de « l’essence même de l’identité collective argentine », comme le formule Mickaël Correia dans Une histoire populaire du football [1]. Mais Maradona est plus que cela, plus que lui-même, l’eût-il payé de sa propre dépossession.
Disons : un personnage universel, à l’image du football dont il rappelle qu’on ne devrait jamais cesser d’en faire une source de joie et de passion enfantines. Une authentique figure du peuple que personne n’aura pu raisonner ni arraisonner. Contrairement à ceux qui parlent au nom de ce peuple, Maradona, jusque dans ces excès, ses fautes et ses errements, ne l’a jamais trahi.