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Accueil | Entretien par Loïc Le Clerc | 31 mars 2021

Cinq questions pour tout comprendre au « tri des patients »

C’est quoi ce tri ? D’où est-ce que ça vient ? Pourquoi fait-on ça ? Quel impact du Covid ? Une médecine sans tri, c’est possible ? On a causé avec Caroline Izambert.

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Caroline Izambert est historienne et co-autrice de l’ouvrage Pandemopolitique, réinventer la santé en commun (Éditions La Découverte).

 

Regards. Depuis un an, on parle beaucoup du « tri des patients ». Au-delà du Covid-19, pouvez-vous nous expliquer en quoi cela consiste ?

Caroline Izambert. Avant tout, il faut bien avoir à l’esprit que ce n’est pas une pratique exceptionnelle dans la médecine : on trie tous les jours. Pour bien comprendre ce qu’est le tri, il faut revenir à la médecine militaire du 19ème siècle et à la façon dont on va essayer de conceptualiser et rationaliser l’intervention médicale sur les champs de bataille. Ces raisonnements, pour quelqu’un qui n’est pas médecin, n’apparaissent pas très naturels. Sur un champ de bataille, vous avez beaucoup de blessés et des moyens médicaux forcément limités, vous allez alors réfléchir non pas à apporter le maximum de soins à un maximum de gens, mais au contraire d’essayer d’apporter vos moyens aux personnes le plus susceptibles d’en bénéficier, d’en tirer le meilleur parti. Cela veut dire que quelqu’un de très mal en point, on peut éventuellement le laisser de côté et certainement l’abandonner à la mort – d’autant qu’à l’époque, on n’a pas grand chose à offrir en soins palliatifs – et concentrer son énergie sur des cas moins graves où l’intervention médicale pourra être déterminante, pourra permettre à la personne de survivre. Le tri s’est décliné à énormément de domaines du soin. Si on regarde à l’autre extrême du champ de bataille, on peut estimer qu’un médecin généraliste qui choisit de passer plus ou moins de temps avec un patient procède à une forme de tri.

 

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Que change le Covid dans cette pratique du tri ?

On a vu plusieurs tribunes de médecins ces derniers jours expliquant que face à la dégradation de l’épidémie, ils seront « contraints de faire un tri des patients afin de sauver le plus de vies possible ». Ce qu’ils veulent dire, c’est qu’on va devoir se mettre à appliquer d’autres critères que les critères habituels de tri pour envoyer les patients en réanimation. On ne va plus évaluer un patient par rapport à des critères prédéfinis, on va évaluer les patients entre eux. On va se retrouver dans une situation où l’on n’enverra plus des gens en réanimation alors que, s’ils étaient arrivés à l’hôpital en décembre, on aurait « tenté le coup ».

Si le tri est une pratique si courante dans le monde de la médecine, pourquoi, depuis la crise du Covid, fait-elle tant parler d’elle ? D’aucuns qualifient cette gestion des malades d’« eugénisme ». Qu’en dites-vous ?

Cette pratique n’est pas bien connue et je pense qu’on l’a tous découvert avec sidération. Car même dans un monde idéal, on n’a jamais de moyens infinis pour soigner... Mais il faut savoir qu’elle est parfois très rationalisée : en réanimation, une grande partie de la discipline consiste à apprendre à trier les patients, parce que tous les patients ne sont pas susceptibles de tirer parti de ces soins très lourds. Si on a 85 ans et qu’on survit à trois semaines de réanimation, il est peu probable qu’on puisse récupérer. Je peux comprendre que le fait de découvrir qu’il y a des gens qui vont mal et qui n’iront pas en réa, c’est violent. Ce ressenti n’a pas à être balayé d’un revers de la main comme s’il ne s’agissait que d’une affaire de spécialistes. Il est légitime d’avoir peur de l’eugénisme, mais il faut aussi avoir peur d’une médecine technologique toute-puissante. Il faut se demander pourquoi ces questions qui touchent à la vie et à la mort, qui vont tous nous concerner un jour – pour nous-même ou un proche –, sont si peu discutées dans l’espace public, ou alors que d’un point de vue budgétaire.

Un hôpital sans tri, est-ce une utopie souhaitable ?

Je parlerais plutôt d’uchronie. Je ne suis pas sûre qu’un système de soins qui tenterait tout dans n’importe quelle condition, quel que soit le coût social, et déchaînerait de la technologie dans tous les sens pour la survie du patient, sans réflexion éthique, soit un monde qui fasse rêver. Aujourd’hui, pour ce qui concerne les cancers, on a énormément de lignes de traitement. Pour autant, est-ce qu’il faut tout le temps essayer d’aller aussi loin que la technique nous le permet ? D’ailleurs, il y a beaucoup de patients qui demandent d’arrêter, contre l’avis des oncologues qui ont envie de tout tenter. La question du choix du patient est importante. La médecine, c’est toujours du tri. La vraie question, c’est qui choisit les critères de tri ? Quelle transparence et quel contrôle démocratique ?

Justement, qu’a-t-on raté, politiquement, ces dernières années et qui nous a amené droit dans le mur du Covid ?

Je ne suis pas très sûre qu’on ait bien expliqué à l’ensemble des Français qui ont voté pour les divers Présidents que la baisse du nombre de lits d’hospitalisation ces dernières années exposait la France à plus de choix tragiques en cas d’épidémie. Ne soyons pas naïfs, on savait bien qu’une crise sanitaire allait arriver un jour. Un autre phénomène particulièrement présent en France, c’est qu’on privilégie le soin à la prévention. C’est aussi une forme de tri : préférer investir dans de nouvelles chimios – qui sont de bons traitements et vont sauver des gens – plutôt que sur des campagnes de santé publique sur l’alimentation, la pollution de l’air, etc. L’un des facteurs de la gravité de l’épidémie de Covid dans un pays comme la France, c’est le vieillissement de sa population, d’une part, mais aussi le fait qu’on a une population générale en mauvaise santé. Quand on voit la proportion des maladies cardiovasculaires et chroniques (diabète), on pourrait parler d’épidémies silencieuses. Et ça ne fait que très peu l’objet de politiques de santé publique. On traite le mal avec des médicaments, mais on ne fait rien en terme d’éducation à la santé. Ce tri dans les dépenses publiques a été très peu discuté démocratiquement. Combien de débats politiques sur l’Aide médicale d’État pour les sans-papiers et combien sur les maladies chroniques ? Voilà aussi comment on finit, en 2021, à faire un choix tragique : envoyer ou non quelqu’un en réa ? C’est un problème beaucoup plus systémique.

 

Propos recueillis par Loïc Le Clerc

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