Francisco de Goya, Nature morte (1810)
Accueil | Par Marion Rousset | 20 mars 2018

Enfin, la gauche pense bêtes

La défense des animaux a fait depuis l’élection présidentielle une entrée très remarquée dans le débat politique, et la gauche a fini par se saisir d’un sujet que l’on retrouve notamment au cœur des controverses sur le véganisme.

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Article extrait du numéro hiver 2018 de Regards.

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Rappelez-vous, pendant la dernière campagne présidentielle, Jean-Luc Mélenchon se faisait filmer dans sa cuisine en pleine préparation d’une salade au quinoa. Quelle mouche avait donc piqué cet étonnant animal politique ? Derrière un exercice de storytelling de plus en plus imposé, c’était aussi un point de son programme que le candidat souhaitait illustrer par sa recette végétarienne.

Notre « modèle agricole, radicalement nocif et destructeur pour la santé humaine comme pour l’état de l’environnement, se paie aussi d’une souffrance animale ignoble », explique-t-il quelques jours plus tard sur son blog. L’homme a d’ailleurs boycotté le Salon de l’agriculture, étape pourtant quasi-obligatoire des présidents ou de ceux qui aspirent à le devenir. Mélenchon enchaîne les sorties. L’été dernier, à l’Assemblée nationale, il proposait encore devant un parterre de députés une mesure « qui n’a jamais eu droit de cité à une tribune parlementaire. Quand, comme mesure de civilisation, dirons-nous que nous sommes disposés à punir avec force le martyre des animaux dans une civilisation aussi développée et civilisée que la nôtre ? »

À Clermont-Ferrand, lors de la convention de la France insoumise, il déclare : « Vous ne pouvez pas continuer à sacrifier chaque année 65 milliards d’animaux et mille milliards de poissons pour nourrir la population humaine comme vous la nourrissez actuellement ». Tant et si bien que fin novembre, le site Politique et animaux, animé par l’association L214, classe la France insoumise en tête des partis qui respectent le plus les animaux, lui décernant la note plus qu’honorable de 17,5. « De toute l’histoire de la Ve République, la France Insoumise est le premier groupe politique à avoir inscrit la fin de la maltraitance animale dans sa “déclaration” », constate Samuel Airaud, responsable des relations institutionnelles à L214 et du site en question. Comparé à la Grande-Bretagne, où le Labour Party a son propre délégué à la question animale, c’est peu. Mais en même temps beaucoup au regard de la situation hexagonale.

Lente montée en sensibilité

À pas feutrés, le sujet commence à rentrer dans le lexique de la gauche française. En 2012, le conseil fédéral d’EELV adopte une motion “Animaux et société” qui s’inquiète du traitement réservé aux bêtes et déplore le silence politique qui entoure cette question. « L’animal peine encore à entrer dans le champ politique national » et « rares sont les partis politiques qui se saisissent du sujet », est-il écrit en préambule. Et en 2015, le parti monte une commission “Condition animale”. Mais il revient de loin. Dans les années 1990, différentes tentatives de créer une commission sur les animaux au sein des Verts ont été court-circuitées par les commissions chasse et agriculture, ainsi que par la Confédération paysanne qui exerçait un poids certain. « Alors qu’il existait une commission chasse au sein des Verts, la question animale et celle de ce qu’ils ressentent étaient perçues comme ridicules », rappelle Yves Bonnardel, fondateur des Cahiers antispécistes.

« Dans le Limousin, il y avait un projet de ferme des mille vaches. Une élue verte s’y est opposée non pas parce qu’elle se préoccupait du sort des veaux, mais parce que les camions allaient détruire la chaussée, déplore à son tour la philosophe Florence Burgat. Ils critiquaient la voiture, mais sur la viande, ils ne pipaient mot. » Laurence Abeille, députée du Val-de-Marne, qui a dû batailler pour mettre cette question à l’agenda politique des écologistes, se souvient de sarcasmes : « Cette question faisait rire. Ma collaboratrice s’est pris des remarques du type “Vous êtes toute blanche, vous êtes malade ?” » « Pendant longtemps, les Verts ne se sont intéressés qu’à la biodiversité et non aux animaux comme individus. Aujourd’hui, cela change un peu. Certains d’entre eux ont d’ailleurs fait sécession en se rapprochant du Parti animaliste. Quant à Nicolas Hulot, je sais qu’il est sensibilisé à ce sujet », résume la philosophe Corine Pelluchon, qui travaille en coulisses pour faire avancer la cause animale. Elle a notamment donné une conférence pour le groupe Kering en octobre, chez Gucci, en insistant sur la nécessité pour les grandes marques d’arrêter la fourrure.

Du côté du PS, en revanche, c’est toujours le silence radio. La députée socialiste Geneviève Gaillard, qui a créé en 2002 un groupe d’étude sur la protection des animaux à l’Assemblée nationale, fait figure d’exception au sein de son parti. « Je n’étais qu’une petite parlementaire des Deux-Sèvres et je n’avais pas le poids suffisant pour faire avancer les choses. On m’a beaucoup dit : “Occupe-toi donc des hommes avant de t’occuper des animaux !” La défense des animaux, ce n’est pas du tout leur truc, au PS », estime-t-elle. En novembre dernier, Terra nova a cependant publié un rapport intitulé “La viande au menu de la transition alimentaire”, qui évoque la montée de la sensibilité de l’opinion publique à l’égard de la “souffrance animale”. Mais de manière très périphérique par rapport aux enjeux écologiques et sanitaires.

Intérêt prononcé au XIXe siècle

Ce fut pourtant une préoccupation historique des mouvements socialistes du XIXe siècle. C’est à cette époque que naît le mouvement de protection animale français, marqué par la création de la Société protectrice des animaux en 1845. Dans la foulée de la Révolution française, l’Académie des sciences morales et politiques organise dès 1802 un concours de dissertations dont le sujet – “Jusqu’à quel point les traitements barbares exercés sur les animaux intéressent-ils la morale publique ?” – montre l’intérêt que suscite la question. Le tournant réactionnaire amorcé par l’Empire renversera bientôt la vapeur puisque dès 1804, le code civil associe les animaux domestiques à des « biens meubles » qui sont « achetables et vendables comme d’autres possessions », tandis que les animaux sauvages sont dotés d’un statut de « res nullius », de « choses sans maître ». Ils peuvent donc être capturés, maltraités ou tués sans que personne n’en soit inquiété.

Mais la révolution de 1848 donne un nouvel élan à ce mouvement. En 1850, l’Assemblée nationale de la IIe République vote la loi Grammont, du nom du député Jacques Delmas de Grammont, futur ministre de Napoléon III, qui passe pour fondatrice du droit animal en France. Désormais, ceux qui exercent publiquement et abusivement des mauvais traitements envers les animaux domestiques sont punis d’une amende de cinq à quinze francs, à quoi peut s’ajouter une peine de prison d’une durée d’un à cinq jours. En 1959, un nouveau décret élargira les sanctions aux cruautés commises dans le cadre privé.

Cette évolution des textes est dans l’air du temps intellectuel et militant. Alphonse de Lamartine, engagé dans l’insurrection de février 1848, déclare par exemple : « On n’a pas deux cœurs, un pour les hommes un pour les animaux, on a du cœur ou on n’en a pas ». Dans ses Mémoires, Louise Michel fait aussi le lien entre la lutte des classes et la défense des animaux : « Au fond de ma révolte contre les forts, je trouve du plus loin qu’il me souvienne l’horreur des tortures infligées aux bêtes », raconte-t-elle avant d’ajouter : « Plus l’homme est féroce envers la bête, plus il est rampant devant les hommes qui le dominent ». Une journaliste libertaire à la tête du Cri du peuple, disciple du communard Jules Vallès, affirme quant à elle : « J’aime les pauvres d’abord, les bêtes ensuite ; et les gens après ». Elle dénonce la fin de vie des chevaux exploités par des propriétaires sans scrupules ou la lutte contre les chiens errants lancée par le préfet de Paris, et publie de nombreux articles contre la corrida.

La journaliste Marie Huot, proche des milieux révolutionnaires, s’insurge pour sa part contre les crimes des vivisecteurs comme des toréadors, avec des méthodes qui évoquent celles d’Act Up : un jour de janvier 1887, pour protester contre la tauromachie, elle se rend à l’hippodrome accompagnée de quelques camarades munis de sifflets plein les poches, et en repart avec le nez qui saigne et ses vêtements en lambeaux. Cet état d’esprit se prolonge jusqu’au début du XXe siècle au travers de Jean Jaurès et d’Emile Zola, tous deux membres de la revue L’Ami des bêtes. L’auteur du célèbre “J’accuse” insiste lui aussi sur la convergence des luttes pour l’émancipation humaine et les droits des animaux, plaçant même la seconde au-dessus de la première : « Je ne savais pas faire preuve de vaillance, car la cause des bêtes pour moi est la plus haute, intimement liée à la cause des hommes, à ce point que toute amélioration dans nos rapports avec l’animalité doit marquer à coup sûr un progrès dans le bonheur humain ».

Hiérarchie des luttes

C’est donc un lien très puissant qui s’est rompu au XXe siècle. « Les socialistes du XIXe siècle défendaient les ouvriers, les femmes, les enfants… et les animaux. La gauche de notre époque a oublié cet épisode de l’histoire », regrette la philosophe Florence Burgat. La cause animale fait notamment les frais d’un idéal révolutionnaire qui veut croire que le Grand soir résoudra automatiquement la multitude des “petits” combats. « Dans les années 1920, au moment où la gauche française se structure autour du marxisme et que la lutte des classes devient centrale, beaucoup de thèmes sont marginalisés, comme les animaux, mais aussi les questions environnementales et les droits des femmes », analyse Samuel Airaud.

Les années 1960-1970 donnent de la visibilité aux mouvements féministes, avec la création du Mouvement de libération des femmes en 1970. Une de ses figures fondatrices, la sociologue Christine Delphy, tente de convaincre, non sans peine, qu’il n’existe pas de hiérarchie des luttes. « L’extrême gauche française a mis très longtemps à admettre cette idée. À ce moment-là, le paradigme marxiste était tout-puissant. Le capitalisme était considéré comme le système englobant, celui qui définit les changements et détermine la périodisation historique. » Reste que ses efforts finiront par porter leurs fruits. Rien de tel du côté des défenseurs des animaux, qui restent sur la touche. Ils ne profitent pas de ce moment d’effervescence. En 1975, le philosophe australien Peter Singer publie Animal liberation, un livre dans lequel il propose d’intégrer l’antispécisme à la liste de l’anticapitalisme, de l’antisexisme, de l’anticolonialisme et de l’antiracisme. Mais l’idée a peu d’écho et l’ouvrage ne sera traduit en France qu’en 1993. Sans effets notables.

Un an avant, l’essayiste Luc Ferry a publié Le Nouvel ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme. « Ferry écrit que Hitler est le premier en Europe à avoir donné des droits aux animaux, en supprimant l’expérimentation sur eux. Alors que les questions de bien-être animal commençaient à circuler, pendant dix ans nous n’avons plus pu dire un mot sur ce sujet dans les colloques sans se faire traiter de nazi », raconte la philosophe Florence Burgat. L’historienne de l’art et des mentalités Élisabeth Hardouin-Fugier se rend en Allemagne, consulte les archives et réalise que la loi citée dans cet essai se contente de reprendre des dispositions antérieures, inspirées du Martin’s Act – le texte fondateur du droit animal voté en 1822 au Royaume-Uni. En outre, elle déterre le journal de Victor Klemperer, fils de rabbin, qui raconte que tous les animaux de compagnie des Juifs ont été tués.

Enfin, elle montre que dans les camps nazis, on pratiquait des expérimentations sur les animaux – « comme dans le camp S21 au Cambodge », précise Florence Burgat. Ces faits sont documentés et diffusés dans des revues lues par le cercle académique. Mais le mal est fait. Pour couronner le tout, Brigitte Bardot, dont on connaît les accointances avec l’extrême droite, devient la figure de proue du mouvement avec sa fondation 30 Millions d’amis. « Entre la référence à Hitler et Brigitte Bardot, beaucoup se demandaient s’il était de bon ton de parler de cette cause », pointe Florence Burgat.

Résistances françaises

Plus personne n’ose donc s’exprimer sous peine de passer pour un extrémiste de droite. Le sujet devient quasiment tabou. On parle de désastres écologiques qui mettent en péril la survie des habitants, on évoque les menaces d’incendies qui ravagent des hectares de végétaux, mais le sort des animaux semble laisser indifférent. « J’ai entendu des gens du PS me dire que quand on défendait les animaux, on était forcément d’extrême droite », confirme la députée socialiste Geneviève Gaillard.

À ce stigmate s’ajoutent d’autres résistances ancrées dans des cultures philosophiques particulières. Les humanistes pensent que l’homme est supérieur à tout, les naturalistes refusent d’aller contre la prédation qui serait dans l’ordre des choses… Sans compter l’influence de motivations électoralistes, comme la peur des Verts de renforcer leur image de bobos urbains et élitistes. Et les logiques d’appareil : « La France insoumise est tout sauf un parti. Son leader n’a pas de compte à rendre sur ce qu’il dit, c’est un électron libre. Au PS, tout le monde se surveille. Le premier qui bouge se fait exclure », estime l’écrivain Dalibor Frioux.

Mais surtout, la défense de la nature ne fait pas partie du logiciel français. Autant cette cause mobilise l’Angleterre et les États-Unis depuis longtemps, autant la France peine à s’y intéresser. Si la Société protectrice des animaux a vu le jour en 1845, elle n’a jamais eu l’audience de son équivalent britannique, né vingt ans auparavant. Ses effectifs sont faibles et elle manque de disparaître à la fin du XIXe siècle. Et alors que les textes de l’écrivain Élisée Reclus contre les traitements barbares infligés aux bêtes ne circulent que dans la petite communauté végétarienne et chez les anarchistes, ceux du poète anglais Percy Bysshe Shelley inspireront Thoreau, Tolstoï et Gandhi.

« Lamartine, Hugo et Reclus s’indignent certes contre la souffrance animale (…) mais ils ne cherchent pas pour autant à fonder des mouvements sociaux permettant de peser sur le législatif, par exemple. La comparaison est criante avec les pays germanophones et anglophones où la création de sociétés de protection est une démarche naturelle qui fait suite à l’indignation individuelle : il s’agit de la prolonger dans l’action (en imposant l’adoption de lois réprimant les actes de cruauté) », insiste la chercheuse Valérie Chansigaud dans Les Français et la nature. Pourquoi si peu d’amour ? Pour Samuel Airaud également, la lenteur de la gauche française qui commence à peine à prendre en compte le problème tient au contexte hexagonal : « Nous vivons dans un pays de tradition catholique anthropocentriste, avec un attachement à certaines habitudes culinaires qui impliquent des souffrances », souligne-t-il.

Politisation et liens avec la critique sociale

Mais à la question culturelle, Samuel Airaud ajoute une dimension institutionnelle. En France, le découpage électoral par circonscriptions a conduit à une surreprésentation du monde rural en politique. En effet, le périmètre de certaines grandes villes a pu intégrer des territoires périphériques plus ruraux, tandis que l’élection du Sénat par des élus locaux essentiellement ruraux a contribué à en distordre la représentativité. Résultat, « le discours politique visait à plaire à ces réseaux. Il était risqué d’aller sur le sujet de la protection animale, même si les enquêtes montraient que l’opinion y était sensible. On avait plus à gagner à pencher du côté des chasseurs. C’était commode pour eux que Brigitte Bardot en parle et que Le Pen y accorde un mot. Cela leur permettait d’éviter la question », précise-t-il.

Associations et chercheurs ont longtemps ramé contre le courant. En 1998, quand la philosophe Élisabeth de Fontenay publie Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, elle n’est pas dans le tempo. Aujourd’hui, les temps ont changé. Une nouvelle génération a réussi à politiser le débat. Ceux qui militent par exemple au sein de L214 sont ainsi parvenus à mobiliser les pouvoirs publics, avec leurs vidéos choc sur les abattoirs. Les premiers effets se sont fait sentir en 2015-2016, dans la foulée de la mise en ligne sur YouTube d’un film réalisé dans l’abattoir du Vigan, dans le Gard, qui montre un employé envoyer des décharges électriques à un mouton et rire de sa réaction. Depuis, des préfets, des procureurs, des ministres de l’Agriculture et de l’Écologie comme Stéphane Le Foll et Ségolène Royal se sont émus de la situation, ont pris des mesures de fermeture préliminaire, lancé des enquêtes, demandé des inspections…

C’est sans doute cette politisation qui rend aujourd’hui possible les ponts avec une partie de la gauche. Dans les années 1980, « beaucoup d’associations animalistes, qui se voulaient apolitiques, étaient en fait assez réactionnaires. La Ligue française contre la vivisection, par exemple, portait un discours antiscience très naturaliste et volontiers misanthrope. Elles se concentraient sur la condamnation des individus, avec une focalisation sur les figures de “monstre”, comme le torero ou le tortureur de chat, avec une indignation moralisatrice », rappelle Yves Bonnardel. Désormais, même si la stratégie de lobbying reste transpartisane pour tenter de toucher tout l’échiquier, le lexique a changé : au ton moralisateur d’autrefois s’est substituée une critique sociale qui pense ensemble les sévices et les modes de production.

À côté du travail des intellectuels, la galaxie composée de L214 – mais aussi de structures locales comme 269Life libération animale, le Collectif nantais pour l’égalité animale, Animalsace ou Combactiv à Dijon – a réussi à ouvrir une brèche. Reste maintenant à enfoncer le clou.

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  • Brigitte Bardot et sa fondation 30 millions d’amis ??
    C’est une erreur !

    La fondation de BB porte tout simplement son nom
    La Fondation 30 millions d’amis a été fondée par Jean-Pierre Hutin et son épouse Réha ....

    Frédéric Le 21 mars 2018 à 13:05
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